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Comment la Chine et la Russie tentent d'ébranler l'hégémonie du dollar
©Reuters

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXè siècle.

Disraeli Scanner

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres, 

Le 4 février 2018
Mon cher ami, 
Deux siècles d’histoire monétaire
Vous faites partie des rares personnes qui comprennent les enjeux monétaires. Je me réfère souvent au petit ouvrage que vous aviez publié, en 2009, en pleine crise financière, avec Norman Palma, intitulé Le capitalisme malade de sa monnaie. J’y ai tant apprécié l’utilisation que vous faites des Considérations sur la monnaie de John Locke, l’ouvrage le plus méconnu et le meilleur du grand penseur libéral. Palma et vous expliquez magistralement, en mettant vos pas dans ceux de Locke et de Braudel, comment le capitalisme est né à partir du moment où l’usure et la thésaurisation ont laissé la place à la modération des taux d’intérêts et à l’épargne source d’investissement. Comment le Tory que je suis n’aurait-il pas aimé, ensuite, votre analyse selon laquelle le système monétaire avait atteint, vers 1800, une sorte d’équilibre naturel: l’argent-métal servait aux transactions de proximité tandis que l’or était réservé au commerce de longue distance et à l’épargne de plus long terme. 
Vous montrez comment, après la chute de l’Empire napoléonien, lorsque l’Angleterre put reconstituer ses finances, la Banque d’Angleterre, aidée par la plume mercenaire de David Ricardo, réussit à convaincre le pays qu’il fallait se débarrasser du bi-métallisme or/argent pour ne plus avoir que l’étalon-or. L’histoire monétaire du XIXè siècle consiste à raconter comment l’Angleterre a progressivement gagné le reste du monde à l’étalon-or. L’Europe continentale et les Etats-Unis mais aussi, avec des conséquences catastrophiques, l’Inde et la Chine. Devant régler ses transactions avec la Grande-Bretagne en or, l’Inde, pour compenser, vidait la Chine de son argent-métal. Or c’était la base de l’économie chinoise qui s’écroula et le pays mit plus d’un siècle à s’en remettre en devant passer par l’horrible autarcie du très sanguinaire président Mao. Lorsque les puissants poussent à la raréfaction monétaire pour le bien de leurs transactions, les peuples connaissent des souffrances atroces. Ailleurs, les résultats furent souvent moins dramatiques; cependant la fin de l’étalon-argent signifia partout un manque de liquidités et vous montrez comment les fameuses crises de surproduction du capitalisme repérées très tôt par Marx furent en fait des crises de liquidité. 
L’Angleterre, par qui passait, avant 1914, à un moment où un autre, tout l’or du monde, ne  ressentit jamais le besoin de mettre en cause le système jusqu’à la Première Guerre mondiale. Il n’en était pas de même de l’Allemagne, où un économiste portant le nom improbable de Knapp (cela veut dire bref, rationné en allemand!) écrivit un gros livre théorique, publié en 1905, pour recommander l’étatisation de la monnaie; ni des Etats-Unis, qui connurent un double mouvement, entre 1880 et 1930: ils commencèrent par se rallier au monométallisme - selon la volonté des banquiers et des grandes entreprises - et le populisme de cette époque mobilisa les défenseurs de l’argent -métal; puis ils profitèrent du grand afflux d’or dans les caisses de la Federal Reserve (créée en 1913) pendant la Première Guerre mondiale pour substituer progressivement le dollar à l’or comme réserve monétaire internationale. 
Palma et vous montrez les flux et les reflux de l’étalon-dollar tout au long du XXè siècle, qui est le siècle du dollar comme le XIXè siècle avait été celui de la livre britannique.  Pour le meilleur et pour le pire, le dollar s’est imposé comme la monnaie du monde. L’entre-deux-guerres fut catastrophique dans la mesure où à l’abondance en dollars mis à la disposition du monde des années 1920 suivit, dans les années 1930, une terrible rétraction. Je fais partie, comme vous, de ceux qui pensent que Roosevelt a largement contribué aux malheurs des années 1930 en thésaurisant l’or dans les caves de la Fed et en ne produisant des dollars que pour une aléatoire politique de relance intérieure. Il dut ensuite combattre le fascisme  ou s’allier avec le communisme - des monstres totalitaires qui s’étaient installés dans le climat d’asphyxie monétaire créé par le retrait des liquidités américaines d’Europe. Depuis 1945, l’histoire monétaire du monde a été largement celle de la mise à disposition toujours plus abondante de dollars pour l’ensemble de la planète. En 1971, tout rattachement à l’or est aboli, permettant une fabrication monétaire comme l’histoire n’en avait jamais vécu. 
