Comment Vladimir Poutine a contribué à l’accélération du démantèlement de la démocratie en Russie<!-- --> | Atlantico.fr
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Le livre de Masha Gessen, « Poutine : l’homme sans visage », est publié aux éditions Fayard.
Le livre de Masha Gessen, « Poutine : l’homme sans visage », est publié aux éditions Fayard.
©ALEXANDER ZEMLIANICHENKO / POOL / AFP

Bonnes feuilles

Masha Gessen publie « Poutine : l’homme sans visage » aux éditions Fayard. En 1999, l’entourage de Boris Eltsine lui cherche un successeur. Pourquoi pas un ancien agent du KGB sans envergure, Vladimir Poutine, parfaite marionnette ? Mais voilà que, dès son arrivée au pouvoir, le jeune et terne réformateur démocrate imaginé par les oligarques et rêvé par l’Occident révèle sa vraie nature. Extrait 2/2.

Masha Gessen

Masha Gessen

Née à Moscou, Masha Gessen s’est installée aux États-Unis avant de revenir s’établir en Russie, en 1991, comme journaliste et correspondante pour la presse internationale. Elle a collaboré au New York Times, à l’International Herald Tribune, à Vanity Fair et à Slate. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages sur la Russie post-soviétique.

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Le système politique changea si vite que même les militants et les analystes mirent du temps à prendre leurs repères. En décembre 2000, j’assistai à une table ronde réunissant des spécialistes des sciences politiques et consacrée à l’examen de ce qui s’était passé au cours de l’année écoulée, depuis qu’on avait remis le pouvoir à Poutine en Russie.

« Il a mis la Russie en attente », fit observer un participant, un homme d’une cinquantaine d’années au beau visage taillé à la serpe et aux lunettes à fine monture en métal. « Ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Cela a un effet stabilisateur. Mais maintenant ? »

« C’est comme si la révolution était finie », déclara un autre, un ancien dissident aux cheveux et à la barbe poivre et sel en bataille. Il signifiait par-là que la société était revenue à son état présoviétique. « Les vieilles valeurs culturelles, les vieilles habitudes sont de retour. Le pays tout entier tente d’appliquer les vieux tics à la réalité nouvelle. »

« Je crois que plus personne n’y comprend vraiment quoi que ce soit », lança un petit homme affublé d’un nez énorme et d’une voix de basse. Je le tenais, en ce qui me concernait, pour la plus intelligente des personnes présentes – et très certainement la plus avertie, car il avait travaillé dans l’administration présidentielle.

« Mais tous les changements survenus l’année dernière se sont produits dans le champ de conscience de l’opinion », fit remarquer un autre participant, un spécialiste des sciences politiques progressiste qui s’était fait connaître pendant la perestroïka. « La nation est sortie d’une dépression psychologique. Pourtant, une période extrêmement rude s’annonce, car l’idéologie nationaliste l’emporte toujours. »

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« Sauf qu’il doit répondre aux attentes », fit valoir un chercheur de la jeune génération, un grand gabarit aux sourcils noirs et broussailleux.

Le dernier intervenant n’avait visiblement pas adhéré aux hypothèses des années 1990, lorsque les médias ou le Parlement avaient eu la possibilité de demander des comptes au président, et ne s’en étaient pas privés – en 1999 encore, Eltsine avait dû faire face à une tentative de destitution. L’homme plus âgé qui s’était exprimé avant lui et qui avait été naguère le principal conseiller idéologique de Mikhaïl Gorbatchev ne se berçait pas d’illusions sur ce qu’avaient été les années 1990 : une courte période de quasi-démocratie, une vision éphémère, un coup de chance inespéré. « Ils ont gagné, mes chers amis, déclara Alexandre Tsipko aux personnes présentes. La Russie est un grand État en suspens dans un espace politique encore non formé, et qu’ils s’efforcent de remplir avec leur hymne national, leur aigle à deux têtes et leur drapeau tricolore – les symboles du nationalisme soviétique. »

