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Ces idées reçues qui viennent régulièrement paralyser la politique étrangère française
©Francois Mori / POOL / AFP

Ces experts qui deviennent gourous

Sur l'Allemagne ou le Proche-Orient, la France persiste à refuser le débat entre des spécialistes qui seraient issues de formations différentes et complémentaires. Sa diplomatie s'en trouve entravée.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

Voir la bio »

Il y a une vingtaine d’années, j’avais suggéré à un éditeur français de rééditer le magnifique livre de Borgese, Goliath. La marche du fascisme. Cet ouvrage paru d’abord à la fin des années 1930, est l’une des plus fines analyses de ces « passions italiennes » qui ont rendu possible Mussolini dans les circonstances bien particulières de la « victoire volée » et de la crise économique et sociale d’après-guerre. Un premier éditeur l’avait republié en 1992 mais, devant la diffusion mitigée, était prêt à en céder les droits. L’éditeur auquel je proposais de le reprendre me fit attendre plusieurs semaines puis, suite à mon insistance, me fit savoir qu’il avait consulté « le spécialiste » de l’histoire de l’Italie en France, qui avait déconseillé ce livre, « pas assez scientifique ». Notre pays a décapité son roi et chassé les successeurs qui ont tenté de se réinstaller sur le trône d’Hugues Capet mais dans le milieu culturel, académique, éditorial on fonctionne encore avec de petites monarchies intellectuelles et mondaines. 

Durant toute ma formation à l’histoire de l’Allemagne, la plupart des experts ne juraient que par Alfred Grosser. Lorsque je commençais mes études, on m’avait offert un livre de Grosser. Je crois ne m’être jamais autant ennuyé à lire un ouvrage universitaire. Au début, je ne disais rien; mais plus j’avançais dans l’étude de notre grand voisin, plus je découvrais un système absurde, dont toutes les planètes tournaient autour d’un soleil auto-proclamé, dont le célèbre cours à Sciences Po reposait essentiellement sur la capacité à rendre compte sans en avoir l’air d’une lecture assidue de la « Frankfurter Allgemeine Zeitung ». Cela n’aurait pas été bien grave si le même gourou des études allemandes n’avait utilisé son petit « pouvoir charismatique », au sens où Max Weber utilise le terme (un vaste public d’étudiants et d’universitaires projetait sur Grosser l’image DU spécialiste de l’Allemagne), en instrument de pouvoir au sein de l’université. C’était l’époque où un mandarin pouvait se rendre au Ministère en charge des universités pour mettre un veto à la promotion d’un collègue. Alfred Grosser l’a fait maintes fois. 

Le résultat ne s’est pas fait attendre: alors que l’Allemagne est notre principal partenaire et sert même de référence permanente à nos dirigeants, la capacité d’analyse de l’Allemagne a été en partie stérilisée par la tyrannie (je n’ose même pas dire intellectuelle) d’un homme qui procédait par oukases, fixant ce qu’on avait le droit de dire ou pas sur l’Allemagne. En 1989-1990, les dirigeants français coururent après les événements durant la réunification menée au pas de charge par Helmut Kohl, parce qu’ils se tournaient vers l’oracle de Sciences Po, qui n’avait rien anticipé et n’avait aucune méthode à proposer; et ils ne connaissaient pas les rares spécialistes français (comme mon maître en Sorbonne Jacques Bariéty) ou étrangers (surtout des Britanniques et des Américains) qui auraient pu les éclairer. J’ai tâché de montrer dans mon ouvrage « Paris-Berlin. la survie de l’Europe » (Gallimard, 2019) combien l’analyse de l’Allemagne en France perd, aujourd’hui encore, à refuser le débat entre des spécialistes qui seraient issues de formations différentes et complémentaires; combien nos dirigeants fonctionnent avec des idées reçues. Non pas celles du café du commerce mais celles que l’on enseigne dans nos écoles et nos universités ou bien celles que l’on va chercher à l’étranger dans tel ou tel think tank et que l’on érige en dogme, à la française. 

