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Confessions d'une assistante sociale : petit guide de survie pour éviter que le métier ne fasse sombrer dans la folie
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Bonnes feuilles

Voici le premier témoignage d’une assistante sociale en France. Elle montre à travers des anecdotes et de nombreux témoignages les aberrations d’un système qui se mord la queue et qui n’aurait plus de protecteur que le nom. Extrait de "Serial Social", d'Élise Viviand, publié aux éditions "Les Liens qui Libèrent" (2/2).

Elise Viviand

Elise Viviand

Elise Viviand est assistante sociale depuis 10 ans. Serial Social et son premier ouvrage.

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Revenons-en à notre assistante sociale, spectatrice impuissante de ce déballage de colère nationaliste. Elle est soumise à l’obligation de réserve, l’interdiction de faire part de ses opinions personnelles, politiques, eu égard bien souvent à son employeur, l’État lui-même, défenseur d’une logique que plus personne ne saisit.

Aussi, dans le corps de l’assistante sociale, le mal et le bien cohabitent-ils. Elle est souvent émue, hésitant entre le rire et les larmes, par ce qu’elle entend, serre les dents, en demande plus, ravale ses émotions et ouvre la bouche pour répondre. Qu’importe ce qu’elle pense, ce qu’elle souhaite, elle doit refréner ce désir brutal de prendre ce bébé dans les bras et cette mère par la main pour les emmener dormir chez elle, au chaud. Rien n’importe moins qu’elle-même à cet instant. Seules comptent la réalité cruelle et sa propre incapacité à la changer. Alors elle débite sa liste bien rodée de ce qui est possible mais bien souvent impossible, déplore les délais invraisemblables de l’Administration, avec laquelle elle est condamnée à travailler, lisse quelquefois la réalité pour faire avaler au mieux cette huile de foie de morue et s’assurer qu’il ou elle prendra son mal en patience. La question n’est pas de savoir si c’est juste ou non. C’est comme ça, point final.

Dans le pire des cas, l’assistante sociale aime les gens mais déteste ce qu’elle doit défendre : des moyens inexistants, des fonctionnements abrutissants, des politiques délirantes.

Mais, parce qu’elle n’est qu’une simple employée de 22 à 60 ans, désignée pour tenir la tête des gens hors de l’eau avec une perche qu’elle peine à leur faire accrocher, il y a toujours ceux qui savent mieux qu’elle, pour qui le travail social est une évidence d’une facilité déconcertante. Médecins, psychologues, chefs de service, usagers, ils y vont tous de leurs bons mots, doux conseils, propositions en tous genres, idées saugrenues, inventent ce qui n’existe pas, s’étonnent des délais, de ce que l’on ne peut pas faire, mais s’enthousiasment rarement de ce l’on arrive à faire, vécu alors comme un miracle par nous-même.

Parce qu’elle est seule contre tous, l’assistante sociale oublie bien souvent qu’elle adore moisir huit heures par semaine en salle de réunion avec ses alter ego pour savoir ce qu’elle ne fera pas la semaine suivante ou en se donnant l’illusion d’avancer, à coups de « Qui fait quoi, là, maintenant ? », et reprendre semaine après semaine la même question et la même non-réponse : le sens giratoire sans sortie possible,l’estomac bourré de café et de spéculos Leader Price en songeant que les usagers, ils s’enfilent des gâteaux fourrés à la noisette en regardant les programmes de l’après-midi, sur l’écran plasma qu’elle rêve de s’offrir. Mais que chut… surtout faut pas le dire, c’est trop réac, pas consensuel.

Mission quasi insoluble que de se situer entre l’intérêt individuel, les règles sociétales, la déontologie, les ordres et contre-ordres de l’employeur, les inégalités sociales et territoriales, les utopies législatives, la logique implacable de l’administration. Et faire alliance : oui s’allier, avant même de la satisfaire, la personne qui vient s’échouer face à vous, les yeux larmoyants ou la bouche serrée par la fierté blessée. Schizophrénique.

Il m’est apparu assez tôt la nécessité de prioriser quelques principes afin de tirer de mon travail un semblant de satisfaction personnelle et d’éviter de sombrer dans une folie précoce.

– Ne pas m’épuiser à apprendre les dispositifs sociaux, compte tenu du nombre de décrets publiés en une seule année.

– Savoir dire « Je ne sais pas » et tenter de combler mon ignorance les jours suivants.

– Traiter mes névroses en drainant mon salaire de 1 500 € chez une psy pour temporiser mes angoisses professionnelles. – Bien choisir mon costume d’assistante sociale, sujet que j’avais pu savamment étudier durant mes différents stages de formation, et intégrer l’accessoire indémodable et passe-partout, le double café du matin et le double de l’après-midi, se déclinant avec tous les styles : la blouse pour l’hôpital, le classique ou casual pour l’Administration publique, le « J’improvise tous les matins les yeux fermés » dans le secteur associatif. L’avantage de cette dernière catégorie résidant dans l’impossibilité que l’on vous distingue des « usagers ». J’ai choisi cette option.

– Ne pas utiliser les termes « usagers » ou « clients » du service social pour désigner les « autres », ceux postés devant le bureau. Étymologiquement, l’usager serait celui qui utilise le service social et le client celui qui paie un service. L’assistante sociale aime l’ambiguïté, pour se compliquer pareillement la vie : personne ne la paie, sauf son employeur, et si elle est utilisée, c’est bien souvent jusqu’à l’usure, avec le sentiment récurrent de devenir un tiroir-caisse à moitié vide et le réceptacle de toute la violence de la société. Je n’ai pas eu beaucoup plus d’imagination. J’ai choisi les « patients ».

– Respecter les grands principes de l’éthique : secret, déontologie, écoute, empathie et tout le tralala. En somme, s’autoriser seulement à écouter, ressentir, douter, penser, faire et sortir des sentiers battus, sans déraper. Certainement l’exercice le plus pointu de la profession, à s’en donner des sueurs froides.

– Écouter sans sourciller les xénophobes, homophobes, psychopathes, meurtriers, dealers, néonazis et autres spécimens, les accueillir les bras grands ouverts, sourire, et négocier pour qu’ils ouvrent leur portefeuille et paient leurs dettes d’impôts à la société.

Extrait de "Serial Social", d'Élise Viviand, publié aux éditions "Les Liens qui Libèrent", 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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