Comment le marché français de l’assurance maladie complémentaire est devenu le premier d’Europe en volume d’affaires <!-- --> | Atlantico.fr
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Une carte vitale et une ordonnance lors d'une consultation chez un médecin.
Une carte vitale et une ordonnance lors d'une consultation chez un médecin.
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Bonnes feuilles

Daniel Rosenweg publie « Le Livre (très) noir des mutuelles » aux éditions Albin Michel. La pandémie a fait économiser 2,2 milliards d'euros aux mutuelles de santé. Pourtant, elles ont augmenté les cotisations. 45% de hausse des tarifs en dix ans et aucun avantage pour les patients. Extrait 1/2.

Daniel Rosenweg

Daniel Rosenweg

Daniel Rosenweg est grand reporter, spécialiste de l'économie de la santé, au Parisien-Aujourd'hui en France.

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C’est entendu : les mutuelles santé font pleinement partie du décor français, tout comme notre sacro-sainte Sécurité sociale. Elles en sont même devenues une extension. Un miracle quand on sait que la création en 1945 de la « Sécu », avec sa branche assurance maladie obligatoire, aurait dû signer l’arrêt de mort des mutuelles, apparues un peu avant la révolution de 1789. Leur raison d’être – « aider à la bonne santé de tous » – allait forcément se révéler redondante avec celle de la Sécu, qui se voulait, elle, universelle. Mais ces organisations avaient acquis un précieux savoir-faire, des réseaux et un maillage qui allaient pouvoir servir à la construction de la branche maladie. Les pères de la Sécurité sociale leur laissèrent donc une petite place.

Si elle peut s’entendre dans le contexte de l’époque, cette décision de partage fut une erreur majeure. Comment ne pas avoir anticipé toutes les dérives qui allaient pouvoir prospérer sur cette coexistence faussement pacifique ?

Cette grâce accordée en 1945 fut en réalité un tremplin dont les mutuelles ont habilement joué pour se développer et croître, en faisant croire à leur indéfectible nécessité. Il faut dire que, dès la fin des années 1970, elles ont pu compter sur nos courageux dirigeants qui, devant le trou naissant de la Sécu, ont trouvé plus aisé de leur transférer régulièrement de nouvelles charges que d’augmenter les cotisations obligatoires face aux besoins grandissants. Les mutuelles qui voyaient ainsi grossir leur part du gâteau ne se sont jamais plaintes de ces aubaines…

La conséquence est là : le marché français de l’assurance maladie complémentaire est aujourd’hui le premier d’Europe en volume d’affaires ! En clair : c’est un énorme business comparé à nos voisins. Et si, poussés par une communication anxiogène, nous étions devenus des sur-assurés ?

Ainsi, au fil du temps, Sécu et mutuelles sont apparues comme une seule et même fusée, à deux étages, promettant à la population de prendre soin de sa santé sans que les moyens financiers soient un obstacle, un motif de renoncement.

Ces « Organismes complémentaires d’assurance santé », dits aussi OCAM, ont si bien réussi à se greffer sur la Sécu, leur communication tonitruante a eu si fermement raison de nos doutes, que personne ne s’interroge aujourd’hui sur leur légitimité, leur efficacité, leurs différences, ni même leur projet. Pire, la plupart d’entre nous estiment ni possible ni souhaitable de remettre en cause leurs pratiques, et encore moins leur existence. Sauf à mettre en péril notre santé à tous, puisque, dit-on, « les mutuelles nous rendent bien service ».

Cependant, cette belle image d’acteurs originellement charitables, désintéressés et solidaires, a commencé à s’écorner. Particulièrement depuis 2019. Depuis que, malgré les promesses solennelles de modération tarifaire faites, en décembre 2018, au président de la République Emmanuel Macron, et à sa ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn, confrontés à la grave crise sociale des « gilets jaunes » qu’ils voulaient apaiser, les mutuelles ont honteusement gonflé leurs prix, dès le mois suivant, de 4 % en moyenne sur les contrats individuels, et même de plus de 10 % pour un assuré sur cinq, a constaté à l’époque l’association de consommateurs UFC-Que Choisir, preuves à l’appui. Cette année-là, une partie des assurés ont dû débourser 200 euros supplémentaires, parfois plus, sans aucune contrepartie.

Cet événement, et d’autres qui ont suivi, ont marqué un tournant dans la prise de pouvoir des mutuelles sur notre système. Récompense d’un long travail de lobbying, de chantage, de services rendus, et de complaisance de nos dirigeants.