Emmanuel Macron au Proche-rient: un instinct juste paralysé par les « idées reçues »

Les limites de la formation française des élites apparaissent clairement quand il s’agit du Proche-Orient. La région, depuis Les guerres américaines en Irak, les printemps arabes et la réémergence de la Russie sur la scène internationale, est en plein bouleversement. Arabophones, Persophones et Turcophones s’y livrent à une lutte d’influence pour savoir qui maîtrisera l’islam radical et le fera servir à sa puissance - ou au contraire tirera avantage de l’avoir éradiqué. Quant au conflit israélo-palestinien, il est passé au second rang. Israël a, depuis les années 2000, fait une série de propositions de paix, toutes rejetées par les Palestiniens. Ceux-ci perdent progressivement leurs soutiens traditionnels et Donald Trump en a profité pour pousser à une série d’accords de paix entre Israël et des pays arabes. Pour la France, il devient d’autant plus urgent de s’adapter à la nouvelle donne que la présence, devenue importante, de Musulmans sur notre sol, a pour conséquence d’importer les rivalités entre turcophones et arabophones. 

Une occasion s’est présentée récemment de reprendre pied au Proche-Orient, après l’explosion de Beyrouth; Emmanuel Macron, à qui on concèdera un certain instinct politique, a senti qu’il fallait faire quelque chose; mais il l’a fait de manière particulièrement maladroite - la grenouille du plan de réorganisation gouvernementale a voulu se faire aussi grosse que le boeuf et a éclaté. Le même Emmanuel Macron a eu un assez bon instinct pour dénoncer l’impérialisme d’Erdogan; or, à présent qu’Erdogan fait monter les enchères en instrumentalisant l’affrontement entre les islamistes et le reste de la société française, le président français apparaît bien démuni. Vers qui se tourner, pour comprendre?  Emmanuel Macron a la chance de pouvoir compter sur un esprit libre et un de nos rares universitaires de niveau mondial en analyse des relations internationales et en compréhension du monde musulman - Gilles Kepel. Le problème reste cependant que l’actuel président français n’écoute pas suffisamment ses conseillers; il aime n’en faire qu’à sa tête et, le plus souvent, il ne trouve pas la politique qui viendrait appuyer son analyse instinctive; précisément, parce qu’il est très dépendant des idées reçues qui caractérisent la formation des élites françaises. 

En ce qui concerne le Proche-Orient, j’en ai recensé quatre.

Les quatre dogmes qui entravent notre politique proche-orientale

1. La vieille idée que François Ier fut génial, moderne et visionnaire en pratiquant l’alliance ottomane au nom de l’équilibre européen. La réalité historique, aujourd’hui bien connue, est que ce fut une terrible erreur, de François Ier à Louis XIV, de ne pas aider le reste de l’Europe à repousser le péril turc. La France n’y a jamais rien gagné en termes de soutiens et de puissance et elle s’est durablement attirée le ressentiment d’une partie des Européens, à commencer par l’Europe centrale. On dira que l’Union Européenne semble s’être ralliée au tropisme turc du Paris d’Ancien régime en discutant durant de longues années d’une entrée de la Turquie dans l’organisation. Et la République française s’est longtemps enorgueillie d’avoir inspiré la laïcité kémaliste.  Mais tout cela est bel et bien fini. Et le président Macron se trouve bien démuni: connaissant mal l’histoire, pas assez psychologue pour évaluer justement les forces de son adversaire, il tâtonne et court le risque de tomber dans le piège de la surenchère que lui tend Erdogan. 

