Ce que les Kremlin Leaks révèlent des plans de Vladimir Poutine pour sa réélection… et pour l’Europe<!-- --> | Atlantico.fr
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Vladimir Poutine au Kremlin, le 31 janvier 2024.
Vladimir Poutine au Kremlin, le 31 janvier 2024.
©Kristina Kormilitsyna / POOL / AFP

Propagande à la soviétique

L'agence estonienne Delfi a obtenu une série de documents qui révèlent la stratégie de l’administration Russe pour assurer la réélection de Vladimir Poutine à la tête de l’État en 2024

Alexandre Melnik

Alexandre Melnik

Alexandre Melnik, né à Moscou, est professeur associé de géopolitique et responsable académique à l'ICN Business School Nancy - Metz. Ancien diplomate et speach writer à l'ambassade de Russie à Pairs, il est aussi conférencier international sur les enjeux clés de la globalisation au XXI siècle, et vient de publier sur Atlantico éditions son premier A-book : Reconnecter la France au monde - Globalisation, mode d'emploi. 

 

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Françoise Thom

Françoise Thom

Françoise Thom est une historienne et soviétologue, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne

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Atlantico : L'agence estonienne Delfi a obtenu une série de documents qui révèlent la stratégie de l’administration Russe pour assurer la réélection de Vladimir Poutine à la tête de l’État en 2024. Que nous enseignent ces documents ? 

Alexandre Melnik : Ils nous apprennent non seulement que le Kremlin veut s'immiscer dans les élections présidentielles de façon assez visible, à travers les fake news évidents. Mais aussi de s'immiscer dans les cerveaux, dans les esprits des gens, à travers ce qu'on peut appeler la guerre hybride, informationnelle. C'est-à-dire créer de la confusion dans les esprits des gens, polluer les esprits, d'instrumentaliser les grands enjeux. Et quels sont les grands enjeux ? D'abord, montrer que, c’est la Russie qui détient aujourd'hui le monopole de l'authenticité chrétienne. Finalement, c'est un pays pur, c'est un pays qui est attaché aux valeurs chrétiennes, aux valeurs traditionnelles, la famille, etc. Par ricochet, on démontre, à travers des films qui font partie de cette propagande, que l'Occident est décadent, que l'Occident est dépravé. Donc cette campagne sert non seulement à justifier la guerre, qui est toujours appelée, opération militaire spéciale, mais montrer que c'est une guerre existentielle, et que la Russie se trouve du côté du bien, et pas du côté du mal. Et il y a un film qui fait partie de cette propagande dévoilée par Kremlin-Leaks : il raconte cette histoire extraordinaire d'amour. Un russe tout à fait pro-Poutine, tout à fait pro-guerre, rencontre une ukrainienne qui était au départ tout à fait contre, mais étant donné que d'après le sujet du film, elle aurait perdu son identité, elle a perdu ses repères dans la vie, etc. Et en plus, elle est amoureuse, elle est amoureuse de ce russe, elle change complètement d'avis. Il y a une dimension humaine qui dépasse le cadre, effectivement, politique. Il y a aussi un film qui fait partie de cette propagande qui est consacrée au poète russe du XIXe siècle, le plus grand poète russe, Alexandre Pouchkine. Et Alexandre Pouchkine est représenté comme un symbole de la Russie éternelle. Alors que c'est entièrement faux. Pouchkine combattait la tyrannie du Tsar.  

Françoise Thom : L’on est frappé d’un côté par les moyens colossaux alloués à la propagande pour ces élections. On voit que le front de la propagande est pris autant au sérieux que le champ de bataille en Ukraine. Le deuxième aspect qui saute aux yeux est l’approche soviétique, évidente à la fois par les contenus et par les moyens utilisés. On peut se demander pourquoi tout ce branle-bas, alors que les résultats du scrutin sont connus d’avance, et qu’il n’y a qu’un candidat, les trois autres ne faisant que de la figuration. Là encore le précédent de l’URSS peut nous éclairer. Les élections y étaient toujours organisées à grand fracas de propagande quoiqu’elles fussent à candidature unique. Il faut comprendre le rôle des élections dans le système soviétique : il s’agissait de vérifier le degré de contrôle de la population par l’encadrement du Parti. Aujourd’hui les élections ont la même fonction en Russie. Le Kremlin veut tester l’efficacité de la « verticale du pouvoir » et le degré de soumission de la population. Dès avril 2023 les consignes de l’Administration présidentielle communiquées aux vice-gouverneurs des régions était claires : aux élections de mars 2024 le taux de participation devait dépasser 70 % et le score de Poutine devait être supérieur à 75 %. Et malheur à celui qui n’arrivera pas à remplir les objectifs du plan.

Pourquoi les résultats de l’élection sont particulièrement surveillés dans les territoires du Donbass récemment rattachés à la fédération de Russie ? 

Françoise Thom : Dans les régions occupées ce test est particulièrement important. Les autorités russes veulent s’assurer que la politique de terreur associée à un matraquage de propagande de grande ampleur a porté ses fruits. Toutefois la situation n’est pas de tout repos pour les envoyés du Kremlin. Le 19 février dernier un groupe de 6 activistes de Russie Unie venu organiser les élections à Marioupol a été retrouvé mort empoisonné. Il y a deux jours Medvedev a préconisé de déporter au Goulag en Sibérie les Ukrainiens des territoires occupés qui s’obstinaient à refuser d’être russes.