Des preuves ? L’histoire récente en regorge, et nous y reviendrons ! Commençons par un flashback sur 2020 et 2021, deux années de grave crise sanitaire comme la France n’en avait pas connues depuis au moins deux siècles. Une période douloureuse pour tous et de comportements scandaleux de quelques-uns qui justifient à eux seuls de renverser la table, de remettre tous les compteurs à zéro, et de changer radicalement notre logiciel d’assurance santé.

17 mars 2020 : face à la crise sanitaire qui menace, les pouvoirs publics décident de confiner tous les Français. À cause de cette mesure, de la fermeture des cabinets médicaux, de la déprogrammation d’interventions chirurgicales, de la peur de sortir… les Français ont massivement renoncé à se soigner. Conséquence mécanique : les complémentaires santé ont commencé à faire de très substantielles économies, ayant moins de soins à rembourser. Des économies amplifiées par la prise en charge à 100 % par l’Assurance maladie obligatoire de toutes les téléconsultations, des tests Covid, des arrêts de travail…

Six mois plus tard, en septembre, les services de l’État alertés sortent la calculette et constatent qu’au moment où se (re)creusait profondément le trou de la Sécu pour venir au secours des Français, les mutuelles et autres assureurs santé s’en mettaient plein les poches. Sur l’année 2020, révèle alors le ministère de la Santé, elles se seront épargné le remboursement de… 2,2 milliards d’euros de frais de santé, croyait-on. Pas mal, rapporté aux 38 milliards d’euros de cotisations collectées en 2019. Une économie réalisée en toute discrétion, bien sûr. Les mutuelles qui ont toujours l’œil rivé sur les indicateurs financiers, se sont bien gardées de le crier sur les toits, et encore moins d’annoncer des baisses de tarifs ou des remises aux assurés.

Le gouvernement, qui tente alors de faire face à la crise sanitaire et économique « quoi qu’il en coûte », met les pieds dans le plat et exige aussitôt des complémentaires santé une contribution au déficit de 38,9 milliards d’euros que la Sécurité sociale va finalement cumuler en 2020. Ce sera la « taxe Covid ». En face, ce sont des hurlements de la part des mutuelles qui crient à l’injustice, à la « précipitation ». On croit rêver.

Bizarrement, le montant de cette taxe sera « modeste » : un milliard d’euros fin 2020 puis un demi-milliard d’euros en 2021. Une contribution qui laisse aux mutuelles la modique somme de 700 millions d’euros de gains. Mieux que le loto. Pourquoi ce cadeau ? S’agit-il de calmer les complémentaires qui répètent à l’envi que les comptes ne sont pas arrêtés et qu’il faudra prendre en considération les impayés, les difficultés voire l’incapacité des entreprises à régler les cotisations d’assurance santé de leurs salariés qu’il faudra alors passer par pertes et profits ?

La réalité, c’est que l’État, qui a grand besoin d’argent, a peur de ces puissants organismes qui maîtrisent parfaitement les canons de la communication, avec même, quand la situation l’exige, toute la malhonnêteté intellectuelle nécessaire. Et la majorité d’alors – du ministre de la Santé, Olivier Véran, jusqu’au président Macron – ne veut surtout pas voir s’envoler en 2021, à quelques mois d’échéances électorales majeures, les cotisations d’assurance santé des Français et des entreprises, probablement pas encore remis des effets économiques de la crise sanitaire. Olivier Véran le dira d’ailleurs clairement aux mutuelles sous forme d’injonction en décembre 2020 : « Pas de répercussion de la taxe Covid sur les cotisations en 2021 ! » Il a d’ailleurs un argument à opposer à toute éventuelle résistance : la population n’étant pas totalement vaccinée avant, au mieux, l’été 2021, les mesures sanitaires vont se prolonger et les dépenses de santé resteront, pour plusieurs mois encore, inférieures à la normale.

Les complémentaires santé, pense-t-on alors en haut lieu, n’ont plus d’autre choix que la stabilité tarifaire pour prouver leur solidarité avec les Français. Leurs trois fédérations (des mutuelles, des assureurs privés et des institutions de prévoyance) vont d’ailleurs promettre la modération et appellent leurs adhérents à éviter toute hausse inconsidérée. À peine ces promesses sont-elles déposées que déjà, çà et là dans la presse, des dirigeants de complémentaires commencent à déclarer qu’ils seront obligés d’augmenter les cotisations car contraints de… répercuter la taxe Covid sur leurs assurés ! Il fallait oser. Et ils l’ont fait : en 2021 les cotisations de certains acteurs – pas tous – se sont envolées de 5 %. Au diable les bons sentiments, la générosité d’antan, la solidarité d’avant. Seuls quelques rares acteurs encore vertueux ont reversé aux assurés une part du trop-perçu des cotisations de 2020, ou ont modéré leurs tarifs 2021.