2. Il est une autre idée reçue, consciencieusement transmise de génération en génération dans la formation de nos dirigeants: la politique arabe de la France. Napoléon III avait lancé l’idée vague du « Royaume Arabe ».  Et il est bien vrai que notre présence au Maghreb, en Egypte et en Syrie a été pendant des années un facteur d’équilibre pour la région. Tout cela a été remis en cause dans le dernier demi-siècle. Il nous reste bien des relations soutenues avec une partie du Maghreb; mais le reste de la réalité arabe nous échappe largement: Nicolas Sarkozy a présidé à une désastreuse guerre en Libye; cela fait longtemps que les Américains ont écarté notre influence en Egypte. Au-delà de la disponibilité de nos dirigeants pour ouvrir la France à des financements venus du Golfe, nos présidents depuis Chirac n’ont absolument pas été en mesure de développer une politique d’intérêts français dans le Golfe. Quant au Liban et à la Syrie, nous y jouons le plus mal possible les cartes dont nous disposons encore. Et si l’on va plus loin vers l’Est, nous avons accepté la destruction américaine de l’Irak mais sans être en mesure de développer une politique claire vis-à-vis des zones chiites, a fortiori de politique iranienne. La « politique arabe de la France » est comme un slogan qui flotte encore sur les ruines d’une diplomatie française qui court après les événements, faute de vision sur les transformations de la région. 

3. En partie dérivée de la « politique arabe de la France », la critique d’Israël initiée par le Général de Gaulle au moment de la Guerre des Six Jours, en 1967, a été érigée en dogme. Et jusqu’à aujourd’hui, cela pèse négativement sur notre capacité à intervenir dans la région. A vrai dire, nous avons affaire, sans doute, à l’une des erreurs d’analyses du Général. Son attitude première, lui le grand défenseur des nations, avait été de soutenir Israël. Aussi lucide soit l’analyse de sa célèbre conférence de presse du 27 novembre 1967, sur les difficultés immédiates qui allaient surgir pour Israël, la question se pose de savoir s’il fallait en tirer la conclusion d’un retour à une « politique arabe de la France ». Surtout, le Général de Gaulle ne se laissait jamais enfermer par des principes. En revanche, ses successeurs (avec une fâcheuse tendance à fixer dans le marbre les politiques les plus critiquables du Général ou du moins l’interprétation que l’on pouvait en donner) se sont enfermés dans une politique pro-palestinienne, hostile à Israël par principe, aujourd’hui de plus en plus contraire à nos intérêts car, dans l’Orient compliqué, Israël représente Non seulement un atout pour la lutte contre le terrorisme et le fondamentalisme musulman mais surtout une présence occidentale et démocratique. 

4. Une autre idée reçue plus récente concerne le Liban. Ceux qui voudraient soutenir d’abord les chrétiens auraient tort. D’abord parce que les Chrétiens ont été aussi brutaux que les autres lors de la première guerre du Liban (1975-1990). Ensuite parce que la République française ne devrait pas défendre une communauté religieuse aux dépens des autres. Le problème, c’est que nos présidents successifs, depuis Giscard, ont été peu assidus sur la scène libanaise, s’ils voulaient vraiment jouer un rôle auprès de toutes les communautés. Ensuite, la France s’est privée d’une carte maîtresse. Au moment où les Etats-Unis s’imposaient comme le principal soutien d’Israël, la France aurait eu intérêt à faire du Liban sa plaque tournante dans la région. Et où s’installer plus solidement qu’auprès de la communauté chrétienne, avec laquelle nous lie une histoire ancienne. Il aurait été ainsi crédible d’exiger de la modération de la part de certaines milices chrétiennes. Et surtout, nous nous serions gagné le soutien des communautés sunnite, chiite et druze - avec lesquelles il aurait été possible de négocier sur des bases saines ; ce qui aurait eu des répercussions énormes dans nos relations avec tous les Etats de la région. La laïcité est fille du christianisme. C’est en étant présent sans faille auprès des Chrétiens du Liban que notre pays aurait le mieux défendu la laïcité dans la région. 

Il existe certainement d’autres idées reçues qui paralysent la politique française au Proche-Orient. Mais l’important est de comprendre que, dans tous les domaines de notre action publique, extérieure et intérieure, un défaut de la formation française tient à l’érection en dogmes d’idées reçues, selon un « café du commerce des élites », moins sympathique que celui du bar au coin de la rue, car il comporte une bonne dose d’arrogance.  

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