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Ces leçons que nous serions bien inspirés de tirer des difficultés de Poutine en Ukraine
©OZAN KOSE / AFP

Contrôle démocratique

Indépendamment de considérations morales ou politiques, la démocratie présente certainement des faiblesses « fonctionnelles » relativement aux régimes autoritaires. Mais aussi une grande force : le contrôle et la transparence. A condition qu’ils soient réels

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Plus de 10 jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le conflit ne semble pas prêt de se terminer. Pensé comme bref par Poutine, il s’annonce finalement comme de longue durée. Plusieurs analystes évoquent l’idée que Poutine manque d’informations car il n’est que très peu remis en cause dans ses décisions. Dans quelle mesure le contrôle démocratique est-il inexistant en Russie ? Cette absence de contrôle des régimes autoritaires nuit-elle forcément à la bonne tenue d’une opération ? 

Christophe Boutin : Je crois que de manière très générale, bien au-delà du seul cas russe, il convient de ne pas confondre le contrôle démocratique des décisions prises par le pouvoir exécutif d'une part, et les aides à la décision fournies aux dirigeants d’autre part. Certes, le contrôle démocratique (débat parlementaire, contrôle juridictionnel, avis de diverses autorités) peut apporter au titulaire du pouvoir des informations nouvelles susceptibles d’infléchir ses choix. Mais il n’est pas uniquement destiné à permettre de prendre une meilleure décision, mais aussi – et surtout, si on remonte à son origine historique -, à éviter les dérives d'un pouvoir qui pourrait se croire tout-puissant. Il relève donc plus du contre-pouvoir que de la collaboration des pouvoirs. 

Dans l'hypothèse que vous évoquez, Vladimir Poutine aurait surtout manqué d'informations au stade de la préparation de sa décision, bien en amont donc de celle du contrôle démocratique. La question n’est alors pas seulement celle de l'effet supposé d’un tel contrôle sur les décisions du maître du Kremlin, mais aussi et surtout celle de la manière dont un pouvoir autoritaire peut basculer dans un certain autisme. C’est un phénomène connu. Quand le titulaire d’un pouvoir, chef d’État ou chef d’entreprise, ne trouve plus en face de lui quelqu’un pour lui apporter la contradiction, car personne n'ose plus le faire par peur de sanctions, le débat contradictoire qui permettrait de remettre en cause certains éléments et, peut-être, de prendre la même décision, mais en en ayant alors mieux évalué toutes les conséquences possibles, disparaît. Ne reste qu’un phénomène de cour où gravitent autour du dirigeant toute une série d'affidés qui, pour conserver leur place, usent de la flatterie et abondent dans le sens supposément voulu par ce dernier. 

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Mais ce type de dérive n’est pas réservé aux régimes qualifiés « d’autoritaires », dirigés par un chef unique. Quand bien même en effet le système institutionnel ne prévoirait que de manière limitée les contrôles démocratiques, son dirigeant n’en devient pas pour autant nécessairement un autocrate. Inversement, les penseurs libéraux comme Benjamin Constant ou Alexis de Tocqueville ont toujours insisté sur la possibilité de voir un groupe, et non seulement un homme seul, exercer une dictature. En ce sens, et en dehors de la possibilité de contourner certains contrôles, l’existence d’une approche commune entre titulaire du pouvoir et agents de contrôle peut elle aussi conduire à une dérive autiste du pouvoir. 

Ne restent alors deux « contrôles » : celui qui intervient au moment de l'élection, lorsque les électeurs choisissent ou non de renouveler leur confiance, auquel on pourrait ajouter le contrôle des médias. Mais cela suppose un pluralisme médiatique, une vraie liberté d’expression, un débat démocratique réel au moment des élections, autant d’éléments qui, là aussi, ne vont pas obligatoirement de soi, et ce quel que soit le régime concerné.

À l’inverse, les démocraties libérales mettent justement en avant l’existence de ce contrôle démocratique, le contrôle des citoyens sur la vie politique et sur la transparence des institutions. À quel point, est-il, en France, vivace et efficace, dans les institutions et dans les faits ?

