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Pour Christophe de Voogd, "l'antisémitisme se mélange avec le ressentiment du passé colonial, très fort dans les populations arabo-musulmanes", plus nombreuses en France qu'ailleurs en Occident.
Pour Christophe de Voogd, "l'antisémitisme se mélange avec le ressentiment du passé colonial, très fort dans les populations arabo-musulmanes", plus nombreuses en France qu'ailleurs en Occident.
©GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Haine de soi

La haine de soi atteint en ce moment un paroxysme, et les ennemis de l'Occident s'en nourrissent.

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Atlantico : Depuis le 7 octobre, notre société est groggy. Après les attaques sanglantes du Hamas en Israël, des millions de gens ont défilé en Europe aux cris de "Allah Akbar" avec des drapeaux du Hamas, d'Al-Quaïda et même des Talibans. Qu'est-ce qui ne tourne pas rond ? L'Occident est devenu fou ? Est-ce la haine de nous-même qui ressurgit ?

Christophe de Voogd : La situation est en effet une nouvelle illustration de l’Absurdistan dans lequel nous vivons ; et parmi les plus tragiques. Comment en effet expliquer que, suite à un massacre de 1200 Juifs par des terroristes islamistes en Israël, la « réaction » dominante en Occident consiste à manifester contre… Israël et les Juifs ? Et comment expliquer que cette contradiction flagrante ne saute pas aux yeux de tous ? L’expression « sens dessus dessous » n’a jamais été plus pertinente ; c’est en effet à une inversion du sens que nous assistons.

Deux facteurs y concourent : d’une part évidemment la présence en Occident de fortes communautés musulmanes de plus en plus nombreuses et de plus en plus poreuses à l’idéologie islamiste. A cet égard, la taille et la virulence, voire la violence des manifestations pro-Hamas dans le monde anglo-saxon et en Allemagne renvoie directement à l’échec du modèle multiculturel. Celui-ci ne peut pas fonctionner si une minorité ne veut pas jouer les règles du jeu, ne s’inscrit pas dans « le consensus par recoupement » (overlapping consensus), cher à John Rawls, qui repose sur un socle de valeurs minimal, à commencer par l’acceptation de l’existence des autres communautés. En France, l’encadrement plus strict des libertés d’expression et de manifestation limite l’ampleur du soutien déclaré au Hamas, mais je ne suis pas sûr que le fond des choses soit différent : car l’antisémitisme s’y mélange avec le ressentiment du passé colonial, très fort dans des populations arabo-musulmanes qui y sont aussi plus nombreuses que dans la plupart des pays occidentaux.

Et c’est là que nous rencontrons le deuxième facteur de cette inversion victimaire qui désigne les Juifs comme les agresseurs. La puissance au sein même de la population native d’Occident, surtout dans sa jeunesse (mal) éduquée, du courant woke et de ses dérivés de toutes appellations, qui se résument finalement à un postulat très simple : les maux du monde entier sont dus sans exception à la domination du mâle blanc. Cette haine de soi - qui est l’une des potentialités de la conscience occidentale comme l’avait bien vu Nietzsche - atteint en ce moment un paroxysme. Et ce qui est nouveau, c’est que cette haine de soi, ce politiquement correct qui oblige à « ne pas dire ce que l’on voit et à ne pas voir ce que l’on voit », selon la formule au scalpel de Péguy, domine de façon écrasante la culture, l’enseignement (secondaire comme supérieur) et les médias ; et donc la classe politique, avant tout soucieuse de son « image », donc de l’opinion des « faiseurs d’opinion », triomphe de la com’ oblige, quitte à être en totale déconnection avec l’opinion publique, la vraie, qui pense exactement le contraire... On le mesure sur quasiment tous les grands sujets actuels, notamment l’immigration et l’antisémitisme. 

Comment, dans une société éclairée, les défenseurs des droits homosexuel, les soutiens LGBT ou autres Queers of Palestine, peuvent-ils soutenir le Hamas ou autres islamistes ? Comment peuvent-ils vouloir protéger une idéologie qui les massacre dans la réalité? Peut-on parler d'aliénation ?

