Clivage générationnel : comment la mort de Mahsa Amini a ouvert les yeux aux jeunes générations iraniennes<!-- --> | Atlantico.fr
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Une photo montre des magazines iraniens Sazandegi et Andisheh faisant état de la mort de Mahsa Amini, après avoir été arrêtée par la « police des mœurs ».
Une photo montre des magazines iraniens Sazandegi et Andisheh faisant état de la mort de Mahsa Amini, après avoir été arrêtée par la « police des mœurs ».
©ATTA KENARE / AFP

Bonnes feuilles

Nila publie « Dans les rues de Téhéran » aux éditions Calmann Lévy (traduit du persan par Ambre Morier). Après la mort de la jeune Kurde Mahsa Jina Amini le 16 septembre 2022, les cris de colère des Iraniens réclamant l’égalité et la justice se font entendre dans toutes les grandes villes du pays. Dans ce témoignage exceptionnel, une Iranienne nous entraîne au coeur du soulèvement où, lors de ses sorties quotidiennes dans les rues de la capitale, elle est à la fois témoin et actrice de la révolte de son peuple. Extrait 2/2.

Nila *

Nila *

Nila vit à Téhéran. Pour protéger son identité et contourner la censure, elle publie « Dans les rues de Téhéran » sous un pseudonyme et en dehors des frontières de son pays.

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On a du mal à comprendre que la génération de mes parents, ceux qui nous enroulaient dans une couverture pour dévaler les escaliers en nous tenant sous le bras, ait eu au cours de ces quarante et quelques années une attitude conservatrice et emplie de honte. Mais leurs principes éducatifs tournaient toujours autour de la peur et de la dissimulation. À l’école, il ne fallait pas dire qu’il y avait de l’alcool à la maison. Ne pas dire, même à ses amis, que lors des soirées les hommes et les femmes de la famille dansaient ensemble. Ne pas raconter que son père avait insulté Khomeini au dîner. Ils ne se rendaient pas compte que, peu à peu, ce système de coercition poli se transformait en dictature familiale, tout en prétendant nous protéger.

Même ceux qui étaient le plus opposés à la direction de l’école obligeaient leurs enfants à ne rien dire d’autre que « bien sûr » face aux affaires religieuses et politiques à l’école : « Dis “bien sûr”. Finis cette année et on verra l’année prochaine. » Mais ce sont eux aussi qui nous ont appris à survivre dans les moments où nous ne pouvions faire confiance à la collectivité.

S’ils exigeaient de nous avec sévérité que nous soyons premiers partout dans une quête de perfectionnisme irrationnel, c’est parce qu’ils s’imaginaient qu’alors, le régime ne pourrait pas facilement nous atteindre. De plus, nous pourrions peut-être quitter un jour ce pays et rester vivants pour eux. Pour cette génération, c’est ainsi que se définissait la lutte. Leurs enfants étaient leur seule raison de résister. Leurs voies secrètes pour survivre. Car nos parents étaient faits de nombreuses couches, comme le tronc d’un arbre, constituées de différents types de terreur.

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Dans cette époque d’asphyxie et de massacres, ils pensèrent continuer la lutte en menant une vie souterraine, une vie astucieuse. Une vie au nez et à la barbe de la République islamique était le seul moyen de se venger des compromis obligatoires avec le régime. Et le seul moyen d’apaiser sa conscience. Mais ensuite – à cause de la terreur qui s’était installée dans leur âme – ils ne purent changer de méthode. Il y avait d’autres raisons encore que la peur, je vais y venir.

Cette génération qui était sortie vivante de la révolution, des exécutions et de la guerre s’imaginait qu’elle s’en était tirée parce qu’elle était maline. Ou parce qu’elle avait eu de la chance. Mais elle ne pensait jamais qu’elle était restée en vie simplement parce que son heure n’était pas encore venue. Cette attitude distinguait cette génération des suivantes, quand le soulèvement de 2022 a commencé. Et c’est peut-être là qu’il faut chercher la différence la plus importante entre les générations des manifestants. Comment se peut-il qu’un mouvement contre un pouvoir vieux d’une quarantaine d’années soit majoritairement composé d’étudiants et de lycéens ? De gens qui n’ont connu que dix à vingt-cinq ans de la République islamique. L’enthousiasme de la jeunesse ? Oui, évidemment, mais… c’est une génération qui a grandi selon des codes plus humains et plus justes où le droit de choisir et de disposer de soi n’est pas soumis à l’impératif de la survie. Dans cette génération, personne n’a fait le choix de l’acceptation ou de la conservation absolue des secrets. Eux n’ont pas les mêmes parents que nous. Leurs parents sont de ma génération : des gens qui, à leur âge, se sont efforcés de se libérer du joug des acceptations sans fin et du totalitarisme familial. Cette génération, la mienne, si elle marche dans les manifestations du même pas que les jeunes, si elle se réjouit du martyre de ses enfants, c’est en réaction à tous ces « bien sûr » qu’elle a dits aux pères de famille et aux pères du régime.

À cause de cette ancienne génération, dans les jours qui ont suivi le meurtre de Mahsa Jina Amini, personne ne savait ce qui allait se produire et quelle ampleur cela prendrait. Au début comme pour les mouvements précédents, nous nous retrouvions dans la rue. Des témoins éparpillés qui, face à cet assassinat devaient soit détourner le regard, soit le dénoncer. Et le dénoncer, c’est exactement ce que nous avons fait.

En dépit des mises en garde de l’histoire qui, comme des spectres tourmentés aux voix mystérieuses et terrifiantes, rôdaient autour de nous, nous avons senti que quelque chose d’une ampleur inédite se préparait. Cette idée a suffi à nous faire sortir de nos maisons. Avec la certitude que si aujourd’hui nous ne sortions pas, demain ce serait notre tour d’être arrêtés, tués, expulsés ou exécutés. Dans un grand moment de notre histoire, le meurtre de cette jeune fille nous a ouvert les yeux sur la tragédie collective que nous vivions et nous a unis. Son départ pour l’autre monde nous a entraînés dans une nouvelle ère.

Malgré les mécanismes de survie et la prudence de notre nation, le meurtre de Mahsa Jina Amini a été le déclencheur de la plus grande révolution qui se soit jamais produite dans nos esprits. Une révolution jusque dans nos gènes. Après une semaine passée sans que les rues se vident, nous avons compris que cette fois, c’était différent.

Il est impossible de revenir en arrière. Nous avons peur, mais en dépit de notre peur, nous descendons dans la rue. Nous courons sur les hauteurs de nos terreurs comme nos mystiques sur les eaux noires de l’océan des calamités et des catastrophes.

Au cœur de cette union, nos valeurs fondamentales sont en train de changer : notre regard sur l’histoire devient transparent ; notre critique du passé, sans précédent ; nos relations à la famille, à la religion, au patriarcat, évidentes, franches et sans détour.

Désormais nous savons que, même si notre régime politique ne change pas, notre trajectoire, elle, a changé pour toujours.

Extrait du livre de Nila, « Dans les rues de Téhéran », publié aux éditions Calmann Lévy (traduit du persan par Ambre Morier)

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