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Comment les milieux dirigeants de l'Union européenne se sont endormis dans le conformisme économique et géopolitique
©Cornelius Jabez Hughes

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXè siècle.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Hughenden Valley, le 6 août 2017,

Mon cher ami,

J'ai pris mes quartiers d'été dans le Buckinghamshire, non loin de l'ancien château de notre ami Dizzy (surnom de Benjamin Disraëli, le Premier Ministre). Je prends du temps pour rafraîchir mon français. Les souvenirs de votre langue sont déjà suffisants pour que j'aie sursauté en lisant la une du journal "Le Monde" datée du jeudi 3 août: "Dix ans après la crise, la reprise se généralise dans la zone euro". En lisant ces mots, j'ai éclaté de rire.  En y repensant cet après-midi, je risquerais d'entrer dans une franche colère mais la nature, ici, a quelque chose de franchement apaisant. Ce matin, je suis allé, comme tous les ans , revoir ces chênes bicentenaires, que Dizzy et sa bien-aimée Mary-Ann ont connus lors de leurs promenades. Ne trahissons pas le génie du lieu.

Et pourtant, comment ne pas s'indigner devant la suffisance ignorante de la une d'un grand titre européen? L'euro était censé non seulement protéger vos pays de tous les à-coups de l'économie mondiale mais faire de l'Union Européenne la région la plus dynamique de l'économie mondiale. Or votre croissance fut poussive, même dans les premières années de l'euro et vous avez mis beaucoup plus de temps à vous remettre de la crise de 2007-2009 que l'Amérique du Nord ou la Chine - sans parler de la Grande-Bretagne. Et au moment où l'on parle d'une possible nouvelle crise, votre quotidien de référence n'est même pas capable d'assurer que l'économie de "l'euroland" est repartie: "la reprise se généralise" est de la belle langue de bois pour tenir compte du fait que l'Europe du Sud est, depuis 2010, littéralement asphyxiée par la politique décidée à Berlin et Bruxelles ou que la France connaît toujours un chômage à près de 10%.

Quand j'essaie de saisir la raison d'être de cette incroyable une, je vois bien que les lecteurs du journal appartiennent aux catégories peu ou pas touchées par la crise d'il y a dix ans. En même temps, ils ont dû durant toutes ces années constater que la société dans laquelle ils vivent avait connu, connaissait encore un chômage élevé et qu'elle avait choisi deux alternances politiques en moins d'une décennie. Ils savent bien aussi que l'euro a failli être emporté, à deux reprises, par la crise de confiance dans la dette grecque. Ces lecteurs du "Monde" ont depuis longtemps cessé de réfléchir et ils partent du principe de la supériorité du modèle allemand; en lisant la une du "Monde", ils peuvent se dire: "Enfin, tout le monde se discipline sur le modèle de l'Allemagne et cela commence à porter ses fruits!". Comme Emmanuel Macron vient d'être élu, la France aussi, pensent les mêmes, va faire partir de ce mouvement de consolidation de l'Europe. On comprend bien que le journal a voulu d'abord conforter ses lecteurs dans leurs certitudes.

Il n'y a pas besoin d'être aussi fantasque que Boris Johnson pour penser "Ils sont fous ces Gaulois!". Le bon sens fera dire à toute personne qui refuse le confort du dogme: dix ans et l'Union Européenne ne s'est toujours pas remise. Il y a quelque chose de pourri au royaume de Berlaymont.

Ce qui me frappe depuis mon point d'observation insulaire, c'est en effet le côté dogmatique des élites politiques, sinon de toute l'Union Européenne, en tout cas du noyau historique: France, Allemagne, Benelux, Italie. C'est une véritable croyance qui s'est emparée des dirigeants européens, entraînés par Jacques Delors, dans les années 1980: il fallait à tout prix étendre à l'Europe en voie d'unification la vision allemande de la monnaie. Les plus sceptiques sur cette idée étaient....les Allemands eux-mêmes. Mais ils se sont laissés convaincre à la faveur de la réunification: François Mitterrand a proposé à Helmut Kohl de troquer "le mark" contre "la réunification". Non seulement les pauples étaient largement sceptiques mais les soubresauts de l'économie européenne ou mondiale sont venus régulièrement ébranler les portes du sanctuaire, sans réussir à les ébranler jusqu'à maintenant. Et pourtant, regardez comme, à chaque attaque du principe de réalité, les grands-prêtres de l'euro s'efforcent de rendre plus rigoureuse la croyance et sa justification théologique. Banquiers centraux allemands, inspecteurs des finances français, gestionnaires des grandes fortunes italiennes, technocrates bruxellois etc..., tous nous ont expliqué, en 1991-1992 (lors des attaques contre la livre), en 2001 (lors de l'effondrement des valeurs  de la net-economy), en 2008 (effondrement des subprimes), en 2010 et en 2015 (crises de la dette grecque), que l'Europe était autant, sinon plus, touchée que le reste de l'économie mondiale parce qu'il n'y avait pas "assez d'euro".