Ce à quoi nous assistons c’est justement à la rencontre des deux facteurs que j’ai évoqués pour comprendre la folie actuelle : une jeunesse immigrée frustrée et chauffée à blanc par les islamistes et une jeunesse « blanche » prise dans un vertige autodestructeur. Celui-ci, en effet, atteint la caricature chez les Queers for Palestine qui ne survivraient pas dix minutes dans la Palestine en question. La théorie de l’intersectionnalité est le support intellectuel de cette rencontre improbable : concept sociologique pertinent au départ (on peut se trouver au « croisement » de deux discriminations), il a dérivé, au prix d’une détournement militant, vers un confusionnisme absolu où toutes les minorités seraient opprimées par le même dominant blanc, qui bénéficierait, variante postmoderne du péché originel, d’un « privilège » indu. D’où le phénomène de l’islamogauchisme et plus spécifiquement de « l’islamisme woke » que le chercheur italo-américain Lorenzo Vidino a étudié dans une note récente pour la Fondation pour l’innovation politique. Le jeune essayiste Samuel Fitoussi a, de son côté, admirablement décrit ce mécanisme délétère et mortifère qui conduit tout droit à un antisémitisme décomplexé :

« Si l’on pousse la logique à son aboutissement, il existe pire que le privilège blanc : le privilège Juif. De fait, en Occident, les Juifs sont encore plus surreprésentés que les Blancs dans certains domaines, et au Proche-Orient, Israël est plus prospère, plus libre, plus démocratique, que ses voisins. Avec la logique woke, qui ne croit pas au mérite mais au privilège, qui conçoit la vie en société comme un jeu à somme nulle entre différents groupes identitaires, les Juifs sont de redoutables oppresseurs. L’antisémitisme woke : une forme de racisme anti blanc au carré […] La logique woke porte en elle l’inversion accusatoire systématique. Plus il existera d’antisémitisme, plus celui-ci sera violent, plus ce sera de la faute des Juifs ».  

Trop de liberté tue-t-elle la liberté ? Que dire ou que faire avec des gens qui considèrent que les droits des individus sont supérieurs à toute considération sur la préservation du groupe, c'est à dire la nation ? La liberté, c'est une notion différente en fonction des générations? Que signifie ce mot pour les jeunes d'aujourd'hui ? une pure absence de contraintes seulement ? 

Le libéral que je suis pose l‘enjeu différemment : ce n’est pas « trop de liberté qui tue la liberté » en l’occurrence ; c’est trop de tolérance à l’égard des intolérants, donc des ennemis de la liberté. Car la liberté n’est justement pas une valeur mise en avant par les islamistes et les woke, sauf pour des raisons tactiques afin nous prendre à nos propres principes : lisez leurs textes, regardez leur comportement : du totalitarisme des uns à la cancel culture, ces mouvements sont profondément liberticides. Ils ne sont pas davantage individualistes au sens philosophique du terme, c’est-à dire du couple indissociable liberté/responsabilité d’un sujet doté d’un droit inaliénable à son propre « projet de vie » comme disait John Stuart Mill, mais qui est éclairé dans ses choix par la raison et le respect de la liberté d’autrui. C’est évident pour l’islamisme qui met la foi au-dessus de la raison, la violence au-dessus de la loi civile, et la communauté des croyants au-dessus de l’individu ; c’est aussi vrai du wokisme qui vit dans la victimisation, le ressenti et le ressentiment et assigne l’individu à une minorité, donc un groupe aussi marginal soit-il : d’où la prolifération des lettres après « LGBT ». Amin Maalouf a très bien défini ce contresens contemporain qui confond identité et appartenances et réduit l’individu à une seule d’entre elles : la race, la religion, le genre (y compris le transgenre), etc. Or, sans la raison, qui est la base même de la possibilité d’un monde commun, et sans le respect d’autrui, qui est la condition même de la liberté de chacun, c’est le règne du caprice et la loi du plus fort qui s’imposent inévitablement. Et de fait, caprice individuel et loi du plus fort sont deux tentations fortes dans une partie de la jeune génération, à en juger par l’explosion des incivilités, de la violence, et les enquêtes qui montrent son attirance croissante pour le modèle autoritaire. Mais en est-elle seule responsable à voir ce que ses aînés lui transmettent comme message par leur propre comportement et leur propre discours ?

Ce qui est donc en jeu aujourd’hui, c’est la défense de nos démocraties libérales, « de notre société ouverte » comme disait Karl Popper face à « ses ennemis » ; et là-dessus il y a une constante de la pensée libérale de Locke, qui légitimait la répression des dissidents religieux dès lors qu’ils avaient un objectif politique, à Popper précisément, auquel je laisserai le dernier mot :

« Nous devons donc revendiquer, au nom de la tolérance, le droit de ne pas tolérer les intolérants. Nous devrions affirmer que tout mouvement prêchant l'intolérance se place hors la loi, et considérer comme criminelle l'incitation à l'intolérance et à la persécution, de la même manière que nous considérerions comme criminelle l'incitation au meurtre, à l'enlèvement, ou à la relance de la traite des esclaves. »

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