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​Le cauchemar, c'est maintenant ? Fukuyama et les troublantes prophéties qui se cachaient dans son livre trop souvent incompris sur la fin de l'Histoire
©Reuters

Monsieur Irma

Contrairement à une présentation classique, Francis Fukuyama ne prophétisait pas simplement la fin de l'Histoire par l'effondrement du communisme, mais révélait la possibilité de démocraties libérales s’avérant décevantes pour des populations lassées de n'être que des consommateurs.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : En 1992, le philosophe américain Francis Fukuyama publiait La fin de l'Histoire et le dernier homme sur fond d'effondrement de l'Urss. L'auteur a pu y théoriser l'étape finale de l'Histoire par l'avènement de la démocratie libérale capitaliste. Pourtant, l'auteur n'a-t-il pas été mal compris, puisque Fukuyama a également pu indiquer qu'un tel modèle pourrait s'avérer décevant pour les citoyens ?

​Edouard Husson : Oui. Il est arrivé au livre de Fukuyama ce qui est arrivé à beaucoup d'autres grands livres. Beaucoup mentionné, peu cité, encore plus rarement lu. Pourtant, l'ouvrage avait de nombreuses qualités: loin d'être une vision irénique d'un monde désormais "sans histoire", il reprenait les interrogations de Tocqueville cent-cinquante ans plus tard. La démocratie avait triomphé dans l'intervalle non plus seulement en Amérique mais sur une grande partie de la planète. A l'époque de la parution du livre, on a beaucoup insisté sur les références à Hegel ou à Nietzsche. J'ai plutôt été frappé par le ton toquevillien de l'ouvrage, constatant à la fois l'avancée inéluctable (Tocqueville aurait écrit "providentielle"),  l'universalisation, même, de la démocratie en même temps que s'interrogeant sur ce que donnerait le triomphe universel de l'aspiration à la liberté et à l'égalité.

Je pense que beaucoup de commentateurs sont passés à côté des interrogations de Fukuyama parce qu'il revenait à des questions de la philosophie classique sur la nature humaine et le lien entre un régime politique et des traits permanents de la nature humaine telle la soif de reconnaissance en société ou l'ambition individuelle. Nous sortions d'une époque qui avait été, en sciences humaines et sociales, dominée par de grands systèmes (marxisme, structuralisme) ou par l'interminable commentaire des auteurs modernes (Freud, par exemple, servi à toutes les sauces).

Je pense que l'ouvrage de Fukuyama a souffert de ce que la plupart des intellectuels et des universitaires qui auraient dû engager le dialogue avec lui, étaient en fait plus préoccupés de commenter la mort ou le déclin des textes auquels ils avaient cru que de parler du réel, de la victoire de la démocratie dans le monde. Que pouvait-on sauver de Marx? Fallait-il se mettre à lire Foucault? Pouvait-on sortir de l'économie néo-classique? Qu'aurait dit Keynes?  Etc. Depuis trois décennies, nous marinons dans le jus des erreurs intellectuelles et politiques passées. La force de Fukuyama, c'est qu'il préfère, au contraire, l'étude du réel à celle des auteurs qui l'ont précédé. C'est son attention à son époque  qui lui avait fait citer Donald Trump comme une personnalité pouvant émerger dans une démocratie désabusée.     

Eric Deschavanne : L'incompréhension tient au fait qu'on associe spontanément les thèses sur le sens et la fin de l'Histoire au progressisme, qu'il s'agisse du progressisme marxiste ou du progressisme libéral. Or, le constat qu'il existe un sens de l'Histoire, que les modèles du passé sont définitivement dépassés et que l'espérance d'un retour en arrière est illusoire peut fort bien se concevoir comme un jugement clinique. Ce jugement est fondé sur une réflexion dont l'objet est l'Histoire considérée globalement - sur la mise en perspective des évènements contemporains par l'interprétation du sens général des métamorphoses de l'humanité dans la durée. Admettre l'idée que l'Histoire a un sens revient à reconnaître qu'il y a de l'irréversible et de l'universalisable dans le changement historique. La meilleure illustration de cette idée est fournie par l'histoire de la connaissance. Lorsque qu'une vérité est sanctionnée, on ne peut plus revenir dessus et on peut estimer qu'elle est destinée à s'imposer à l'humanité entière : la Terre est ronde, et non pas plate, la question est définitivement réglée, de manière irréversible, et la réponse vaut pour tous. Le fait qu'il se rencontre encore des individus pour penser que la Terre est plate n'est pas une objection pertinente. Le combat entre le créationnisme et la théorie de l'évolution se poursuit de nos jours mais, dans l'ordre intellectuel, dans l'ordre de la vérité, la question est réglée; l'Histoire n'est en apparence pas finie, mais elle l'est en réalité : l'une des deux thèses est irrésistiblement destinée à triompher  universellement. La thèse de Fukuyama sur la fin de l'Histoire se conçoit ainsi : après l'avènement de la méthode scientifique dans l'Europe du XVIIe siècle, la science moderne a vocation à s'imposer à toute l'humanité; après que la révolution industrielle née de l'association de la science et de l'économie de marché a montré son aptitude à générer de la richesse et de la puissance, toutes les sociétés inclinent nécessairement à s'approprier les règles du capitalisme comme on veut s'emparer de la poule aux œufs d'or. Après l'abolition de l'esclavage et l'émancipation des femmes, il devient impossible de revenir sur le principe démocratique de l'égale dignité des êtres humains.