L’identité incertaine de la Russie des années 1990 s’était manifestée, notamment, par son incapacité à s’arrimer à des symboles étatiques. Ayant assuré sa souveraineté en 1991, le pays avait plongé presque aussitôt dans une sorte de remords du révolutionnaire ; celui-ci avait fait de l’abandon des anciens symboles et de l’affirmation des nouveaux une tâche douloureuse et, comme la suite l’avait montré, impossible. Le drapeau rouge soviétique avait aussitôt cédé la place au drapeau blanc, bleu et rouge qui avait incarné la Russie pendant huit mois entre la révolution bourgeoise de février 1917 et la révolution bolchevique d’Octobre. Le sceau d’État, cependant, conservait son étoile rouge, son marteau et sa faucille, ainsi que ses épis de blé, qui avaient symbolisé sans aucune ironie l’abondance de l’ère soviétique. Le Parlement remettait régulièrement le sujet sur le tapis, mais sans pouvoir parvenir à une décision, sauf, à la mi-1992, celle de remplacer le sigle URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) par l’appellation « fédération de Russie ». À la fin de 1993, Eltsine avait fini par créer par décret un nouveau sceau dont l’aigle à deux têtes était l’icône principale – un symbole que la Russie partage avec d’autres États modernes, à savoir l’Albanie, la Serbie et le Monténégro. C’est en 2000 seulement que le Parlement de Poutine vota d’intégrer le sceau de l’aigle à deux têtes dans la loi constitutionnelle. L’hymne national avait posé un défi encore plus grand. En 1991, l’hymne soviétique s’était vu mettre au rebut au bénéfice du Chant patriotique, une mélodie entraînante du compositeur du XIXe  siècle Glinka. Mais cet hymne n’avait pas de paroles ; plus encore, il était tout à fait impossible de lui en imaginer : la musique avait un rythme si rapide qu’y placer le moindre mot – et les mots russes ont tendance à être longs – aboutissait à un résultat carrément grotesque. Les médias organisèrent des concours pour trouver un texte approprié, mais les propositions ne faisaient que provoquer l’hilarité du personnel des rédactions et rognaient petit à petit la raison d’être de l’hymne.

L’ancien hymne national soviétique, dont on s’était délesté, avait une histoire compliquée. La musique, écrite par Alexandre Alexandrov, datait de 1943, et c’est un poète pour la jeunesse, Sergueï Mikhalkov, qui avait rédigé les paroles. Le refrain célébrait « le parti de Lénine, le parti de Staline / Qui nous conduisent au triomphe du communisme ». Après la mort de Staline en 1953 et la condamnation en 1956 du « culte de la personnalité » par son successeur, Nikita Khrouchtchev, il devint hors de question de chanter le refrain, et l’hymne perdit ses paroles. On l’interpréta vingt et un ans durant dans sa version instrumentale, tandis que l’Union soviétique cherchait un poète et des mots susceptibles d’exprimer son identité poststalinienne. En 1977 – j’étais alors en avant-dernière ou dernière année de primaire –, l’hymne acquit brusquement un texte qu’on nous somma d’apprendre sans délai. Pour ce faire, tous les cahiers fabriqués en Union soviétique cette année-là portaient les nouvelles paroles de l’ancien hymne national au dos de la couverture, délogeant les tables de multiplication et les verbes irréguliers. Ces paroles étaient l’œuvre du même poète pour la jeunesse, âgé maintenant de soixante-quatre ans. Le refrain célébrait désormais « le parti de Lénine, la force du peuple ».

À l’automne 2000, une délégation d’athlètes olympiques russes rencontra Poutine et se plaignit que l’absence d’hymne à chanter lors des compétitions les démoralisait, leurs victoires sonnant creux. L’ancien hymne répondait infiniment mieux à leurs besoins, firent-ils valoir. On ressortit donc, une fois de plus, l’hymne stalinien recyclé. Le poète, à quatre-vingt-sept ans bien sonnés, reprit sa plume. Le refrain louait désormais « la sagesse des siècles, portée par le peuple ». Poutine présenta un projet de loi au Parlement, lequel vota sans se faire prier le retour au nouvel hymne ancien.

