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Comment Siri et autres assistants numériques sont en train de pourrir une génération d’enfants
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Education numérique

Il est particulièrement important, tout aussi désagréable que cela puisse être, de savoir dire non à son enfant. Car un enfant qui n'essuie pas le moindre refus ne pousse pas sainement. Il est même en danger. Mais il n'est pas dans l'esprit de certains assistants digitaux de savoir dire non.

Edith Tartar Goddet

Edith Tartar Goddet

Edith Tartar Goddet est psychosociologue et psychologue clinicienne. Elle est spécialiste de la gestion des adolescents au sein de la structure familiale et de l'adolescence dans le cadre scolaire, ainsi que des dysfonctionnements relationnels toujours dans le cadre scolaire. Elle a notamment collaboré au projet Comment réussir ses vacances ? et est l'auteur, parmi de nombreux ouvrages, de Développer les compétences sociales des adolescents par des ateliers de parole aux Editions Retz. 

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Atlantico : Siri, la voix intégrée de l'iPhone depuis le modèle 4S, a pour principe de ne jamais dire non. Si cela ne pose pas de vrais problèmes pour les adultes, qu'est-ce que cela induit pour les enfants, susceptibles d'utiliser le smartphone de leurs parents ?

Edith Tartar-Goddet : Dans les faits, Siri ne dit pas non de façon explicite, néanmoins la manière qu'il peut avoir de répondre – pleine d'humour, ou au contraire claire sur le fait qu'il ne veut pas répondre – est intéressante. Elle met l'enfant dans la situation où il pose une question, mais où il n'existe pas qu'une seule réponse, ce qui est susceptible de créer une ouverture plus qu'une fermeture.

Si, évidemment, le principe est de ne jamais dire non, alors oui il existe un problème. Le risque est que l'enfant ne soit pas capable de prendre du recul, s'il n'a pas personne pour l'aider à le faire, et qu'il prenne tout au pied de la lettre. Il partira alors du principe que tout est possible. Siri a toutefois réussi à trouver des formules efficaces. Le risque reste, avec n'importe quel objet, que tout soit pris sans recul et pour argent comptant. C'est vrai pour tous les écrans possibles, et aussi pour certains adultes. Il est important de construire un certain écart avec ce qu'on lit, ce qu'on voit, ce qu'on entend. C'est d'autant plus vrai pour des enfants qui n'ont pas encore d'esprit critique, mais certains adultes n'ont pas nécessairement développé suffisamment le leur.

Les enfants évoluent aujourd'hui dans un environnement peuplé d'assistants digitaux. Dans quelle mesure le développement de ces services perturbent la nécessaire acquisition du refus et de la patience ?

Dans la mesure où c'est pris pour argent comptant, et que l'enfant ne prend pas de recul (ou n'en a pas la possibilité) par rapport à ce qu'il lit ou à ce qu'il voit. Il est indispensable que l'enfant soit accompagné, quel que soit l'écran auquel il fait face. Il faut qu'un adulte soit à ses côtés, pour pouvoir le questionner, l'interroger sur ce qu'il pense de ce qu'il a vu, de ce qu'il a lu ou entendu, lui demander si ça lui parait possible, réaliste, risqué… Ces questions doivent pousser l'enfant à réfléchir, puisque le risque c'est toujours que l'enfant (et a fortiori quand il est encore petit) colle au message. Justement parce que l'esprit critique n'est ni acquis, ni inné, et que c'est quelque chose qui se développe. A condition, bien entendu, qu'un adulte soit présent et vigilant, autour de l'enfant. Assez pour l'interroger de telle sorte à ce que l'enfant se construise une position, une opinion, qui soit juste. Ni trop, ni trop peu ; ni systématiquement critique, ni adhérant complètement à tout ce qu'il lit, ce qu'il voit, ce qu'il entend. La place des adultes est essentielle : on ne peut pas laisser un enfant seul face à des écrans. C'est l'évidence : un enfant seul face à un écran, c'est un enfant en danger. Comme un enfant seul sur un territoire inconnu. L'inconnu représente une menace pour un enfant, s'il n'est pas accompagné. Parce qu'il ne sait pas relativiser, qu'il ne sait pas prendre la distance nécessaire, qu'il ne sait pas non plus mettre à distance. Le rapport de l'enfant au message, c'est un collage, alors que l'adulte relativise et par conséquent ce message ne lui saute pas à la figure. Un enfant seul, face à un message, c'est comme le trottoir qui saute à la figure de la personne ivre. Ça fait mal.