Il est toutefois plus complexe de comprendre l'avènement de la démocratie libérale que celui de la science et du capitalisme : contrairement aux marxistes et aux libéraux, Fukuyama ne défend pas la thèse du déterminisme économique. Disciple du philosophe Léo Strauss, qui conçoit la nature humaine en se référant à Platon, il identifie en l'homme une dimension plus déterminante que le désir ou l'intérêt (peur de mourir, recherche de sécurité et de bien-être), qui sont toujours liés à notre nature animale : le "thymos", ou le coeur, est en effet pour Platon cette partie intermédiaire de l'âme, entre le désir et la raison, qui constitue le siège des passions proprement humaines, le siège de l'ambition et du courage, de l'indignation, de la colère et de la honte. L'homme est "thymotique" parce qu'il ne peut agir sans avoir en tête une certaine idée de sa valeur ou de sa dignité : il désire affirmer et faire reconnaître sa valeur, ce qui signifie qu'il désire la reconnaissance. Fukuyama reprend pour cette raison à Hegel (à l'interprétation qu'en fait Kojève à tout le moins) l'idée que le moteur de l'Histoire est la lutte pour la reconnaissance. Il ne mobilise pas seulement la référence aux penseurs de l'idéalisme allemand (Kant et Hegel) pour justifier l'idée que l'Histoire a un sens, mais aussi pour critiquer la pensée libérale moderne selon laquelle la société et l'Histoire seraient exclusivement déterminées par le jeu des intérêts. Ce sont les passions qui font l'Histoire, et la vertu première de la démocratie moderne, au regard de Fukuyama, est de domestiquer et d'exprimer tout à la fois le désir de reconnaissance dont elles procèdent. C'est donc en fonction d'une conception de la nature humaine atemporelle empruntée à Platon, en se démarquant de l'anthropologie libérale, que Fukuyama justifie paradoxalement l'idée que la démocratie libérale est le meilleur régime, le régime qui satisfait le mieux les trois parties de l'âme simultanément - le désir, le thymos et la raison.

L'histoire de l'Occident témoigne de la vocation de la démocratie à s'imposer universellement. La démocratie n'a pas de rival idéologique sérieux comme l'illustre l'histoire du XXe siècle, qui l'a vu vaincre les deux totalitarismes qui prétendaient pouvoir l'anéantir et la dépasser. Le "11 septembre" et le fondamentalisme islamiste ne constituent pas une objection sérieuse contre la thèse de Fukuyama, pas davantage que la survie du créationnisme ne constitue une objection sérieuse contre la théorie de l'évolution. Fukuyama propose dans son livre sa version du "choc des civilisations": il y aura à l'avenir, écrit-il, des chocs historiques entre les sociétés "post-historiques" et les sociétés qui sont encore dans l'Histoire. Il y a encore de l'Histoire après la "fin de l'Histoire", autrement dit, parce que ce concept s'inscrit d'abord dans l'ordre de la vérité : il signifie que la démocratie libérale, comme la science moderne et la capitalisme, constitue un horizon indépassable pour l'humanité, quand bien même l'ancien monde résiste et fait encore obstacle à son universalisation. 