Lorsque la Douma se réunit en janvier 2001, on étrenna la nouvelle production – et tous les assistants se levèrent, hormis deux anciens dissidents, Sergueï Kovalev et Iouli Rybakov. « J’ai passé six ans en prison à l’écouter », dit ce dernier ; la radio d’État était branchée en permanence dans les camps et diffusait quotidiennement l’hymne national soviétique, en début et en fin de journée. « J’ai été emprisonné pour avoir combattu le régime qui a créé cet hymne, qui a mis les gens dans des camps et les a exécutés aux accents de cet hymne. »

N’étant que deux sur les quatre cent cinquante membres de la Douma, Rybakov et Kovalev ne formaient qu’une minorité infime, comme c’est toujours le cas des dissidents. L’éthique soviétique reprenait ses droits. Les individus qui revendiquaient la révolution de 1991 se voyaient maintenant profondément marginalisés. D’ailleurs, le Parlement lui-même n’existerait plus très longtemps sous sa forme des années 1990.

Le 13 mai 2000, six jours après son investiture, Poutine signa son premier décret et proposa une série de projets de loi, tous destinés, déclara-t-il, à « renforcer le pouvoir vertical ». Ils servirent d’introduction à une restructuration profonde de la composition fédérale de la Russie – en d’autres termes, à amorcer le démantèlement des structures démocratiques du pays. L’un de ces projets remplaça les membres élus de la haute chambre du Parlement par de nouveaux arrivants : deux pour chacune des quatre-vingt-neuf régions de la Russie, l’un nommé par le gouverneur de la région, l’autre par la législature. Un autre projet autorisa la destitution des gouverneurs élus sur simple soupçon d’infraction à la loi, sans qu’il soit besoin d’une décision de justice. Le décret créa sept émissaires présidentiels dans sept grands territoires eux-mêmes divisés en une dizaine de régions dont chacune avait une législature et un gouverneur élus. Les émissaires, nommés par le président, supervisaient le travail des gouverneurs élus.

Le problème que Poutine tentait de résoudre par ces mesures n’était nullement une vision de l’esprit. En 1998, lorsque la Russie n’avait plus été en mesure de faire face à ses engagements envers ses créanciers étrangers et avait plongé dans une profonde crise économique, Moscou avait laissé une grande latitude aux régions pour gérer leur budget, recouvrer l’impôt, fixer les tarifs et définir une politique économique. Pour cette raison, entre autres, la fédération de Russie était devenue une entité aussi distendue qu’elle pouvait l’être tout en restant, au moins officiellement, un État unique. Au vu de la situation, les responsables politiques progressistes – qui croyaient encore que Poutine était des leurs – ne critiquèrent pas sa solution, quand bien même elle contredisait l’esprit, voire la lettre, de la Constitution de 1993.

Poutine nomma les sept émissaires. Deux d’entre eux seulement appartenaient à la société civile – et l’un d’eux semblait avoir un passé d’agent du KGB travaillant sous couverture. S’y ajoutaient deux agents du KGB de Leningrad, un général de la police5 et deux généraux de l’armée qui avaient commandé les troupes en Tchétchénie . C’est ainsi que Poutine mit en place des généraux pour garder à l’œil des gouverneurs élus par le peuple – également susceptibles, désormais, d’être relevés de leurs fonctions par le gouvernement fédéral.