Alexandre Melnik : C'est important, tout simplement, parce que la Russie veut justifier et pérenniser l'annexion pour montrer que ces régions appartiennent à jamais à la Russie. Donc c'est pour ça que le score doit être très massif, sans aucune anicroche, sans aucune opposition et plus important d'ailleurs et plus élevé que dans le reste des régions russes. 

Quelle que soit la situation sur le front, il faut montrer que cette région, appartient historiquement à la Russie. Une fois de plus, il s'agit de réécriture de l'histoire, parce que si on connaît bien l'histoire, ce n'est pas tout à fait le cas. Par exemple, la ville de Donetsk a été créée par un britannique au XIXe siècle. Il s'agit de la guerre mémorielle. 

Quel impact cette stratégie peut-elle avoir dans la lutte d’influence que la Russie mène à l’Europe ?

Alexandre Melnik : La campagne a un caractère interne, elle s'appuie sur un simulacre d’élection en Russie. Mais c'est un ballon d'essai. C'est-à-dire si ça marche en Russie, la campagne sera exportée. Le but est de montrer la supériorité morale de la Russie, montrer que l'Occident est faible, l'Occident est décadent. Montrer aussi la force et la supériorité du peuple russe. Montrer aussi que le peuple russe aujourd'hui vit beaucoup mieux qu'après la fin du communisme, et donc faire porter la responsabilité de l'échec de cette période de transition des années 90 sur le dos des occidentaux. C’est dire, c'est à cause des Occidentaux que la Russie avait été humiliée.  

On sait que la Russie mène différentes actions de déstabilisation contre l’Occident. Les méthodes utilisées sont-elles similaires à celle de l’élection présidentielle ? Sinon, quelles sont-elles ? 

Françoise Thom : En Europe les moyens mis en œuvre sont sans doute aussi colossaux : agents d’influence et taupes mobilisés à tous les niveaux, infiltration et manipulation des réseaux sociaux, des parlements, des partis, des media, des think tanks, fake news, désinformation etc.

L’objectif immédiat est de rendre les sociétés occidentales ingouvernables en faisant disparaître le centre et en gonflant les partis extrémistes de droite et de gauche, tout cela au nom de la « souveraineté » et de « l’intérêt national », entendus comme le rejet de la solidarité européenne. Car c’est cette solidarité européenne que Poutine veut détruire en priorité, afin que chaque pays européen puisse être cueilli par la Russie l’un après l’autre. La réaction européenne à l’agression contre l’Ukraine a  été une très mauvaise surprise pour les dirigeants russes.  Aujourd’hui, quand les Européens se serrent les coudes et s’apprêtent à se substituer aux Américains pour soutenir l’Ukraine au cas de l’élection  de Trump, Moscou est en train de procéder à une révision déchirante de ses postulats les plus fondamentaux. Pour le Kremlin il était évident depuis 1949 que sans le leadership américain l’Europe déboussolée tomberait dans l’escarcelle russe. Aujourd’hui les Russes sont obligés de constater que les nations européennes se tiennent debout, les petites nations montrant par leur courage l’exemple aux grandes. Leur seul espoir est la venue au pouvoir des partis extrêmes, le naufrage des sociétés européennes dans le chaos, leur abandon des idéaux démocratiques  et l’avènement consécutif d’un « homme à poigne » qui sera bien sûr pro-russe.

Alexandre Melnik : Poutine a besoin de reconduction de son mandat. Et fort de cette reconduction, fort de ce soutien qu'il présente maintenant comme unanime, parce qu'il avait déjà laminé toute opposition digne de son nom, il va se sentir pousser des ailes et il va renforcer son agressivité. Toujours ciblant les maillons faibles. Dans ces maillons faibles, il y a toujours la France. Parce que la France est toujours considérée comme maillon faible de l'Occident, étant donné que d'après les programmes du Kremlin, la France est un pays moins en inféodé par rapport aux États-Unis que d'autres pays européens. Il y a quand même une certaine russophile en France qui existe, qui perdure. Jouer sur les faiblesses de l'Occident, c'est une stratégie que Poutine pratique déjà depuis le début de son mandat, ça s'est apparu même avant la guerre, mais évidemment cette stratégie devient de plus en plus agressive. Il y a une chose que je voudrais souligner : cette propagande ne dit pas que Poutine veut tuer l’Occident. Elle dit qu’il n’a rien contre la civilisation occidentale, mais que l’occident s’est trahi elle-même, par ses propres élites. Poutine se positionne comme un sauveur du peuple occidental qui subit une dictature de la part de son élite qui aurait fait cessation et trahi son propre peuple. Il veut libérer l’Occident de ses chefs.  

Vladimir Poutine s’appuie-t-il de plus en plus sur la propagande en raison d’une faiblesse du soutien de la population russe ?

Françoise Thom : Le régime de Poutine s’appuie dès les premiers jours sur la propagande et le mensonge. Mais il devient de plus en plus primitif et se « soviétise » à pas de géant. Il s’agit moins de séduire que d’intimider. Ce qui importe pour lui n’est pas le soutien de la population russe mais la cohésion et la docilité des élites. La propagande a pour but de sacraliser le pouvoir pour figurer sa puissance et tenir en respect les grands du régime. L’assassinat complète ce dispositif.

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