Comment même à l'âge d'internet, les frontières continuent de bloquer la circulation des idées<!-- --> | Atlantico.fr
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Les frontières font barrière aux idées.
Les frontières font barrière aux idées.
©Flickr

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Les frontières ne constituent pas une barrière uniquement pour la circulation des biens, des services ou des hommes, mais également pour celle des idées. C'est ce que démontre une étude publiée récemment dans la revue "Management Science".

Michaël Dandrieux

Michaël Dandrieux

Michaël V. Dandrieux, Ph.D, est sociologue. Il appartient à la tradition de la sociologie de l’imaginaire. Il est le co-fondateur de la société d'études Eranos où il a en charge le développement des activités d'études des mutations sociétales. Il est directeur du Lab de l'agence digitale Hands et directeur éditorial des Cahiers européens de l'imaginaire. En 2016, il a publié Le rêve et la métaphore (CNRS éditions). 

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Atlantico : Selon une étude menée par les chercheurs Jasjit Singh (INSEAD Business School de Singapour) et Matt Marx (Massachusetts Institute of Technology) et publiée récemment dans la revue Management Science, les frontières ne constituent pas simplement des barrières à la circulation des biens, des services et des capitaux mais également aux idées. Comment, même à l’âge d’internet et dans une économie mondialisée, les frontières continuent-elles de bloquer les idées ? La frontière est-elle un barrage autre que physique ?

Michael Dandrieux : En 2008, lorsque le sociologue Michel Maffesoli et Jean-François Colosimo, qui à l'époque dirigeait les éditions du CNRS, ont relancé les Cahiers européens de l'imaginaire, nous avons convenu que le thème qui méritait alors qu'on fasse plancher cinquante personnes pendant un an, était celui de la barbarie. C'est à dire : comment vivre avec nos voisins géographiques, leurs langues, leurs coutumes, leurs goûts en matière de vêtement ou de vin, sans nous perdre nous-mêmes ; comment laisser les autres nous ensemencer, nous enrichir, tout en conservant le fond de l'âme italienne, de l'âme française, de l'âme espagnole... Les frontières politiques et géographiques, en ce sens, ne bloquent pas réellement la propagation des idées, ce sont elles au contraire qui en permettent la distribution, l'évaluation, l'intégration, en leur donnant un sens au sein de la culture d'accueil. L'escapisme, l'évasion, toutes les formes du voyage qui nous viennent en tête lorsqu'on pense aux générations Erasmus, au Far West qu'est encore internet, n'est rendu possible que par l'existence de centralités cachées : le bled dont on se revendique, les âges d'or que le vintage fait revivre, les divers tours de mains et biais locaux des recettes de cuisine, mais aussi les localismes de la langue ou les rigidités des opinions politiques que l'on entend, et l'incantation des frontières naturelles d'un pays qui nous diraient Français, Italiens, Espagnols… Maffesoli appelle cela un "enracinement dynamique" : pour que les nouvelles idées rentrent, il faut d'abord qu'on sache qui on est et d'où l'on vient.

Faut-il penser que les idées sont propres à un pays, une culture ?

En profondeur, il y a des paradigmes presque inconciliables. Quand un philosophe allemand apprend le japonais au Japon et s'entraine au tir à l'arc, il entre en contact avec une culture qui dépasse son imagination. C'est en fait une plasticité culturelle qu'il apprend. Dans l'exposition de Sebastião Salgado qui tourne en ce moment entre Londres et Rome, vous pouvez voir des clichés du peuple Korowai, qui construisent leurs maisons dans des arbres. Ce qui est saisissant, c'est la date sous ces clichés : 2008, 2012… C'est-à-dire que cela se passe sous nos yeux. Nous sommes littéralement en collocation avec des cultures d'une altérité radicale. Il est salutaire parfois de se faire brusquer par le territoire
Cependant nous partageons de grandes idées, et il existe aussi une sorte de pool commun qu'alimente internet. Mais les idées elles-mêmes sont peut-être moins propres à un pays que la manière dont on les interprète, dont on les joue, comme une partition de musique qui se révèle suivant l'humeur de l'orchestre. C'est d'autant plus vrai qu'il faut "faire avec" le lieu : le climat, la météorologie, le sol, tout ne pousse pas également partout, cela est vrai pour la culture du Malbec de Cahors en Argentine, mais aussi pour le capitalisme dont Weber montre bien qu'il n'est pas fondé sur une volonté de faire de l'argent mais sur des motifs religieux. Ce n'est qu'ensuite, ailleurs, loin des motifs originaux que le capitalisme se développe, avec d'autres motifs parce que sur d'autres sols, interprété différemment.

Quelles sont les différentes frontières existantes? 

C'est le jeu des chaises musicales : cela tourne ! La frontière, c'est la determinatio, la balise qu'on plantait autour de son jardin pour dire "cela est à moi, cela est à toi…". Les oppositions politiques font encore parler d'elles, mais d'incroyables petites manières de se distinguer s'entendent chaque jour : on est, ou on n'est pas végétarien, bio, gluten-free, du vin nature, du specialty coffee… Vous avez là des frontières alimentaires, des frontières éthiques… La puissance essentielle de la frontière, c'est de produire de l'entre-soi. Comme l'étude de Singh & Marx le pointe, la perméabilité à la diffusion des idées n'est pas identique selon que la frontière soit la ville,  l'Etat fédéré ou le pays. Il arrive qu'on se sente Romain à Rome quand viennent les Calabrais, Laziale pour un match de foot et Italien pendant les jeux olympiques.

Dans une ère de mondialisation, se peut-il que les pays adoptent un jour des idées communes ? Pourquoi ?

A un moment du temps où nous avons produit plus de données en un an que dans l'ensemble de notre histoire commune (F.Mancini, New Technology and the Prevention of Violence and Conflict, UNDP), la parole n'est pas forcément aux pays, ou à leurs représentants politiques. Les peuples parlent beaucoup. Des politiques communes, des accords multi-latéraux et des résolutions internationales sont prises chaque jour. Certaines d'entre elles ont une influence immédiate sur notre vie quotidienne, comme l'espace communautaire européen, d'autres sont plus insidieuses et participent de l'avenir. Il se peut que l'enjeu soit plutôt de savoir comment les États feront avec des idées communes que les peuples ont déjà accepté, sans ne rien demander à personne.
En fin de compte, la frontière a une fonction de distinction vis-à-vis de l'autre, mais aussi, mécaniquement, elle fait communauté de ceux qui sont dedans. Ce n'est pas forcément une mauvaise chose que de savoir qui l'on est et d'où l'on vient, avant d'aller se frotter à nos prochains. On sait bien mieux, ainsi, d'où vient ce qu'on leur donne, quel est le contenu du panier qu'on leur apporte.

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