L'un des intérêt de la thèse de la fin de l'Histoire est cependant de permettre de s'interroger sur le destin de l'humanité après la fin de l'Histoire, c'est-à-dire après le triomphe définitif de la démocratie comme régime politique. Fukuyama s'inspire de Tocqueville et de Nietzsche pour souligner une contradiction source de l'insatisfaction – et potentiellement de la renaissance de l'Histoire –  qui subsiste au sein de la société post-historique, et que la pensée libérale moderne serait, selon lui, mal armée pour apercevoir : la démocratie apporte la reconnaissance universelle de la dignité de chacun, de sorte qu'il ne resterait plus au "dernier homme" qu'a jouir paisiblement de son bien-être comme un chien rassasié s'allonge au soleil; mais en réalité, l'humanité n'en a jamais fini avec le "thymos", il est dans la nature de l'homme d'être insatisfait au milieu de son bien-être s'il n'est animé par quelque passion. Fukuyama développe donc une critique, typique de l'auteur conservateur qu'il est, de la société libérale - individualiste, consumériste et relativiste. Ce qui vaut pour tout désir vaut pour le désir de reconnaissance : à la satisfaction succède l'ennui, dont il faut absolument sortir par n'importe quel moyen. C'est la part irréductible de l'irrationnel dans la condition humaine. Fukuyama donne en exemple Mai 68, une révolte fondée sur des passions politiques qui intervient dans un moment de paix et de prospérité inédit dans l'Histoire. Son analyse est donc tragique, et non pas irénique comme on l'a trop souvent et bêtement répété : il fait tenir ensemble l'idée que la démocratie libérale est le meilleur régime politique possible, sans aucun concurrent sérieux, et l'idée d'une impossible satisfaction des hommes dans une société qui satisfait pourtant à la fois leur raison et leurs désirs.

Francis Fukuyama, en se basant sur le néologisme de "mégalothymia", semblait redouter que le besoin de reconnaissance, de domination, d'ambition tyrannique pouvait s'avérer difficilement conciliable avec l'idée de "dernier homme", devenu simple consommateur. Quelles sont les symptômes d'un tel "effet boomerang" au sein de nos sociétés" ? 

​Edouard Husson : C'est à peine un néologisme. C'est plutôt une manière de renouer avec la philosophie politique classique, à commencer par Platon. Fukuyama nous rappelait que la raison n'était pas seule à intervenir dans la vie politique et les débats démocratiques. Les passions y jouent un grand rôle. Et Fukuyama mettait en avant le besoin de reconnaissance et l'ambition. Mais n'est-ce pas une évidence, à partir du moment où l'individualisme moderne s'impose au point de mettre à mal non seulement l'ordre ancien mais aussi les versions collectivistes de la Révolution? Ce sont les grandes questions, telles la lutte pour l'honneur, le pouvoir, la reconnaissance qui reviennent sur le devant de la scène. Il ne s'agit pas de nier l'importance des besoins matériels quand une partie de l'humanité vit encore dans une terrible pauvreté.

Mais regardons l'Europe: elle est non seulement ravagée, sur une partie de son territoire, par un chômage de masse, en particulier chez les jeunes; mais il y a aussi des pays qui se portent mieux, comme les Pays-Bas, et où le malaise politique est très grand, comme le montrent les récentes élections. Le comportement de la classe dirigeante américaine depuis les années 1990 a été d'ailleurs une confirmation involontaire de la thèse de Fukuyama: loin de se satisfaire de la victoire de la démocratie et de retourner, tels Cincinnatus, à une activité raisonnable et privée, la plupart des grands responsables américains se sont laissés aller au rêve d'une "pax americana" à l'échelle mondiale. Quel rôle joue la "megalothumia", au sens où l'emploie Fukuyama, dans le refus de Bush senior de trouver une solution négociée pour le retrait de Saddam Hussein du Koweit, en 1991, solution pourtant préconisée par l'ONU ? Il est non moins passionnant d'observer la "megalothumia" d'un certain nombre de grands patrons allemands depuis 1990, derrière la façade maîtrisée du "modèle allemand" et de sa démocratie modeste: une histoire emblématique est celle de la Deutsche Bank, aujourd'hui en faillite de fait mais soutenue à bout de bras par les banques de réserve à travers le monde. Quel rôle ont joué la soif de reconnaissance et l'ambition de passer à la postérité dans la décision soudaine et unilatérale d'Angela Merkel de faire sortir l'Allemagne de l'industrie nucléaire? La crise des réfugiés n'aurait-elle pas été mieux gérée par un chancelier allemand moins grisé par le pouvoir que celle qu'on appelait encore naguère "la femme la plus puissante du monde"? Vous pouvez trouver mes questions scandaleuses mais le fait qu'on ne les pose jamais nous empêche sans doute d'analyser correctement la crise politique que traversent un certain nombre de nos démocraties. 

