Chez Sephora, le travail de nuit, c'est fini : quand les syndicats défendent le droit du travail en dépit de l'intérêt d'une partie des salariés<!-- --> | Atlantico.fr
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Le tribunal a donné raison aux syndicats du Clic-P (intersyndicale du commerce de Paris CGT, CFDT, FO, SECI, SUD et CGC), qui reprochaient à l’enseigne Sephora d’ouvrir son magasin des Champs Elysées jusqu’à minuit.
Le tribunal a donné raison aux syndicats du Clic-P (intersyndicale du commerce de Paris CGT, CFDT, FO, SECI, SUD et CGC), qui reprochaient à l’enseigne Sephora d’ouvrir son magasin des Champs Elysées jusqu’à minuit.
©Reuters

Le mieux est l'ennemi du bien

Suite à une décision de la Cour d'Appel, le magasin Sephora des Champs Elysées ne sera plus autorisé à être ouvert de nuit alors même qu'une partie de ses salariés le souhaitaient. Une action syndicale et juridique qui bénéficie avant tout aux "insiders" du marché du travail.

Dominique Andolfatto

Dominique Andolfatto

 

Dominique Andolfatto est professeur de science politique à l’université de Bourgogne et un chercheur spécialiste du syndicalisme. Ses travaux mettent l'accent sur des dimensions souvent négligées des organisations syndicales : les implantations syndicales (et l'évolution des taux de syndicalisation), la sociologie des adhérents, la sélection des dirigeants, les modes de fonctionnement internes, les ressources, la pratique et la portée de la négociation avec les employeurs et l'Etat.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont 

- "Un échec français : la démocratie sociale", Le Débat, Gallimard, sept. 2019 (avec D. Labbé).

- "The French Communist Party Confronted with a World that was Falling Apart", in F. Di Palma, Perestroika and the Party, Berghahn, New York, 2019 : 

https://www.berghahnbooks.com/title/DiPalmaPerestroika

- "Faire cause commune au-delà de la frontière ? Le syndicalisme transjurassien en échec", in M. Kaci et al.,  Deux frontières aux destins croisés, Presses UBFC, Besançon, 2019.


- Chemins de fer et cheminots en tension , EUD / Ferinter, Dijon, 2018 :

https://eud.u-bourgogne.fr/sciences-sociales/623-chemins-de-fer-et-cheminots-en-tension-9782364412927.html?search_query=andolfatto&results=1

- "Organisations syndicales", in Y. Deloye et J. M. De Waele,  Politique comparée / Traités de science politique , Bruylant, Bruxelles, 2018 (avec D. Labbé) :

https://www.larciergroup.com/fr/politique-comparee-2018-9782802760771.html


- La démocratie sociale en tension, Septentrion Presses Universitaires, Lille, 2018 : http://www.septentrion.com/fr/livre/?GCOI=27574100096680

- Syndicats et dialogue social. Les modèles occidentaux à l'épreuve, P. Lang, Bruxelles, 2016 (avec S. Contrepois) : https://www.peterlang.com/view/9783035266177/9783035266177.00001.xml

- Les partis politiques, ateliers de la démocratie, Ed. uni. Bruxelles, 2016 (avec A. Goujon) : http://www.editions-universite-bruxelles.be/fiche/view/2768

 

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Atlantico : Lundi 23 septembre, le tribunal a donné raison aux syndicats du Clic-P (intersyndicale du commerce de Paris CGT, CFDT, FO, SECI, SUD et CGC), qui reprochaient à l’enseigne Sephora d’ouvrir son magasin des Champs Elysées, jusqu’à minuit / 1h00 du matin. La plupart des salariés avaient néanmoins signé une pétition pour pouvoir continuer à travailler le soir. Les syndicats peuvent-ils encore être considérés comme les représentants des salariés dans ce cas ? Agissent-ils réellement dans leur intérêt ?

Dominique Andolfatto : En fait, la situation n’est sans doute pas aussi tranchée… même si, à l’arrivée, on peut effectivement se demander – un peu comme André Bergeron ancien secrétaire général de Force ouvrière (FO) – si trop de droit ne nuit pas au syndicalisme et, dans ce cas précis, à l’emploi.

Essayons de reprendre les choses dans l’ordre. Dans une grande enseigne de la parfumerie, située dans un quartier hyper-touristique, une partie des salariés travaillent la nuit (c’est-à-dire au-delà de 21 heures). Dans ce cas précis, le droit impose qu’un accord d’entreprise ait été signé entre la direction de l’entreprise et un ou des syndicats représentatifs afin de s’assurer que les salariés acceptent ces conditions. Elle impose aussi des compensations, notamment en termes de rémunération, pour les salariés travaillant la nuit. Ce qui est effectif chez Sephora. Un accord existe avec le syndicat CFTC, le seul d’ailleurs qui n’a pas participé à l’action juridique intentée contre l’enseigne. Mais le droit indique encore que ce recours au travail de nuit doit rester exceptionnel, au motif de la protection des salariés… sauf si celui-ci s’avère nécessaire pour assurer la continuité économique de l’entreprise. On pourrait considérer que, dans le cas précis de Sephora, qui déclare réaliser 20% de son chiffre d’affaires grâce à ces horaires décalés, il y a bien des raisons économiques qui entrent en jeu. Mais la Cour d’Appel a estimé que tel n’était pas le cas. Sephora devait donc cesser de faire travailler ses salariés la nuit. On pourra évidemment discuter cette interprétation… qui coûte donc 20% de l’activité économique d’une entreprise… au nom de la protection des salariés ! Mais c’est ici la conséquence d’une loi de 2001, censée régler la question du travail de nuit, mais manquant en réalité de clarté et donnant lieu à interprétation par les juges (en première instance les juges avaient donné raison à l’entreprise : il n’y avait pas de violation de la loi et supprimer le travail de nuit aurait eu des conséquences négatives sur l’activité de l’entreprise). La Cour d’Appel a donc inversé l’argumentation au nom de la protection des salariés mais au risque de réduire l’emploi. Le problème de fond est donc celui d’une loi manifestement peu claire et ouvrant la voie à des interprétations divergentes. En outre, on pourra se demander si ce sont bien à des juges que doit incomber ce type d’arbitrages de ce type de questions économiques et même sociétales. Cela signifie que la balle est dans le camp du législateur… Pour autant, on peut douter que le parlement dans sa composition actuelle reprenne cette loi… même si des emplois peuvent en dépendre. Au final – pour revenir au cas précis de Sephora -, les Champs Elysées deviennent (provisoirement) le seul quartier hyper-touristique dans le monde où le travail de nuit –à tout le moins le travail légal – soit interdit ! On attend maintenant ce qu’en dira la Cour de cassation.