Dans quelle mesure un enfant qui n'essuie aucun refus court-il un danger ? De quel ordre ?

L'absence de "non", de refus et de limite met l'enfant dans une position de toute-puissance. Il peut tout et il peut tout faire. Tout ce qu'il fait est bon. Cet enfant-là court le risque de devenir un "enfant roi". Le non est structurant. Il permet de différencier. Il y a de bonnes expériences, de moins bonnes, des choses que l'on peut faire, d'autres non, et le refus permet de discerner ces aspects-ci. A l'état initial, un enfant est dans un environnement où tout est équivalent. Tout à la même valeur, et donc du coup, l'enfant qui n'essuie aucun refus court le risque que la situation ne change pas. Tous les gestes et toutes les paroles conservent la même valeur. Et le jour où il fera face à une situation frustrante, il le vivra comme une véritable violence, insupportable. Il faut l'habituer petit à petit, l'apprivoiser, lui apprendre.

A moyen et à plus long terme, le risque c'est la perversion. Que l'enfant se mette à fonctionner sur un mode pervers. "Tout est possible pour moi, je peux tout". Ou alors, qu'il soit complètement déphasé, et vive dans une illusion (le pervers garde un comportement "adapté" à la société dans laquelle il évolue), ce qui tend plus vers un aspect psychotique. Que son univers soit un univers purement imaginaire. Ces enfants-là sont vraiment en danger, et si je ne parle pas de maltraitance, je parle néanmoins de non-traitance.

Quelles conséquences peut-on attendre d'une telle tendance sur la société dans son ensemble ?

Il faut s'en inquiéter. La multiplication d'individus, adultes comme enfants, qui fonctionnent sur ce mode de la toute-puissance est un phénomène dangereux pour le groupe, l'école, les milieux professionnels. Ces personnes sont invivables ; ingérables au quotidien. C'est un véritable problème, et cela peut devenir physiquement dangereux. Un enfant, un adolescent ou un adulte qui n'a jamais (ou rarement) dû faire face à une situation susceptible de le frustrer peut entrer dans une colère inouïe quand cela arrive, et devenir violent. La personne en toute-puissance ne supporte aucune frustration. On parle souvent de violences conjugales : c'est bien souvent lié à ce type de phénomène. Quand un conjoint (masculin ou féminin) ne supporte pas la frustration, et que l'autre (encore une fois, masculin comme féminin) contrecarre les désirs du premier, il prend des coups et est humilié, etc. Des violences physiques ou psychiques, qui relèvent de la véritable envie de faire mal.

C'est pourquoi il faut faire attention lors de l'éducation de l'enfant. Un enfant qui n'essuie pas de refus n'est pas l'unique profil : il en va de même pour celui (ou celle) qui aura été idéalisé, placé sur un piédestal.

La multiplication des écrans et des assistants digitaux ne signifie pas nécessairement, pour autant, la multiplication des enfants-rois, ni des adultes-rois : c'est avant tout un phénomène lié à l'éducation et il est encore beaucoup de parents qui accompagnent leurs enfants, et jouent le rôle éducatif qui leur incombe.

Peut-on "rééduquer" un adulte à qui on n'a jamais dit non ?

Rééduquer un adulte-roi est extrêmement difficile. On peut, tout au plus, le contenir pour éviter qu'il ne nuise outre-mesure. Il est également très important de soutenir ses victimes. Il est possible de sortir un enfant de la toute-puissance, le travail est réalisable. Un adulte, c'est autre chose : cette toute-puissance est déjà largement installée, ancrée. C'est quelque chose de foncièrement verrouillé. C'est réalisable, mais particulièrement ardu : il faut savoir faire preuve de subtilité et de créativité pour y parvenir.

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