Une seule voix s’éleva contre ces lois : celle de Boris Bérézovski, ou plutôt de ma vieille connaissance Alex Goldfarb, l’ancien dissident émigré qui, un an plus tôt encore, ne demandait qu’à céder au chant des sirènes de Poutine. Il signa une critique brillante du décret et des projets de loi, accueillie dans la lettre ouverte de Bérézovski dans les pages de Kommersant, le quotidien populaire à grand tirage que ce dernier possédait. « J’affirme, écrivait-il, que le résultat le plus marquant de la présidence d’Eltsine aura été de changer la mentalité de millions de gens : ceux qui avaient été jusque-là des esclaves entièrement dépendants de la volonté de leur patron ou de l’État étaient devenus des individus libres qui ne dépendaient que d’eux-mêmes. Dans une société démocratique, les lois existent pour protéger la liberté individuelle… La législation que vous avez proposée va sévèrement limiter l’indépendance et les libertés civiques de dizaines de milliers de hauts responsables politiques russes, les forçant à se référer à une seule personne et à suivre sa volonté. Mais nous sommes déjà passés par là ! »

Personne n’y prêta attention.

Les projets de loi suivirent la filière législative. La mise en place des émissaires ne suscita aucune protestation. Il s’ensuivit exactement ce que la lettre ouverte de Bérézovski avait prévu, et cela dépassa de loin les mesures légales introduites par Poutine. Le changement fut instantané et perceptible, comme si les accents du nouvel/ancien hymne national soviétique/russe avaient marqué l’aube d’une ère nouvelle pour tous. Les réflexes soviétiques se ranimèrent dans tout le pays, et l’esprit de l’Union soviétique reprit aussitôt ses droits.

On ne pouvait pas encore mesurer l’ampleur du changement. Une brillante étudiante en doctorat de l’université de Moscou fit remarquer que la façon traditionnelle de dénoncer les pratiques électorales – ainsi recenser les infractions (elles augmentaient : le scrutin public ou le vote collectif, par exemple, appartenaient désormais à la routine) ou tenter de prouver les fraudes (mission quasi impossible) – était loin de mesurer un phénomène apparemment aussi éphémère que la culture. Daria Orechkina parlait de « culture électorale spéciale » – un système dans lequel les élections, bien qu’officiellement libres, sont orchestrées par les autorités locales, soucieuses de se gagner les faveurs du centre fédéral. Elle en identifiait les symptômes statistiques – l’apparition d’un pourcentage anormalement élevé de votants et une proportion des voix surprenante obtenue par le candidat de tête. Elle montrait que le nombre de bureaux de vote où la « culture électorale spéciale » décidait du résultat avait augmenté au fil du temps à un rythme régulier, et rapidement. En d’autres termes, à chaque élection et à chaque échelon du gouvernement, les Russes abandonnaient une plus grande part de leur pouvoir de décision aux autorités. « La géographie a disparu », déclara-t-elle plus tard – signifiant par-là que le pays tout entier se transformait en un espace de gestion indifférenciée.

En mars 2004, lorsqu’il se présenta à sa propre réélection, Poutine comptait quatre opposants. Ils avaient franchi d’immenses obstacles pour participer à la course. Une loi qui prit effet juste avant le début officiel de la campagne prévoyait qu’un notaire devait certifier la présence de toutes les personnes assistant à un meeting de désignation d’un candidat à la présidence et authentifier leurs signatures. Comme cette loi exigeait qu’au moins cinq cents personnes soient présentes lors de tels meetings, les préliminaires prenaient de quatre à cinq heures ; les participants devaient arriver en milieu de journée pour se plier à cette obligation et permettre au meeting de débuter dans la soirée. Ensuite, le candidat potentiel disposait de quelques semaines pour réunir deux millions de signatures. L’ancienne loi électorale en avait requis deux fois moins et avait laissé deux fois plus de temps pour les obtenir ; mais, plus important, la nouvelle loi spécifiait la façon dont devaient se présenter ces signatures, à la virgule près. La commission électorale centrale refusa des centaines de milliers de signatures pour non-conformité – par exemple lorsqu’elles faisaient apparaître la graphie « St. Pétersbourg » au lieu de « Saint-Pétersbourg », ou une adresse qui ne mentionnait pas les mots « immeuble » ou « appartement ».

