Cette mise à jour de la doctrine d’emploi de l’arme nucléaire qui nous manque tragiquement depuis l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine<!-- --> | Atlantico.fr
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Comment adapter la doctrine de dissuasion nucléaire aux nouveaux enjeux et aux nouvelles menaces, notamment avec la guerre en Ukraine et la Russie ?
Comment adapter la doctrine de dissuasion nucléaire aux nouveaux enjeux et aux nouvelles menaces, notamment avec la guerre en Ukraine et la Russie ?
©Mikhail Klimentyev / Sputnik / AFP

Apocalypse Now

Implicitement, les doctrines sur l’usage de l’arme nucléaire ont été construites sur l’idée que les puissances détonnant la bombe ne se mettraient pas en situation de commettre des massacres moralement insoutenables… Avec la sauvagerie déployée en Ukraine, Vladimir Poutine a fait voler en éclats ces certitudes.

Benoît Pelopidas

Benoît Pelopidas

Benoît Pelopidas, auteur de Repenser les choix nucléaires aux Presses de Sciences Po (2022), est associate professor à Sciences Po (CERI), chercheur associé à l’Université Stanford et lauréat d’un financement quinquennal du Conseil Européen de la Recherche (ERC) sur les choix nucléaires. Il a fondé le premier programme de recherche sur les questions nucléaires en France qui soit indépendant et transparent sur ses sources de financements et qui évite le conflit d’intérêts en n’acceptant des financements que sur la base de l’évaluation académique des mérites de la recherche conduite.

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Atlantico : Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, une option semble redoutée par tous : l’usage d’une arme nucléaire tactique. Son usage dévastateur aurait pour but de démoraliser l’adversaire alors que des troupes russes seraient en déroute. La simple idée qu’une puissance nucléaire puisse l’utiliser dans un conflit remet-elle en cause cet équilibre de la peur entre les puissances nucléaires sur lequel nous sommes depuis des décennies ? Cette solution est-elle instable ? 

Benoît Pelopidas : La menace explicite de l’emploi d’armes nucléaires nous force à nous confronter au fait que la possibilité d’explosions nucléaires, délibérées ou pas, demeure et que la confiance dans son impossibilité est tout simplement erronée. Les doctrines ainsi que la quête de crédibilité de la dissuasion nucléaire, l’issue catastrophique des simulations de crise nucléaires et les cas où nous avons évité des explosions nucléaires par chance manifestent cette possibilité. Mais il est très difficile de croire à ce que nous savons sur cette possibilité, réelle en Ukraine. De même, cela nous force à réaliser que face à un emploi d’armes nucléaires délibéré ou accidentel, il n’y a pas de protection et ce au moins depuis les années 1960. L’idée que l’absence d’explosions nucléaires non désirées depuis 1945 résulterait d’un contrôle parfait et d’un équilibre de la peur est inexacte. En effet, je montre dans l’ouvrage, archives et témoignages à l’appui, qu’à plusieurs reprises, ce qui nous a sauvé d’explosions nucléaires est soit indépendant des pratiques de contrôle, soit dû à une défaillance ou à une forme de désobéissance, c’est-à-dire l’opposé du contrôle. Attribuer ces issues favorables à un succès de la dissuasion est une illusion rétrospective de contrôle, de protection et de stabilité.

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Comment adapter la doctrine de dissuasion nucléaire aux nouveaux enjeux et aux nouvelles menaces ?

Le problème de l’adaptation tient à ce qu’en France la discussion est trop souvent binaire entre d’un côté la continuation de la politique existante et de l’autre côté « baisser la garde » ou « le désarmement unilatéral » qui font figure d’épouvantails et produisent l’illusion de l’absence d’alternative. Dans l’ouvrage, je montre que les quatre justifications communes suggérant qu’il n’y a pas d’alternative sérieuse à la politique existante sont erronées ou incomplètes. Il faut donc désacraliser sans conventionnaliser les armes nucléaires pour se rendre capable de poser la question : de quels systèmes d’armes avons-nous besoin face à quel type d’ennemi dans les soixante-dix prochaines années – l’horizon qui nous conduit à la fin de service des sous-marins lanceurs d’engin que nous sommes en train de construire ? L’ouvrage dans son ensemble permet de construire une justification cohérente de la continuation de la politique existante, qui n’a rien à voir avec les justifications publiques, et une série d’alternatives claires entre des paris sur l’avenir pour rendre le choix possible. L’adaptation commence par une mise en cohérence entre des justifications publiques, l’arsenal construit et des paris sur l’avenir. Elle peut donc inclure bien plus que la doctrine.

La dissuasion nucléaire marche-t-elle toujours autant ? 

Votre question suppose qu’elle a toujours marché. L’objectif de la recherche indépendante consiste à se rendre capable d’évaluer cette affirmation au cas par cas plutôt que d’accepter une réponse officielle a priori. Ne nous trompons pas sur ce qu’est la dissuasion nucléaire.

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D’abord, on la définit souvent comme une source de protection. Or, nous avons vu que la protection n’est simplement pas possible. La stratégie de dissuasion est donc un pari sur la vulnérabilité comme condition de la sécurité qui suppose que ladite menace va effrayer l’adversaire, que cette peur va le rendre prudent et qu’aucun des parties ne va perdre le contrôle ou subir d’explosion nucléaire non désirée. La question consiste à se demander comment les changements technologiques, géopolitiques et les ennemis à venir affectent ce pari.

Ensuite, on comprend souvent la dissuasion nucléaire comme une stratégie strictement défensive. N’oublions toutefois pas qu’elle est fondée sur la menace. D’ailleurs, les pratiques courantes de la Russie illustrent que la menace d’emploi d’armes nucléaires peut couvrir des actions agressives telles que la guerre en Ukraine ou les incursions pakistanaises en Inde à Kargil en 1999 et les attaques de 2001 et 2008 et toujours être désignée comme « dissuasion ».

Enfin, le rôle de la chance dont nous avons parlé est loin d’être la seule limite de l’argument du succès parfait de la dissuasion nucléaire jusqu’à présent. Rappelons simplement que la menace de représailles nucléaires ne dissuade pas tous les dirigeants et les comportements que nous souhaitons dissuader. Depuis les années 1950, on compte par exemple de nombreuses attaques ou invasions de territoire qui ont eu lieu en dépit de la possibilité de représailles nucléaires. C’est pourquoi j’insiste sur la clarification des futurs et des ennemis que l’on imagine plutôt que de se convaincre qu’ils correspondront aux arsenaux que nous avons ou voulons construire aujourd’hui.

Benoît Pelopidas, auteur de Repenser les choix nucléaires aux Presses de Sciences Po (2022), est associate professor à Sciences Po (CERI), chercheur associé à l’Université Stanford et lauréat d’un financement quinquennal du Conseil Européen de la Recherche (ERC) sur les choix nucléaires. Il a fondé le premier programme de recherche sur les questions nucléaires en France qui soit indépendant et transparent sur ses sources de financements et qui évite le conflit d’intérêts en n’acceptant des financements que sur la base de l’évaluation académique des mérites de la recherche conduite.

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