Eric Deschavanne : La distinction qu'il établit entre la "mégalothymia" - le désir d'être le meilleur, de faire reconnaître la supériorité de sa valeur – et "l'isothymia" – le désir d'égalité, de faire reconnaître son égale dignité – constitue en effet l'une des thèses originales et intéressante du livre de Fukuyama. Les deux peuvent coexister librement et pacifiquement en démocratie. Le désir de faire reconnaître l'égale dignité des êtres humains anime les luttes contre les inégalités et les discriminations, tandis que l'ambition est incitée à se déployer dans le domaine de l'économie, celui du sport ou des "activités à risque" que la société moderne propose aux individus pour satisfaire leur désir d'aventures. L'absence totale de cette "mégalothymia" qui anime les ambitieux et les tyrans serait absolument catastrophique pour l'économie et la puissance d'un pays : il n'y aurait plus alors d'entrepreneurs, de capitaines d'industrie, mais seulement des consommateurs soucieux de leur bien-être.

Il est intéressant de noter que, pour illustrer la "mégalothymia", Fukuyama, il y a 25 ans, évoquait déjà Trump. Cela permet de souligner une autre des idées qu'il développe : c'est dans l'ordre politique que l'ambition peut être dangereuse, dans la mesure où elle constitue une menace pour la démocratie qui garantit l'isothymia. La vertu d'une Constitution démocratique est donc de mettre en place les institutions qui permettent de refréner et de contrôler la mégalothymia. C'est ce qui autorise Fukuyama à une forme d'optimisme tempéré face au phénomène Trump aujourd'hui : il exprime une relative confiance dans la démocratie américaine tout en notant qu'il s'agit pour ainsi dire d'une expérience en laboratoire permettant de la tester, puisqu'elle a affaire, avec Trump, à un tyran en puissance. 

Dans une tribune publiée en janvier dernier, Francis Fukuyama établit un lien entre l'émergence de Donald Trump et l'incapacité des gouvernements à agir, mais aussi avec l'influence des intérêts particuliers. Faut-il en déduire que la cause du mouvement actuel est plus le résultat d'une forme de dégénérescence de la démocratie libérale plutôt que du retour de la "mégalothymia" ? 

Edouard Husson : J'apprécie les deux pieds dans le réel de Fukuyama, comme le manifeste la tribune à laquelle vous faites allusion. Alors que le monde intellectuel, culturel et médiatique américain est largement atteint, depuis l'élection de Trump, d'une véritable panique, il propose une analyse très équilibrée: défauts et capacités de Trump; raisons objectives de son élection; et surtout, pour quelles raisons nous pouvons avoir confiance dans l'équilibre institutionnel américain, qui briderait une politique erratique. Il me semble qu'il ne manque qu'une dimension dans son article, c'est un ou deux retours en arrière. Je ne crois pas que ce soit la première fois que l'on voie s'installer à la Maison Blanche une personnalité déterminée à peser très fortement, au besoin en mettant en échec les autres pouvoirs. On a oublié comment Woodrow Wilson ou Franklin Roosevelt ont étendu le domaine d'intervention de la présidence, bien au-delà de ce à quoi avaient pensé les Pères fondateurs. Au début de son premier mandat, Roosevelt a eu plusieurs bras de fer avec des juges. On peut choisir de monter en épingle la différence de comportement entre le patricien WASP (FDR)  et le nouveau riche new-yorkais (Trump) mais cela ne nous mènera pas très loin.

En revanche, on peut mettre en avant le fait que le système politique américain est régulièrement atteint de phases de léthargie ou de paralysie institutionnelle et voir surgir, à intervalles non moins réguliers, un leader charismatique. C'est pourquoi je ne parlerais pas de "dégénérescence de la démocratie". Je suis plutôt frappé par le fait que la plupart des pays, actuellement, cherchent un retour aux fondamentaux de leur histoire: Trump entend "réaméricaniser" une démocratie qui court le risque de s'épuiser dans l'interventionnisme tous azimuts; la Grande-Bretagne d'après le Brexit réaffirme que la souveraineté est d'abord dans le Parlement; Poutine cherche dans un équivalent russe du bonapartisme la réconciliation du pays avec ses passés; le président chinois établit le pouvoir présidentiel le plus fort jamais exercé depuis la mort de Mao. Alors, oui, cette tendance a des aspects inquiétants comme le néo-ottomanisme d'Erdogan. Elle signifie, surtout, selon l'intuition de Fukuyama il y a vingt-cinq ans, la fin des idéologies et le retour des problématiques les plus classiques de l'histoire de l'humanité. 