Création monétaire illimitée, mondialisation, montée des inégalités et impérialisme
Nous vivons depuis Nixon dans un monde qui défie les lois de la pesanteur monétaire. La quantité de monnaie ou de bons du trésor créés par les Etats-Unis aurait dû conduire à une hyperinflation mais elle a régulièrement été absorbée par un quintuple mécanisme: (i) absorption sous forme de réserves par le reste du monde en pleine expansion (post-communiste). (Ii) mondialisation de la production qui empêcha les salariés américains de voir leur part du gâteau monétaire et financier augmenter. (Iii) absorption par des marchés, toujours plus raffinés sous l’effet de la révolution numérique, d’une part immense de ces liquidités en actions, investissements immobiliers etc.... (iv) Acceptation par le reste du monde d’un endettement croissant des Etats-Unis. (V) Financement par les Etats-Unis du plus redoutable appareil militaire de l’histoire, dont la fonction est double: investissement public pour soutenir l’économie et capacité à faire peur au reste du monde pour soutenir le système. 
On ne le dit pas assez mais jamais la montée des inégalités n’aurait été possible à ce point sans le règne du dollar, monnaie de papier. Même en défiant les lois de la pesanteur et en faisant absorber par toutes sortes de mécanismes pervers les innombrables liquidités américaines, le système produit immanquablement une perte de valeur du dollar. Un nombre de mains toujours plus réduites accapare une part croissante de ces dollars, comme par un instinct de survie, pour en maintenir la valeur. A défaut que le dollar soit rare, on s’arrange pour que ceux qui le possèdent soient en petit nombre. 
On ne comprend pas, non plus, l’agressivité militaire américaine depuis la fin de la Guerre froide, contre tout bon sens apparent, si on ne voit pas les multiples fonctions des guerres américaines. Non seulement elles justifient de nouvelles commandes publiques pour remplacer matériel et munitions mais elles anéantissent des dollars, contribuant à maintenir la valeur de la monnaie - depuis 2001, les USA ont englouti plus de 6000 milliards dans leurs guerres - et elles servent à maintenir, par la crainte inculquée, l’adhésion au système. 
La première erreur de Saddam Hussein, en 1990, fut de vouloir mettre en cause la répartion des réserves entre membres du cartel des pays producteurs de pétrole. Depuis 1971, le pétrole offre une base matérielle pour garantir la valeur du dollar. Pour contrôler, au moins en partie, la production et la fixation des prix, les Américains avaient plus confiance dans l’émir du Koweït que dans le dictateur irakien. Loin de retenir la leçon, ce dernier commença à jouer, au début des années 2000, avec l’idée de substituer l’euro au dollar dans ses transactions pétrolières. Mal lui en prit. Tout comme à Khadafi, qui se mit à rêver tout haut, en 2009-2010, de transactions pétrolières effectuées dans un dinar africain adossé à des réserves d’or. Nicolas Sarkozy et David Cameron, en débarrasant le monde du dictateur libyen, se rendaient-ils compte qu’ils étaient instrumentalisés par des Etats-Unis soucieux d’éviter que les transactions pétrolières se fassent dans d’autres monnaies que le dollar? 
La limite de tout ce système, c’est que les Etats-Unis arrivent de moins en moins à convaincre le reste dui monde de continuer à effectuer ses transactions pétrolières en dollars. Quand il s’agit de la très veule Union Européenne, il a suffi d’un changement de Premier Ministre en Grèce, à la fin des années 2000, pour tuer l’idée que ce pays puisse se mettre à produire et exporter du pétrole pour résorber ses déficits et tenir sa place dans l’euro.  Avec l’Iran et ses alliés (à commencer par la Syrie), les choses sont devenues plus compliquées. George W. Bush avait dénoncé un axe du mal dans lequel il mettait l’Irak et l’Iran. Il réussit, au prix de grossières manipulations, à déclencher une guerre contre l’Irak; mais non contre l’Iran, dont il découvrit avoir besoin pour tenir les Chiites d’Irak.  Surtout, s’ils le pouvaient, les Américains monteraient en rhétorique et en gesticulation contre les deux pays qui sont en train d’ébranler le lien entre le pétrole et le dollar: la Chine et la Russie, qui sont cependant des puissances nucléaires, impossibles à traiter comme l’Irak, la Libye ou la Syrie. A vrai dire, ils pensent pouvoir le faire contre la Russie, redevenue depuis le début de la décennie, le principal ennemi de Washington - au moins dans les mots. Mais loin de mettre un terme aux ambitions russes et chinoises de moins dépendre du dollar, la nouvelle « guerre froide » a poussé Moscou et Pékin à se rapprocher et à commercer toujours plus: pétrole et gaz russes contre produits et investissements chinois. Les deux pays sont tombés d’accord, ces dernières années, pour régler en roubles et en yuans leurs transactions pétrolières. Et plus globalement, la Russie a décidé d’utiliser le yuan dans une partie de ses opérations  de financement et d’investissement. 