La question que vous posez, très vaste, touche en fait d’abord au contrôle de l’édiction de la norme. Une autorité prend une décision, mais pour que cette décision entre dans les faits, on doit nécessairement la traduire par une norme, en France par exemple par une loi ou un règlement. Or tout au long de l’établissement de cette norme vont se succéder des contrôles. Le projet de loi gouvernemental va ainsi être soumis pour avis au Conseil d’État, puis débattu au Parlement qui va l’accepter, le modifier ou le rejeter. Vient alors le temps du contrôle juridictionnel, puisqu’il est possible avant la promulgation du texte de saisir le Conseil constitutionnel pour lui demander d’en vérifier la conformité au bloc de constitutionnalité, autrement dit le respect d'un certain nombre de droits et de libertés. Dans le cadre cette fois d’un acte règlementaire, décret ou arrêté, s’il n’y a pas nécessairement avis du Conseil d’État, il y a toujours la possibilité de saisir le juge administratif pour qu’il en apprécie la légalité et la conventionnalité. 

En dehors des cas de contrôle de la norme, un autre contrôle démocratique vient de la possibilité pour le Parlement de créer une commission d'enquête, prévue depuis la révision de 2008 à l'article 51-2 de la constitution. Le même Parlement est aussi compétent, au travers de la structure particulière de la Cour de justice de la République (art. 68 -1 et 2) pour juger des cries et délits commis par les membres du Gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions, et, dans le cadre de la Haute-Cour, d’un manquement à ses devoirs incompatible avec sa charge de la part du président de la République (art. 68).

Mais votre question est aussi celle de la réalité de ce contrôle, et il est beaucoup plus difficile de répondre ici. Nous venons d’évoquer le contrôle du Parlement au moment du vote de la loi, mais le fait majoritaire, c’est à dire la conjonction de la majorité présidentielle et de la majorité à l’Assemblée nationale, joue pour le limiter : on a ainsi parlé, aux débuts de la Cinquième république, des « députés godillots » du gaullisme, mais la majorité LREM ne semble pas avoir été non plus de nos jours excessivement critique sur les projets de lois gouvernementaux. Pourquoi le serait-elle d’ailleurs, et ce en dehors des choix de carrière de tel ou tel, puisqu’a priori les deux, Président et majorité parlementaire, participent de la même vision du monde ? Les commissions d'enquête alors ? Mais quelles suites sont réellement données à des auditions qui restent sous contrôle ? Le contrôle juridictionnel ? Là encore certains magistrats peuvent participer de la même doxa ambiante, et non seulement le contrôle ne sera pas alors très pointu, mais on verra même parfois les juges torturer les textes de référence pour valider les choix gouvernementaux. On l’aura compris, même si, au moins, les procédures existent, ce n’est pas toujours une garantie suffisante.

Le Covid a-t-il été le déclencheur, ou le révélateur, d’une perte de contrôle et de transparence de l’action de l’exécutif ?

Comme toute crise, la crise sanitaire, ne serait-ce que par l'urgence qu’elle impose à la prise de décision, porte atteinte au fonctionnement régulier des contre-pouvoirs institutionnels, ces divers contrôles que nous avons évoqués. Pour éviter les dérives, les textes ont d’ailleurs organisé l’urgence. C’est l'état d'urgence, mis en œuvre par l'exécutif mais qui ne peut être prolongé au-delà de 12 jours que par le vote d'une loi par le Parlement. C’est l'état d'urgence sanitaire, créé par la loi du 23 mars 2020 dans un mode assez proche. C’est l'état de siège, prévue à l'article 36 de la Constitution, et dont, là encore, la prorogation au-delà de 12 jours doit être autorisé par le Parlement. Et c’est bien sûr enfin l'article 16, qui confie les pleins pouvoirs au président de la République et dont les conditions de mise en oeuvre, depuis 2008, sont contrôlées par le Conseil constitutionnel, ab initio puis de manière facultative après 30 jours et de manière obligatoire après 60. Enfin, puisque vous évoquez la Russie et l’Ukraine, sur le plan spécifique de l’emploi des forces armées, la déclaration de guerre est autorisée par le Parlement (art. 35), et si rien n'empêche le gouvernement de faire intervenir des forces armées à l'étranger sans déclaration de guerre - il se contente alors d'en informer le Parlement -, lorsque l’on dépasse quatre mois d'intervention il faudra cette fois l'autorisation du Parlement pour continuer.

