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La culture woke se répand même au sein de la Commission Européenne
La culture woke se répand même au sein de la Commission Européenne
©©Damien MEYER / AFP

Idéologie

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester dirige le Centre d’Etudes Européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest. Ancien fonctionnaire européen issu du Collège d’Europe, il a notamment été membre de cabinet du Commissaire à l’Éducation et à la Culture de 2014 à 2019. Il a enseigné à Sciences-Po Paris (Campus de Dijon) de 2008 à 2022. Twitter : @rodballester 



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Vous avez épinglé sur Twitter la communication interne de l’Union européenne qui se félicite d’utiliser le « Progress pride flag » et ses lignes directrices pour une « communication inclusive ». Qu’est ce qui pose un problème selon vous ?

Rodrigo Ballester: Le principal problème est l’imposition d’une idéologie sectaire et minoritaire à travers des faits accomplis et en plus, avec un sourire aussi mièvre que cynique.  Je m’inquiète de l’influence d’un militantisme très virulent qui agit sur la fonction publique européenne qui est censée représenter tout le monde et surtout être neutre. C’est particulièrement vrai pour la Commission européenne qui est l’institution censée garantir le « bien commun » européen, comme l’indiquent les Traités. Je suis également très surpris de la tendance orwellienne à manipuler le langage (on enseigne en interne une novlangue aux fonctionnaires et on appelle cela de l’écriture inclusive, ce qui vous dit quelque chose en France) et de ce culte de l’intersectionnalité assumé par la Commission sans aucun recul. Pourtant cette idéologie est intellectuellement contestable (pour ne pas la qualifier de supercherie) et socialement toxique car elle mène les sociétés occidentales à la confrontation en les divisant en cases, et en établissant des dichotomies simplistes entre oppresseurs et exploités, tout en étant ultra minoritaire. C’est à la fois incompréhensible et choquant.

 Comment en sommes-nous arrivés là ? 

Il y a une part de mystère, comment expliquer qu’une grande partie des élites occidentales, certaines si différentes, aient assumé si vite et avec tant de zèle une idéologie si creuse et simpliste? Le wokisme arrive à mettre d’accord l’extrême gauche, la Commission Européenne, les plus grandes entreprises de la planète (au-delà des géants de la Silicon Valley), de nombreux médias (le New York Times en est la caricature la plus éloquente), les plus prestigieuses universités , et des minorités antagonistes. C’est en soi difficile à expliquer, il y a une part de phénomène collectif qui va au-delà du rationnel. En ce qui concerne l’Union Européenne, j’y vois deux raisons principales. D’abord, la déconnexion des élites européennes et l’infiltration d’ONG qui sont très bien implantées dans les cercles de pouvoir mais représentent des tendances ultra minoritaires. C’est ce qui a donné la campagne sur la liberté dans le Hijab du Conseil de l’Europe. C’est la preuve d’une déconnexion d’élites hors-sol doublée d’une pernicieuse naïveté.

La manière dont fonctionne l’Union européenne la rend-elle plus perméable à ce genre de militantisme ? 

 Fatalement, oui. Plus un gouvernement est éloigné des citoyens, plus l’écart se creuse et cet écart favorise ce genre de pratiques. C’est donc particulièrement vrai pour les institutions européennes qui sont encore plus loin de l’échelon local. A Bruxelles, on s’habitue à parler à des représentants d’ONGs, ou à des fédérations d’ONGs et, in fine, on confond opinion minoritaire et opinion majoritaire, société civile et société tout court. Cela est d’ailleurs aussi le cas du Parlement Européen qui est, certes, élu au suffrage direct, mais dont le fossé se creuse avec les électeurs. Ce n’est d’ailleurs pas forcément de la mauvaise foi ou une envie délibérée de s’affranchir de la volonté populaire, il s’agit plutôt d’une naïveté empreinte de dogmatisme et de suprématisme moral. Ce qui est très « woke », en soi et mène aux mêmes résultats désastreux. 

Qu’est ce qui permet à la Commission européenne d’endosser cette idéologie woke ? A-t-elle la légitimité pour le faire ? Cela correspond-il à une volonté des peuples européens ? Y a-t-il une justification ?