Cette fois, la colère gagne le ministre de la Santé, Olivier Véran, et celui des Comptes publics, Olivier Dussopt, qui, comme un an plus tôt, convoquent les trois fédérations de complémentaires santé dont les engagements n’ont pas été tenus. Les intéressés n’ont même pas eu peur ! Rien n’a changé et les hausses sont finalement passées. Elles sont cependant restées en travers de la gorge des assurés. Pourtant, comme souvent dans ces cas-là, le pire était à venir.

Fin mai 2021, Franck Von Lennep, le directeur de la Sécurité sociale, dévoile un nouveau bilan devant le Sénat qui l’a convoqué. Selon ses services, l’économie réalisée par les complémentaires santé ne serait pas de 2,2 ou 2,3 milliards d’euros, comme estimé, mais de 2,5 milliards voire, peut-être, davantage. S’ensuivra une véritable semaine de folie.

Le 7 juin 2021, l’agence de presse AEF publie dans une dépêche une étude approfondie des comptes financiers que viennent d’éditer les principaux assureurs, institutions de prévoyance et mutuelles du secteur. Les conclusions du journaliste, auteur de l’enquête, sèment la panique dans le landerneau des complémentaires : « Une tendance générale s’impose, écrit Grégoire Faney, non seulement les OCAM ont d’ores et déjà absorbé l’ensemble des coûts de cette taxe, mais celle-ci ne semble pas les empêcher de réaliser dans certains cas de substantielles économies »…

Devant la menace d’une réactualisation de la ponction Covid, certains ne vont pas hésiter à manier la tromperie pour tenter de se rallier l’opinion publique. Ce même 7 juin 2021, la Fédération nationale de la Mutualité française sort du bois par la voix de son président délégué, Daniel Havis, ex-patron de la Matmut, afin de « mettre en garde », dit-il dans un communiqué, contre tout projet d’augmentation de cette taxe. Au passage, il concède tout de même qu’en 2020 le montant des prestations et autres remboursements versés aux assurés a diminué, mais de seulement « 6 % », assure-t-il. Soit, selon ses calculs, « environ 1854 millions d’euros » d’économies. La manipulation est claire : avec si « peu » d’économies, il serait anormal de nous remettre à contribution. Sauf que… le lendemain 8 juin, le quotidien Les Échos rapporte les propos d’un membre du cabinet d’Olivier Véran, où l’on est en train de boucler le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2022. « On estimait que les économies réalisées par les complémentaires santé s’élevaient à 2,3 milliards d’euros, explique au quotidien un conseiller ; en fait, c’est 2,8 milliards d’euros » ! Un chiffre qui ne sort pas du chapeau puisqu’il émane de l’ACPR, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, le gendarme des secteurs banque et assurance qui collecte, pour le compte de l’État, tous les rapports financiers des acteurs… Une véritable escroquerie des assurances, pourrait-on dire en souriant si la résistance des mutuelles à l’équité n’était si agressive et pénalisante.

Alors que l’État ne cesse depuis 1979 d’imposer des économies à l’ensemble de notre système de soins, hôpitaux en tête et patients compris, comment tolérer que les complémentaires, acteurs privilégiés d’une mission de service public à caractère social, puissent librement saigner les assurés au point que certains se voient contraints de renoncer à toute couverture complémentaire ? Sait-on qu’aujourd’hui les autorités évaluent à 11 millions le nombre de Français « éligibles » à la Complémentaire santé solidaire, créée en 2019 pour les plus démunis en fusionnant la CMU-C (Couverture maladie universelle complémentaire) et l’ACS (Aide à l’acquisition d’une complémentaire santé). Donc, c’est officiel : un habitant sur cinq en âge de s’assurer en santé n’en a pas les moyens sans une aide de l’État. Un sur cinq.

Et pendant ce temps, mutuelles et assureurs santé continuent de cultiver les excès et les excédents, sans jamais remettre en cause ni leur train de vie ni leurs pratiques. Et donc maintenant, sans plus tenir leurs engagements, notamment de modération.

Alors, vraiment fiables, les mutuelles ?

Extrait du livre de Daniel Rosenweg, « Le Livre (très) noir des mutuelles », publié aux éditions Albin Michel

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