Reste que la crise du Covid a démontré les limites de cette organisation de l’urgence, et invite à la reconsidérer. C’est ainsi que les état d’urgence et état d’urgence sanitaire gagneraient sans doute à voir leur cadre procédural intégré au texte constitutionnel – comme pour l’état de siège ou la mise en œuvre de l’article 16 -, et que des règles plus strictes devraient s’imposer quant à leur prorogation. Par définition en effet, un état d’urgence doit être exceptionnel et court. Lorsqu’il est reconduit régulièrement, on fait d’un régime d’exception une modalité institutionnelle de gestion de crise, ce qui est démocratiquement inacceptable. Comme il y a ensuite depuis 2008 un contrôle par le Conseil constitutionnel de la réalité des conditions de mise en œuvre de l’article 16, on peut se demander si un contrôle de ce type ne devrait pas exister pour les états d’urgence. On ne peut enfin que regretter l’usage de structures en lieu et place d’autres à seule fin sans doute d’opacifier la prise de décision et d’en rendre secret à l’avenir les modalités, comme avec l’excessive substitution d’un conseil de défense au conseil des ministres. 

Certes, c’est la loi qui prolonge ces états d’urgence, mais nous avons évoqué les limites du contrôle parlementaire : la majorité vote les textes qu’on lui propose. Dans le cadre de la crise Covid, cet affaissement des pouvoirs parlementaires s’est aussi manifesté par un recours important aux ordonnances de l’art. 38, par lesquelles le Parlement se dessaisit d’une partie de sa compétence législative, fixée à l’art. 34, pour la confier temporairement au gouvernement. Là encore il s’agit de gagner des délais, mais là aussi il est permis de considérer qu’il y eût des abus. Quant aux textes de loi qui attribuent des pouvoirs exceptionnels à l’exécutif, permettant éventuellement de porter atteinte à certaines libertés, ce ne devrait être que pour des délais excessivement limités, et avec un contrôle très strict – qui n’a pas toujours été celui du juge constitutionnel.

En résumé, il faut des procédures d’urgence face à des situations de crises graves dans lesquelles la réponse doit être immédiate. Mais un bilan complet de ce qui s’est passé pendant la crise du Covid devrait sans doute conduire à ajouter des garde-fous, même si ceux-ci trouveront toujours deux limites : la première est la peur des autorités de voir leur responsabilité engagée pour avoir empêché, par un contrôle, une action qui aurait pu être utile ; la seconde est cette communion de l’ensemble, de l’exécutif comme de la majorités du parlement ou des juges, dans une même doxa.

Faut-il s’inquiéter de l’efficacité des décisions prises en France lorsque, comme actuellement, le contrôle démocratique n’est pas assuré de manière pleine et entière ? Dans un contexte de tension mondiale, les démocraties libérales sont-elles encore lucides sur leurs forces et leur faiblesse ?

Nous en revenons à notre question initiale ou presque et à la nécessité de ne pas confondre contrôle démocratique et efficacité des décisions. D'abord parce que dans certaines situations d'urgence un contrôle démocratique serait non seulement inefficace mais aussi dangereux : face à une invasion, on ne va pas réunir le Parlement pour savoir si on doit déclarer la guerre, mais prendre au plus vite des décisions pour empêcher les forces ennemies de progresser. C’est tout le sens de l’article 16 de notre Constitution. 

Pour l’efficacité, la question principale reste celle de la qualité de l’information qui a permis la prise de décision. Elle peut passer par le Parlement, mais elle peut aussi venir de ces multiples institutions consultatives destinées à éclairer le politique : le rôle du conseil scientifique a ainsi été essentiel, pour le meilleur ou pour le pire, dans la gestion de la crise sanitaire. 

Bien difficile avec tout cela de savoir si les démocraties libérales sont « encore lucides sur leurs forces et leurs faiblesses ». De manière générale, sans doute pas plus et pas moins que les autres pouvoirs, puisqu’elles ne permettent encore une fois pas moins que d'autres la mise en place d’un pouvoir autiste. La différence est qu’il ne s’agit pas ici d’un autocrate isolé qui n'écoute plus personne, mais de toute une caste politique, juridique et médiatique, regroupement des « sachants » qui communient dans la même doxa, qui se refusent à accepter les moindres critiques, et qui ne font donc pas plus preuve de lucidité.

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