L’un des collègues de Poutine à la mairie de Saint-Pétersbourg me dit des années plus tard que, pendant son mandat d’adjoint de Sobtchak, Poutine avait reçu « un puissant vaccin contre le processus démocratique ». Sobtchak et lui avaient fini par tomber, victimes de la menace démocratique à Saint-Pétersbourg. Maintenant qu’il dirigeait le pays, Poutine remettait en vigueur les mécanismes de contrôle de la fin de l’ère soviétique : il édifiait une tyrannie de la bureaucratie. La bureaucratie soviétique s’était montrée si lourde, si incompréhensible et si intimidante qu’on ne pouvait s’en accommoder qu’en se livrant à la corruption, usant soit d’argent, soit de services personnels en guise de devises. Cela conférait au système une souplesse infinie – d’où l’excellent fonctionnement de la « culture électorale spéciale ».

Durant l’élection proprement dite, des observateurs internationaux et des organisations non gouvernementales russes relevèrent, preuves à l’appui, un raz de marée de fraudes caractérisées, parmi lesquelles : la radiation des listes de plus de un million d’électeurs d’âge très avancé et d’autres peu susceptibles de se déplacer (quand je suis allée voter, j’ai constaté que le nom de ma grand-mère de quatre-vingt-quatre ans manquait sur la liste ; mon bureau de vote se trouvait situé aussi, pure coïncidence, à côté d’un bureau du parti dominant, Russie unie) ; le dépôt de bulletins préremplis dans un service psychiatrique ; l’arrivée chez une personne âgée de responsables d’un bureau de vote portant une urne mobile, et qui quittèrent prestement les lieux en comprenant que la dame envisageait de voter pour quelqu’un d’autre que Poutine ; des directeurs et responsables d’école disant au personnel ou aux parents d’élèves que les contrats ou les financements des établissements dépendaient de leur vote. Selon toute vraisemblance, aucune de ces initiatives ne se faisait sur instruction directe du Kremlin ; simplement, retrouvant des réflexes soviétiques revigorés, les gens ne ménageaient pas leurs efforts pour leur président. Pendant la campagne, des candidats de l’opposition se heurtèrent à des refus constants lorsqu’ils souhaitaient imprimer leurs argumentaires de campagne, diffuser des publicités sur les ondes, voire louer des espaces pour des réunions électorales. Iana Doubeïkovskaïa, directrice de campagne de l’économiste nationaliste de gauche Sergueï Glaziev, me raconta qu’il lui avait fallu des jours pour trouver une imprimerie faisant bon accueil à l’argent de son candidat. Lorsque celui-ci tenta de tenir un meeting à Iékatérinbourg, la plus grande ville de l’Oural, la police débarqua soudain et évacua tout le monde de l’immeuble, affirmant avoir reçu une menace d’attentat à la bombe. À Nijni-Novgorod, troisième plus grande ville de Russie, l’électricité fut coupée alors que Glaziev s’apprêtait à prendre la parole – et tout le reste de la campagne dans cette ville se déroula dehors, car personne n’acceptait de louer de local au candidat paria.