L’autre problème est celui du rôle des syndicats. On a vu que, dans l’établissement, le syndicat a donné son feu vert au travail de nuit. Mais les syndicats de la branche du commerce parisien (soit le niveau représentatif au-dessus de l’entreprise) y sont opposés et, depuis quelques mois, en ont fait un cheval de bataille (avec également l’interdiction du travail du dimanche). Ces luttes juridiques sont une nouvelle façon de faire des syndicats – et le signe d’une juridicisation croissante des relations du travail – au moment où les syndicats ont de plus en plus de difficultés de recruter des adhérents ou d’organiser des défilés. Il y a là – pourrait-on dire – une transformation de la sociologie du travail du syndicalisme.

On pourrait penser que dans ce cas précis devrait s’appliquer une sorte de principe de subsidiarité. Ce que le niveau local peut régler localement – c’est-à-dire dans l’entreprise – n’a pas à faire l’objet d’immixtion de niveaux supérieurs. Mais tel n’est pas le cas dans le jardin à la française du droit syndical et, plus largement, du droit du travail. L’autonomie des acteurs locaux est toujours sous surveillance et à la merci d’actions qui échappent à ces derniers. Cela étant, la CGT – l’une des organisations à l’origine de la procédure – a déclaré que seule une petite minorité des salariés avaient signé la pétition de l’entreprise favorable au travail de nuit. En fait, on peut supposer aussi que le personnel de l’entreprise est également partagé sur la question et, probablement, ceux qui sont les plus anciens ou qui ont les contrats de travail les plus solides, sont moins enclins à accepter de travailler la nuit… même si cela risque de réduire l’activité de collègues, voire risque de les pousser hors de l’entreprise.. tout cela au nom de la protection des salariés (on préfère tout de même ne pas parler de solidarité). Dans ce cas précis, on observe donc ce qui serait une "rencontre" entre permanents syndicaux et des salariés assez bien insérés… Ces derniers vont donc voir leurs positions consolidées – échappant définitivement au travail de nuit – tandis qu’une partie de ceux qui travaillaient la nuit pourraient bientôt se retrouver à Pôle emploi. Toute cette affaire tend donc à démontrer que l’action syndicale et juridique dans ce cas précis bénéficie avant tout à ceux qu’on pourrait appeler les insiders tandis que les outsiders sont condamnés à l’invisibilité et que, nécessairement, va se creuser le dualisme de l’emploi… Des salariés assez bien protégés d’un côté, d’autres condamnés au chômage ou au sous-emploi.

Existe-t-il des précédents de syndicats menant que action en justice contre la volonté des salariés ?

Encore une fois, on ne peut pas dire - brutalement - que cette action est conduite contre les salariés. Les salariés de cet établissement semblent eux-mêmes plus partagés qu’on ne le croit… et les syndicats auteurs du recours disent agir en leur nom.Ce qui peut être choquant c’est qu’on ne reconnaît pas le droit aux salariés des entreprises en question de prendre leur destin en main… et qu’on s’assoit sur certains accords d’entreprise…

Cela dit, des syndicats de branche ont lancé des actions contre le travail du dimanche ou le travail de nuit dans plusieurs enseignes parisiennes (grands magasin, Monoprix, Apple, magasins de bricolage…) ou des centre commerciaux en région (tel Plan de campagne près de Marseille)… Sephora est donc loin de constituer un cas particulier. Et les syndicats en question, à tout le moins leurs responsables, se font comme les gardiens d’un ordre qui serait immuable... niant en quelque sorte toutes évolutions économiques ou changements sociétaux.

Est-ce bien là le rôle des syndicats que de défendre le Code du travail plutôt que de se faire les représentants de salariés ?

Les syndicats représentatifs sont censés défendre les intérêts matériels et moraux des salariés. Ils ont donc intérêt à agir à tous les niveaux où ils sont implantés. Ce qui pose question c’est en fin de compte une certaine hiérarchie sociale (sinon juridique) : le syndicat de branche peut finalement défaire – au moyen d’un recours juridique – ce que le syndicat de base a décidé ou entériné. Le niveau supérieur ne fait donc pas confiance au niveau inférieur… mais cela n’est-il pas un trait bien français, autrement dit une sorte de jacobinisme social… Reste à se demander si celui-ci n’a pas pour effet pervers – comme déjà indiqué – de favoriser le dualisme de l’emploi. De solides protections d’une part, des digues insubmersibles… des petits boulots, des auto-entrepeneurs, des stagiaires toujours plus nombreux, des travailleurs pauvres et sans filets sociaux, de l’autre…

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