Ce que les rodomontades de Poutine vont coûter à l'économie russe<!-- --> | Atlantico.fr
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Vladimir Poutine, le président russe.
Vladimir Poutine, le président russe.
©Reuters

Tout se paye !

L'économie mondiale se porte plutôt bien, les taux d'intérêt sont bas, et malgré cela la croissance de la Russie faiblit. La faute, entre autres, à la crise de Crimée qui aurait coûté 2 % du PIB russe, soit 40 milliards de dollars à Moscou.

Julien  Vercueil

Julien Vercueil

Julien Vercueil est maître de conférences en sciences économiques et chercheur au Centre de recherche Europe-Eurasie de l'Inalco. Il est l'auteur  de Les pays émergents Brésil-Russie-Inde-Chine... Mutations économiques et nouveaux défis chez Bréal.

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Atlantico : Alors que l'économie mondiale affiche des signes de reprise, l'économie russe, elle, est en berne. L'intervention en Crimée aurait coûté 40 milliards de dollars à la Russie, soit 2% du PIB. Combien la crise ukrainienne pourrait-elle encore coûter à la Russie ?

Julien Vercueil : Pour l'instant nous ne pouvons percevoir que les réactions de court terme, liées à l'incertitude qu'a créée l'annexion, entretenue depuis par les tensions séparatistes dans le sud-est et la menace d'une deuxième intervention militaire russe. Ces coûts sont d'ores et déjà impressionnants et vont potentiellement bien au-delà des chiffres que vous citez.

Prenons par exemple la bourse de Moscou. Elle a connu deux chutes, l'une au moment de l'annexion de la Crimée, l'autre depuis la réactivation des tensions au début du mois d'avril ; entre temps, elle avait commencé à se rétablir. Le lien de causalité est évident : les investisseurs fuient l'incertitude radicale liée à la menace de troubles et de guerre. Ce phénomène aggrave la fuite des capitaux, qui était déjà depuis longtemps un problème endémique de l'économie russe. Il pèse sur le cours du rouble, que la Banque centrale de Russie ne peut plus - et ne veut plus - soutenir comme avant et qui suit la même évolution que la bourse de Moscou depuis janvier 2014.

La chute des indices clés de la bourse de Moscou atteint actuellement environ 20 % par rapport aux niveaux moyens du quatrième trimestre 2013, soit l'équivalent de plus de 100 milliards de dollars. Ces pertes sont certes virtuelles, dans la mesure où l'investisseur n'est pas obligé de vendre ses titres à ce prix. Mais toute perte en capital, même non réalisée, limite la solvabilité des entreprises cotées et des investisseurs et leur capacité d'emprunt. Les conséquences réelles ne seront pas longues à se faire sentir, comme les entreprises russes l'ont déjà subi en 2008-2009. De plus, la chute du cours du rouble vis-à-vis de l'euro atteint un peu plus de 10 % depuis janvier, ce qui déprécie d'autant le PIB de la Russie en comparaisons internationales : on parle ici d'environ 200 milliards de dollars de perte de richesse pour les citoyens russes.

Enfin, la Banque centrale a été obligée de relever son taux directeur à 7 % durant le processus d'annexion de la Crimée. En rendant plus coûteux l'investissement, cela va déprimer encore davantage la dynamique économique, déjà déclinante.

Ce ne sont que les premiers effets. Les effets négatifs de second tour sur la croissance économique s'y ajouteront dans le futur.

L'annexion de la Crimée et la "gestion quotidienne" de ce territoire ne risquent-elles pas de représenter un coût supplémentaire pour Moscou ?

Ce n'est pas, loin de là, le plus important, comme on vient de le voir, mais ce sont des dépenses supplémentaires immédiates. Il faut intégrer les fonctionnaires des administrations de la Crimée à la fonction publique russe (le budget de la Crimée est d'environ 500 millions de dollars, il était couvert pour près de la moitié par l'Etat ukrainien), tout en mettant au niveau russe les salaires (le niveau de vie en Ukraine est inférieur de plus de 50 % à celui de la Russie).

Il faudra aussi prendre en charge et mettre à niveau les pensions de retraite (500 000 retraités vivent en Crimée, soit 25 % de la population de la péninsule, le coût est estimé à 1,9 milliards de dollars par an), réorienter les infrastructures d'approvisionnement qui viennent pour l'essentiel du continent, donc de l'Ukraine, réaliser le projet déjà ancien de construire un pont sur le détroit de Kertch,... Cela ne sera pas fait en un jour.

Les prévisions concernant l'année 2014 sont très mauvaises : la croissance pourrait chuter de 1,1 %, voire 1,8 % si la situation en Crimée empirait. Le conflit entre l'Ukraine explique-t-il à lui seul ces chiffres ?

Non, bien entendu. Le ralentissement économique est sensible en Russie depuis l'été 2012. Il n'est pas lié à des causes conjoncturelles (la politique monétaire de la banque centrale a été incriminée, mais elle est restée inchangée jusqu'en 2014), mais à l'épuisement du modèle de croissance russe, qui est un phénomène structurel. Ce modèle repose sur la croissance des prix des hydrocarbures et des matières premières exportées par la Russie. Lorsque les prix mondiaux augmentent, les recettes d'exportations s'accroissent, ce qui permet à la fois de financer les importations de biens d'équipement et de biens de consommation courante, tirées par l'extraordinaire essor de la consommation des ménages, et de maintenir l'équilibre voire l'excédent budgétaire malgré l'augmentation des dépenses publiques.