Aux alentours de la date des élections, j’interviewai le directeur adjoint des programmes d’information de la télévision d’État panrusse, un homme de trente et un ans que je connaissais vaguement. Huit ans auparavant, Evguéni Révenko était devenu le plus jeune reporter de la télévision nationale, en l’occurrence NTV, la chaîne indépendante de Goussinski. Il s’était vite taillé la réputation d’un journaliste extrêmement entreprenant et des plus obstinés. Maintenant, sa façon de travailler paraissait très différente. « Un pays comme la Russie a besoin d’une télévision qui puisse faire réellement passer le message du gouvernement, m’expliqua-t-il. À mesure qu’il se renforce, l’État doit se faire entendre directement, et non par le biais d’interprétations. » La politique éditoriale de la chaîne, me précisa-t-il, ne se perdait pas en complications : « Nous montrons bel et bien les sujets négatifs – nous rapporterons une catastrophe si elle se produit, par exemple –, mais nous ne les recherchons pas. Et nous ne privilégions pas davantage les sujets positifs, mais nous centrons l’attention des téléspectateurs sur eux. Nous ne nous perdons jamais en conjectures sur les raisons, disons, du renvoi d’un responsable – même s’il se trouve que nous les connaissons. Toute notre information provient des déclarations officielles du gouvernement. Quoi qu’il en soit, la logique est simple. Nous sommes une société de la télévision d’État. Notre État est une république présidentielle. Ce qui signifie que nous ne critiquons pas le président. » À de très rares occasions, reconnut Révenko devant une chope de bière, dans un pub irlandais du centre de Moscou, il devait réprimer son besoin de créer. « Mais je me dis : “C’est là que je travaille.” » Il avait grandi dans une famille de militaires et avait lui-même suivi un entraînement. Visiblement, cela aidait.

À la fin de l’ère soviétique, l’État avait survécu en utilisant les masses et en châtiant les quelques réfractaires – ce dont se chargeait le KGB. Ce régime avait été plus ou moins rétabli. Alors que la vaste majorité s’alignait avec ferveur, les récalcitrants payaient le prix de leur refus. Marina Litvinovitch, la jeune femme qui avait contribué à faire Poutine et l’avait pressé d’aller parler aux familles de l’équipage du Koursk, dirigeait à présent la campagne de son opposante progressiste isolée dans la course aux élections, la parlementaire Irina Khakamada, qui avait elle-même soutenu Poutine quatre ans auparavant. Pendant la campagne, Marina Litvinovitch reçut un coup de téléphone. Au bout du fil, une voix lui dit : « Nous savons où vous habitez et où votre enfant joue quand il est dehors. » Elle engagea un garde du corps pour son fils de trois ans. Elle fut aussi volée et battue. Iana Doubeïkovskaïa, directrice de campagne de Glaziev, connut le même traitement ; elle découvrit aussi, un jour qu’elle conduisait, que ses freins avaient été sectionnés. Un cran plus bas sur l’échelle des persécutions, les appartements des journalistes de l’opposition et des militants du Comité 2008 – un groupe qui s’était créé pour promouvoir des élections plus propres quatre ans plus tard – firent l’objet d’effractions. Souvent, ces cambriolages survenaient au même moment dans divers secteurs de Moscou. Mon propre appartement subit le même sort en février. On n’emporta qu’un ordinateur portable, le disque dur d’un ordinateur de bureau et un téléphone cellulaire.

Le soir de l’élection, Irina Khakamada avait prévu une grande réception pour compenser la défaite. Son équipe de campagne loua un vaste restaurant à thème – le thème étant le Sud-Ouest – et prépara une débauche de saumon, de homard, d’artichauts et de boissons à volonté. Des groupes de musique populaire faisaient la queue derrière le micro, et le plus célèbre journaliste de rock du pays officiait. Ce fut un four. Le nombre de serveurs l’emportait de loin sur le nombre de personnes présentes, et les artichauts s’étiolaient. Pourtant, les organisateurs n’en continuèrent pas moins à cocher les noms des arrivants sur une liste nominative draconienne. Les progressistes russes ne parvenaient pas à comprendre à quel point on les avait marginalisés.