Eric Deschavanne : Cette analyse me semble en effet plus pertinente que celle qui, sans être fausse, voit en Trump une simple expression de la mégalothymia. L'impuissance publique est le mal dont souffrent les démocraties occidentales. Fukuyama met en cause notamment l'excès des freins et contrepoids qui paralysent la démocratie américaine. Le sentiment d'impuissance génère mécaniquement et nécessairement le désir d'un pouvoir autoritaire. Alors que les Républicains sont traditionnellement favorables à l'affaiblissement du pouvoir central, Trump incarne l'aspiration contraire à un gouvernement fort et dirigiste. Cette analyse conduit aussi à dissocier le populisme des démocraties occidentales du modèle autoritaire que représenterait le pouvoir poutinien. La fascination à l'égard de Poutine peut se comprendre dans cette période où l'on aspire à un gouvernement fort, mais le pouvoir autoritaire d'un Poutine ou d'un Orban n'a d'autre finalité que la conservation illimitée du pouvoir, ce dont les sociétés démocratiques ne veulent absolument pas. Le régime autoritaire, autrement dit, n'offre pas une alternative crédible ni la perspective d'un dépassement de la fin de l'Histoire.

A 51 années d'intervalle, le magazine Time publie en couverture deux titres analogues : "Is God Dead ?" (Dieu est-il mort ?) il y a 51 ans donc, et "Is Truth Dead ?" (La vérité est-elle morte ?) aujourdhui, en référence évidente à Donald Trump. En quoi cette analogie peut-elle soutenir l'idée même défendue par Fukuyama, du manque créé par un dernier homme devenu "méprisable" ?

​Edouard Husson : Dieu n'a pas l'air d'être mort, vu la vitalité des religions dans le monde. Et l'on peut penser que la vérité survivra aussi. Dans les cinquante prochaines années...Toute ironie mise à part, je dois avouer ma perplexité devant la manière dont une classe dominante, l'oligarchie qui a porté Bush Junior, puis Obama (et Hillary Clinton), décrète que la vérité est morte parce qu'est élu un candidat qui ne partage pas leurs vues. Rappelons tout de même que la notion de "post-vérité" a été forgée suite aux manipulations commises par les services secrets américains et britanniques pour légitimer la guerre d'Irak de 2003. Il est donc assez étonnant qu'un groupe d'individus, aussi influent soit-il, qui a ainsi accepté, à l'époque, que les faits soient tordus, reproche a priori à une nouvelle majorité politique de ne pas respecter la vérité. Faut-il rappeler comment, depuis le référendum sur Maastricht il y a vingt-cinq ans, les débats sur la construction européenne ont été menés?  Où sont passées les promesses de prospérité que devait amener la monnaie unique? Le mensonge en politique peut bien exister aujourd'hui, il a existé il y a dix ou vingt ans, avec ni plus ni moins d'intensité.

On voit surtout des dirigeants sur le départ et des medias dépassés par les réseaux sociaux qui cherchent à sauver leur pouvoir par une ultime ruse, la dénonciation des "fake news" ou d'un complot russe.. Je suis un universitaire et j'enseigne à mes étudiants qu'il n'y a pas de vérités définitivement établies, que la vérité se découvre dans le débat, la recherche, la véri-fication des faits. Je suis un citoyen d'une de ces démocraties libérales analysées par Fukuyama et j'ai confiance dans ce régime, dans la liberté d'expression sur laquelle il est fondé. Je suis un contemporain de la révolution digitale et je constate que l'on n'a jamais pu obtenir autant d'informations exactes que sur internet, dont la liberté est précieuse et sera régulièrement menacée par des intérêts politiques, économiques, culturels ou religieux. Le citoyen deviendrait ce "dernier homme" méprisable dont parle Fukuyama s'il cessait de défendre les libertés fondamentales.  

Eric Deschavanne : En bon conservateur, Fukuyama est un contempteur du relativisme qui caractérise "l'isothymia" qui domine les sociétés démocratiques. L'égale dignité incline à récuser la hiérarchie des valeurs et à considérer que toutes les cultures ou toutes les opinons se valent. Dans le langage de Fukuyama, on pourrait donc estimer que le phénomène Trump est l'expression des deux dimensions du "thymos" à l'âge démocratique, l'isothymia et la mégalothymia. L'ambition qui porte le leader populiste rencontre l'aspiration à un pouvoir fort de ceux qui ont le sentiment que les élites en place sont incapables de rien faire pour eux, et peut se fonder sur la tendance démocratique au relativisme - nourrie de surcroît par le ressentiment - qui conduit à récuser la vérité des faits ou des expertises proposée par les élites qu'on exècre. On peut aussi considérer que l'appétence pour les faits alternatifs et les théories du complot est l'expression d'une colère et d'un désir de reconnaissance de la fraction de la société – les moins diplômés généralement – qui se sent économiquement, socialement et culturellement marginalisée par les transformations dues à la mondialisation et à l'économie de l'innovation.

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