Une autre interprétation de la politique de Donald Trump
Je suis étonné que personne, à ma connaissance, n’ait pensé à désigner Trump comme « Donald Dollar Trump ». Sa fortune est largement le produit du dollar émis en quantités illimitées. Installé dans la capitale financière du monde, Trump est devenu riche grâce à l’exubérance boursière des années 1988-2008 et au réinvestissement des formules accumulées dans l’immobilier. Quand vous êtes un intello bobo de New York ou d’ailleurs, vous pouvez vous pincer le nez devant la vulgarité d’un nouveau riche qui aime le clinquant - mais il n’est rien d’autre que l’un des produits les plus étonnants du dollar roi. Et, pour le malheur de Madame Clinton et de tous ses amis, Trump a commencé une carrière politique en étant porté par une autre catégorie de la population américaine, celle des victimes de ce même dollar roi: les ouvriers victimes de la désindustrialisation liée à la mondialisation; les classes moyennes précarisées par l’affirmation toujours plus marquée des inégalités sociales; les habitants des villes petites et moyennes délaissées par les investisseurs au profit des métropoles etc.... « Les déplorables » que dénonçait, durant sa campagne, Hillary Clinton, sont tous les perdants du système dollar qui ont porté au pouvoir un roi du dollar. 
Une fois que vous avez compris à qui vous avez affaire, vous cessez de voir des contradictions dans la politique de Dollar Trump. Steve Bannon s’est brûlé les ailes à vouloir maintenir le président élu dans le cadre d’une politique étrangère post-impériale. Trump a les yeux suffisamment rivés sur la défense du dollar pour comprendre que la puissance militaire américaine est nécessaire. Il a poussé à la hausse le budget de la défense - à la fois pour le bien de l’économie américaine et parce qu’il sait l’importance de la dissuasion, conventionnelle ou nucléaire, pour maintenir la prépondérance de la monnaie américaine. Si vous avez compris cela, vous déroulerez naturellement le fil d’une politique étrangère qui (a) revient vers les plus vieux alliés du système dollar, les monarchies pétrolières du Moyen Orient; (b) ne peut pas se réconcilier complètement avec la Russie; (c)doit maintenir la Chine sous tension, d’où la montée du ton vis-à-vis de la Corée du Nord. 
Voici un peu plus d’un an, le « village global » était surpris ou choqué par la victoire d’un milliardaire de l’immobilier élu au terme d’une campagne populiste. Tout au long de l’année 2017, les commentateurs n’ont cessé de chercher à coincer Trump pour des liens avec la Russie qui, au-delà du vieux réalisme républicain héritier d’Eisenhower, Nixon ou Reagan dont est porteur le nouveau président, n’existe que dans des montages du parti démocrate ou du FBI dignes d’OSS 117 - vous voyez, mon cher ami, que j’apprécie vos classiques. Trump se sera, au bout du compte, assez facilement débarrassé du « Russiagate » et il va pouvoir se consacrer à ce qui lui semble être sa mission, la condition de la réussite de son mandat: la défense et la relance d’un dollar dont il sent bien comme il est menacé. En ce début d’année 2018, sans toujours bien comprendre, les observateurs ont découvert à Davos Dollar Trump, un homme qui vante le renouveau économique américain aux investisseurs du monde entier. A la différence du filandreux discours de votre président, Dollar Trump a « pitché » sur les Etats-Unis. Un petit quart d’heure et un seul message, simplificateur mais qui pourrait porter parce qu’il va être répété, décliné en toute occasion: « L’Amérique est le meilleur pays où investir aujourd’hui et demain ». 
Si Dollar Trump convainc le reste du monde de venir réinvestir aux USA, n’ayez aucun doute sur son avenir politique. Mais rien n’est écrit, tant les Etats-Unis ont vécu, depuis un demi-siècle, en défiant les lois de la pesanteur économique. 
Bien fidèlement à vous 
Benjamin Disraëli

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