En observant les invités, je comprenais ce qui les rendait perplexes. Quatre ans après avoir porté Poutine au pouvoir, les quelques progressistes qui étaient passés à l’opposition conservaient des relations personnelles avec un grand nombre d’anciens de leur bord qui faisaient toujours partie de l’establishment russe. Dans une salle à manger vide, Marina Litvinovitch était assise à l’extrémité d’une longue table de chêne déserte à côté d’Andreï Bystritski – vice-président du conglomérat de la radio-télévision d’État russe, un bon vivant au milieu de la quarantaine arborant une barbe rousse –, lequel se plaignait du vin. « Le vin n’est pas pire que nos résultats électoraux », lui renvoya Marina Litvinovitch. Bystritski commanda séance tenante une bouteille de vin à 100 dollars pour les convives, puis une autre. On aurait dit qu’il était venu atténuer son sentiment de culpabilité. Il assura à qui voulait l’entendre qu’il avait voté pour Irina Khakamada, et avait même recommandé à sa coiffeuse et à sa maquilleuse d’en faire autant. Naturellement, il avait aussi dirigé la couverture de la campagne diffusée dans quarante-cinq millions de foyers russes en leur répétant jusqu’à plus soif de voter Poutine. Soixante et onze pour cent des électeurs l’avaient écouté.

Trois jours après l’élection, j’allai voir Bystritski à son bureau. Nous nous connaissions depuis longtemps – il avait été mon chef de rédaction à Itogui au milieu des années 1990 – et il ne servait à rien de tourner autour du pot.

« Alors, racontez-moi, lui dis-je. Comment menez-vous la propagande du régime de Poutine ? »

Bystritski haussa les épaules d’un air contraint et sacrifia aux préliminaires dictés par l’hospitalité. Il me proposa du thé, des cookies, du chocolat, des marshmallows recouverts de chocolat, enfin un CD contenant des extraits de discours, des photographies et une vidéo du président Poutine. La jaquette de présentation exhibait cinq photos du président : sérieux, intense, passionné, souriant officiellement, souriant officieusement. La première, la sérieuse, avait bénéficié d’une large diffusion : rien que le jour de l’élection, je l’avais vue ornant la couverture de cahiers scolaires, sous forme de portraits préencadrés à la poste centrale de Moscou (une affaire : 1,5 dollar pour une photo de la dimension d’une lettre) et reproduite sur des ballons rose, blanc et bleu en vente sur la place Rouge. Écouler un seul article de cette nature un jour de scrutin enfreignait la loi électorale.

« Nous ne faisons pas spécialement de la propagande, me dit Bystritski en se calant dans un fauteuil en cuir. Prenez l’élection, par exemple. » La loi russe, reliquat des années 1990, exigeait que les médias fournissent à tous les candidats un accès égal aux téléspectateurs et aux lecteurs. Bystritski avait ses données chiffrées prêtes à l’usage, et son arithmétique ne manquait pas de sel : le président, soutenait-il, ne s’était livré qu’à une seule activité électorale – une rencontre avec les militants de sa campagne –, et la réunion de vingt-neuf minutes avait été diffusée à trois reprises dans sa totalité au cours de bulletins d’information ordinaires, qu’il avait fallu prolonger en conséquence. Un jour sur deux pendant la campagne, la chaîne de la télévision d’État avait aussi montré Poutine dans ses bulletins d’information – habituellement en sujet-titre –, mais il ne s’agissait pas, m’expliqua Bystritski, de publicité préélectorale : on décrivait simplement la journée de travail d’un président. Une étude exhaustive menée par l’Union des journalistes russes concluait, en revanche, que Poutine avait bénéficié de sept fois plus de temps d’antenne sur la chaîne d’État que Khakamada ou le candidat du Parti communiste ; les autres candidats avaient été encore plus mal lotis. La couverture faite par l’autre chaîne d’État, celle qui avait naguère dépendu de Bérézovski, était encore plus biaisée, alors que NTV, subtilisée à Goussinski, accordait à Poutine un avantage quatre fois supérieur à celui de son rival arrivant en deuxième position.

C’était ce que Révenko avait appelé « faire réellement passer » le message du gouvernement. Les responsables locaux l’avaient reçu cinq sur cinq et avaient conduit les élections conformément à son contenu.

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Extrait du livre de Masha Gessen, « Poutine : l’homme sans visage », publié aux éditions Fayard

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