C’est une question qui est valable pour toutes les polémiques récentes de l’Union européenne avec différents pays, que ce soit la Pologne, la Hongrie ou la France avec cette campagne sur le Hijab. Je m’inquiète toujours lorsque l’on parle plus de « valeurs européennes » que des règles du jeu européen, lorsque des principes moraux semblent primer sur des principes juridiques. Il y a-t-il un consensus, un accord entre Etats membres pour définir les valeurs européennes définies à l’article 2 d’une manière précise ? La réponse est non. Ces valeurs sont délibérément vagues et génériques et tout le monde s’y retrouvait car elles ne faisaient pas l’objet d’une interprétation idéologique, ni par la Commission ni par la Cour de Justice. Cette règle tacite a été rompue depuis une dizaine d’années et ces principes génériques sont désormais interprétés unilatéralement, à la sauce woke et sans consensus social. Que le Parlement Européen le fasse, cela peut déplaire mais fait partie du jeu car ils adoptent leurs résolutions à la majorité. Mais cela n’est pas valable pour la Commission qui a un devoir de réserve et de neutralité, elle ne peut assumer unilatéralement des valeurs aussi controversées et en faire un étendard. Si l’on séquestre et on s’approprie ces valeurs européennes en leur donnant une tournure idéologique, il y a un risque de rupture avec l’immense majorité des citoyens. C’est arrivé en Europe Centrale mais l’Europe de l’Ouest n’est pas à l’abri. Qui sait, peut-être que dans deux ou trois ans, ce sera la laïcité à la française qui sera dans le viseur car elle sera considérée comme « islamophobe » et « discriminatoire » ? C’est ce que semble insinuer cette campagne sur le Hijab heureux, libre et diversitaire. 

A quel point cela pourrait-il mettre en danger l’Union européenne ? 

Si elle continue à assumer des choix maximalistes, idéologiques et ultra-minoritaires, le risque de fracture est évident. L’Union européenne est en crise chronique depuis une quinzaine d’années, elle a un déficit d’affection à rattraper avec les citoyens et un déficit démocratique à résorber. Et au lieu d’agir de manière pragmatique, elle fait tout le contraire en agissant en autorité morale. C’est avant tout une problématique de compétences. La première question que l’on doit se poser est : l’Union européenne est-elle compétente pour se prononcer sur ce genre de sujets ? La réponse est, souvent,  non. Alors, pourquoi le font-ils ? Dans de nombreux documents, la Commission fait par exemple des références explicites à la Critical Race Theory, au racisme systématique, à l’intersectionnalité et ce faisant, assume allègrement tous les postulats « wokes ». etc. Est-ce son rôle ? A quoi bon confronter les États membres entre eux ou les braquer alors que l’Union doit relever des défis stratégiques qui requièrent un consensus et une volonté commune ? Nous divisons l’Union européenne à coup de « valeurs » alors que nous devrions la fédérer par des intérêts communs. 

On ne peut pour autant être qu’en faveur du but louable qu’est la lutte contre la discrimination. C’est donc un problème de méthode ? 

La non-discrimination est l’un des principes de l’Union, c’est vrai, et elle a même des compétences spécifiques en la matière mais les les exercer sous le prisme de l’idéologie woke est totalement contreproductif car elle braque au lieu d’intégrer et d’apaiser. Par ailleurs, une autre question se pose : l’UE a certes des compétences en matière de non-discrimination, il existe même plusieurs directives, ce qui mène la Cour de Justice à se prononcer sur des cas aussi pointilleux que le port du voile dans les crèches. Franchement, ces décisions correspondent-elles à l’échelon européen, quelle en est la valeur ajoutée? Je n’en vois aucune, ce sont des sujets intrinsèquement nationaux et qui devraient le rester. Les compétences de l’Union en la matière devraient se limiter à la discrimination sur la base de la nationalité pour assurer une égalité de traitement entre citoyens européens dans le cadre des compétences de l’UE. Mais rien de plus. A mon avis, il faudrait même révoquer ces directives et rapatrier ces compétences au niveau national. 

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