Mais ce modèle s'est avéré vulnérable au retournement des cours des matières premières suite à la crise financière internationale de 2008-2009, qui a plongé l'économie russe dans une crise brève, mais très profonde (chute de 7,8 % de son PIB en 2009). L'insuffisance des investissements de modernisation durant la "décennie brillante" (1999-2008) est alors apparue au grand jour : la productivité stagne depuis quatre ans à un niveau inférieur à 50 % des niveaux d'Europe occidentale. Faute de politique structurelle adaptée, la Russie n'a pas réussi à convertir sa rente de matières premières en levier de développement économique.

En 2013, les Russes ont transféré 63 milliards de dollars des comptes à l'étranger, après avoir été convertis en euro, dollar ou yen. Quels sont les risques inflationnistes d'une telle fuite de capitaux pour l'économie russe et surtout pour le citoyen moyen ?

L'inflation en Russie a un caractère seulement partiellement monétaire. Elle est aussi liée au caractère monopoliste de certains secteurs. De plus certains prix de base restent administrés, comme celui du gaz, et leur variation a un effet sensible sur l'indice des prix à la consommation. Enfin, l'inflation a eu tendance à augmenter dans les dernières années.

Lorsque la croissance atteint 7 à 8 % par an, comme dans les années 2000, l'inflation peut être de 10 à 15 % sans que cela pose de problème majeur. Mais lorsqu'elle est de 1 %, voire moins comme c'est le cas aujourd'hui, une inflation à 7 % devient vite un problème pour la vie quotidienne des habitants, et creuse rapidement les inégalités, nourrissant les mécontentements. Comme je l'ai indiqué précédemment, la Banque centrale de Russie vient d'être forcée par les événements d'augmenter ses taux d'intervention, ce qui aura pour effet de limiter la composante monétaire de l'inflation. Mais indiscutablement, la crédibilité - interne comme externe - du rouble est mise à mal par les conséquences de l'annexion de la Crimée.

Quelles répercussions ce ralentissement de la croissance peut-il avoir sur nos économies ?

L'économie russe pèse aujourd'hui l'équivalent d'économies comme l'Italie, la Grande Bretagne ou la France. Le commerce avec l'Union européenne représente 15,5 % de son PIB (soit la moitié de son commerce extérieur total). A l'inverse, ces mêmes échanges ne représentent que 1,4 % du PIB de l'UE. La relation économique UE-Russie est donc fortement asymétrique, du fait des poids relatifs des partenaires.

Cela dit, le ralentissement de l'économie russe toucherait les secteurs exportateurs français qui se sont développés vers ce marché porteur. Moscou est l'une des deux premières villes européennes en tant que marché de biens de consommation. Mais l'attrait économique de la Russie ne s'arrête pas à Moscou : dans les constructions mécaniques, l'agro-alimentaire, les services, le luxe, cosmétiques, les biens d'équipements de transport, 1200 entreprises françaises sont présentes en Russie, plus de 6000 entreprises commercent avec la Russie.

Le ralentissement économique qui se profile n'est pas une bonne nouvelle pour ces entreprises, même si certains secteurs continueront de se développer rapidement, y compris en cas de crise économique en Russie.

L'Union européenne envisage éventuellement de se tourner vers d'autres partenaires concernant ses besoins en énergie, tandis que les Etats-Unis sont aujourd'hui les premiers producteurs d'hydrocarbures au monde. Les sanctions économiques proposées par les Etats-Unis et l'Union européenne peuvent-elles empirer la situation ?

Concernant le gaz, il ne faut pas surestimer les possibilités de diversification d'approvisionnement à court terme de l'Union européenne. Elles existent mais sont limitées, et l'intérêt à long terme de l'UE n'est certainement pas de cesser d'être un bon client pour Gazprom. Il ne faut pas non plus surestimer les solutions de rechange pour Gazprom, dont 55 % des recettes totales et l'essentiel des recettes en devises proviennent de l'Union européenne, et qui perd chaque année 10 milliards de dollars sur son marché intérieur. Réorienter sa production vers la Chine est une solution théoriquement fort séduisante, mais moins aisée à mettre en pratique.

Les sanctions économiques risquent d'envenimer la situation. Si elles restaient limitées à quelques refus de visas ou gels d'avoirs, elles n'auraient pas de conséquence. Mais des mesures de rétorsion réciproques à plus grande échelle peuvent à tout moment dégénérer en embargos ciblés, voire généralisés. L'asymétrie entre la Russie, isolée, et les pays occidentaux ne crée pas une situation favorable parce qu'elle n'incite pas au compromis. C'est pourtant ce à quoi il faudrait parvenir.

*Le titre de cet article a été choisi par la rédaction d'atlantico.fr et n'engage pas Julien Vercueil. 

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