Tout se passe comme si l'Europe continentale s'accrochait au dogme avec d'autant plus d'insistance que l'évolution de l'économie éloigne les sociétés d'une gestion centralisée et "top down' de la monnaie sur d'immenses territoires. A l'ère digitale qui est la nôtre, l'abondance des informations est telle au niveau local que l'Ecosse ou la Catalogne pourraient obtenir leur indépendance et battre monnaie sans susciter de désastre économique, bien au contraire. Nous avons besoin, à l'avenir, de retrouver des références internationales partagées pour la monnaie - un équivalent de l'étalon-or- mais, en même temps, nous devons libérer la création du crédit au niveau local: les acteurs de terrain savent mieux qu'une banque centrale les besoins réels des entrepreneurs, des investisseurs et des épargnants. Et bien, face à cette réalité, les dirigeants de la zone euro vont s'accrocher, maintenir des contraintes asphyxiantes pour l'innovation européenne. L'exemple de l'unification italienne au XIX7 siècle devrait pourtant nous avertir: quand l'Italie du Sud a dû accepter la politique de la "monnaie forte" de l'Italie du Nord, elle est devenue, en quelques décennies...."le Mezzogiorno". Depuis dix ans, la zone euro crée un immense Mezzogiorno, à l'échelle de "l'euroland": Portugal, Espagne, Italie tout entière, Grèce....

Si "Le Monde" était fidèle au rôle de "quatrième pouvoir" de la presse, il ferait le bilan attristé d'une décennie pour rien, où le meilleur des forces créatrices de l'Union Européenne n'a pu qu'avancer péniblement - ou bien s'est transplanté dans des environnements plus favorables. Le journal engagerait par la même occasion un débat de fond sur un nouvel ordre monétaire international. Le dollar ou la livre sont gérés de manière plus pragmatique que l'euro; mais le "quantitative easing" crée des liquidités toujours plus difficiles à employer - au-delà d'épisodes grotesques comme le transfert de Neymar au PSG. D'une manière générale, il est urgent de créer un nouveau standard monétaire international pour éviter d'avoir à subir, sous la présidence de Trump ou d'un de ses successeurs, les conséquences néfastes d'une crise du dollar. Mais il faut aussi, en Europe, libérer les forces entrepreneuriales et favoriser l'émergence de la banque du XXIè siècle, celle de l'ère numérique, des cryptomonnaies et d'un retour partiel aux étalons métalliques (or, argent, platine). Simplement, pour penser ce monde nouveau et le mettre en oeuvre, il faut des têtes fraîches, sans préjugés. Actuellement, l'Europe est enfermée dans le carcan d'une "Sainte Alliance" des monétaristes, Et donc menacée d'être une nouvelle fois impuissante lors de la prochaine grande crise, inévitable, celle qui marquera la fin du système de l'étalon-dollar.

Dire du mal de votre quotidien du soir m'a entraîné bien loin. Je vous rassure, je n'aurais pas eu beaucoup plus d'indulgence pour le "Financial Times", la "Frankfurter Allgemeine Zeitung". C'est toute la presse européenne qui s'est endormie dans le dogme - regardez comme le Brexit a mis en transe tous les medias "main stream" en Europe. La grande presse nord-américaine de référence ne vaut guère mieux, tout adonnée qu'elle est à un néo-maccarthysme russophobe. Si vous voulez vous informer librement, lisez la presse asiatique de langue anglaise: indienne, chinoise, japonaise, singapourienne etc....Vous y verrez le monde comme il évolue vraiment. Vous y sentirez aussi l'immense déception de bien des observateurs du continent asiatique devant le manque de créativité - et même le conformisme des milieux dirigeants de l'Union Européenne; leur frustration de ne pas trouver, dans le continent qui a inventé le capitalisme, des partenaires fiables ni durables.

Je vais profiter des semaines de résidence estivale à Hughenden Valley pour faire le plein d'informations depuis l'Asie - grâce à la magie d'internet.

Votre fidèle et dévoué Benjamin Disraëli

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