Camouflet sur le projet de loi immigration : pour qui sonne le glas ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin à l'Assemblée nationale, à Paris, le 11 décembre 2023
Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin à l'Assemblée nationale, à Paris, le 11 décembre 2023
©LUDOVIC MARIN / AFP

Le “en même temps”, c’est plus maintenant

La motion de rejet adoptée par l’Assemblée nationale signe beaucoup plus que la fin du débat consacré à ce projet de loi

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

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Franz-Olivier Giesbert

Franz-Olivier Giesbert est journaliste, biographe et romancier. Il a récemment publié une Histoire intime de la Ve République en trois volumes, dont le dernier est paru en novembre 2023.

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Atlantico : Le projet de loi immigration portée par Gérald Darmanin a été retoqué dès ce lundi par l'Assemblée nationale après l'adoption d'une motion de rejet par les députés. Est-ce un coup dur pour le gouvernement ? S'agit-il de la fin de la mandature ? Macron a-t-il d'autres choix que de dissoudre ?  

Franz-Olivier Giesbert : Je ne comprends pas l’aveuglement d’Emmanuel Macron. Apparemment, il n’a toujours pas compris qu’il a perdu les législatives de 2022 et qu’il n’a pas de majorité à l’Assemblée nationale. S’il en avait été vraiment conscient, il aurait tenté depuis longtemps d’élargir sa majorité en passant un pacte de gouvernement avec le groupe LR. Mais non, il a fait croire qu’il allait continuer à gouverner comme pendant son premier mandat, quand il disposait d’une majorité massive. Hier, l’imposture a enfin éclaté. En tirera-t-il la leçon ? Espérons-le pour lui. La farce a assez duré. S’il s’obstine à refuser de tenir compte du nouveau rapport de forces, la machine du 49.3 et des passages en force risque de s’enrayer. Il s’expose alors, dans les mois qui viennent, à de grandes difficultés qui pourraient aboutir à une dissolution et à de nouvelles élections dont je crains pour lui qu’elles ne lui soient pas favorables. Aux yeux de l’Histoire, il pourrait alors devenir celui qui a amené le Rassemblement national au pouvoir.

Christophe Bouillaud : Oui, évidemment. Les membres du gouvernement Borne vont faire semblant dans leurs déclarations aux médias de ne pas avoir mal, mais c’est très clairement un coup dur pour le camp gouvernemental. Il est vraiment rare que toutes les oppositions se coalisent ainsi pour rejeter l’examen d’un texte gouvernemental. Cela officialise, s’il en était besoin, que le gouvernement Borne s’appuie sur une majorité relative à l’Assemblée nationale. On le sait depuis sa formation, mais cela souligne que, sans l’arme du 49.3, il lui est difficile d’avancer. 

Par contre, cela m’étonnerait que cela soit la fin de la mandature. D’abord, perdre un tel vote, ce n’est pas être battu lors d’un 49.3 par une motion de censure. Cela n’oblige légalement à rien. Cet automne, le gouvernement Borne a enchaîné de manière routinière désormais les 49.3 sur les textes budgétaires, et les oppositions n’ont même pas tenté vraiment de le faire chuter. Macron n’est vraiment obligé en rien à dissoudre l’Assemblée nationale. 

Surtout, la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre maintenant l’Assemblée nationale serait un pari perdu d’avance. Le gouvernement Borne aurait chuté sur l’enjeu de l’immigration. L’inflation reste forte, et le chômage va remonter. La majorité partirait perdante au combat électoral. Surtout, quel meilleur cadeau faire aux oppositions ayant depuis leur création cet enjeu au cœur de leur identité politique- à savoir, le RN et Reconquête - que de se lancer dans une compétition électorale suite à ce vote ? On aurait en France mutadis mutandis le même scénario qu’aux Pays-Bas : un gouvernement libéral-conservateur chute sur l’enjeu migratoire, des élections anticipées sont convoquées, et, à la fin, c’est l’original qui gagne – l’extrême-droite-  et pas la copie – la droite libérale-conservatrice ou néo-centriste. Autrement dit, c’est la victoire de Geert Wilders, le grand entrepreneur politique néerlandais, anti-migration et anti-Islam, l’allié local de Marine Le Pen dans le parti européen Identité et Démocratie (ID). Macron serait-il aussi mal conseillé que cela pour faire un tel choix suicidaire ? 

De fait, probablement, en cas de dissolution, il n’est même pas sûr qu’une majorité LR et Renaissance et alliés soit encore possible comme dans l’Assemblée actuelle, vu l’affaiblissement probable de Renaissance. Il faudrait, soit aller chercher des alliés à gauche dans une sorte d’union nationale anti-RN, soit retourner très vite devant les électeurs. 

Bruno Cautrès : C'est un coup dur parce que c'est sur un thème régalien et c’est l’Exécutif qui est en charge du régalien. Voilà qui souligne quand même la difficulté pour Elisabeth Borne de remplir sa mission donnée par Emmanuel Macron : faire vivre des majorités de projet. C’est d'autant plus embêtant que ce rejet vient à l'issue de vingt 49-3. Michel Rocard en avait utilisé 28 sur trois ans. Le gouvernement d’Elisabeth Borne en est à 20 sur un an et demi. Il devient donc de plus en plus difficile pour l’Exécutif de dire que ce n’est pas un problème de ne pas avoir de majorité absolue pour faire passer des textes. Est-ce que ça peut continuer comme ça jusqu’en 2027 ? On voit bien que ça devient très compliqué. Dans un pays démocratique comme le notre, on ne peut pas avoir les principaux textes (budget du pays, de la sécurité sociale, réforme des retraits) soit bloqués ou soit adoptés au 49.3 

Une dissolution ?  Jusqu’à maintenant, il y avait l’idée qu’aucune formation politique n’a fondamentalement intérêt à faire tomber le gouvernement. Personne ne maîtrise ce que pourrait donner des élections législatives anticipées. Quel effet ce qui s’est passé à l’Assemblée va avoir sur les prochaines occasions qu’auront les oppositions de faire trébucher le gouvernement ? Je pense qu’il va y avoir un avant et un après. Souvenons-nous qu’au moment de la réforme des retraites, Elisabeth Borne était passée à 9 voix d’une motion de censure. Là, c’est la première fois qu’il y a véritablement une majorité de députés contre le gouvernement même si elle s’est retrouvée sur un objectif unique : faire trébucher Gérald Darmanin. Est-ce que ça veut dire que le « en même temps » macronien est terminé ? ça a l’air d’être le cas. De facto, sur le projet de loi immigration, l’Exécutif va être obligé de venir sur les positions des LR pour tenter de faire adopter ce texte.

Peut-on parler du retour du clivage droite-gauche ? 

Bruno Cautrès : Pas encore, mais Il y a des signes qui ne trompent pas. Je crois qu'on peut dire que ce qui s'est passé lundi entre eux souligne que beaucoup d'acteurs commencent à intégrer la présidentielle de 2027 et l'après-macronisme. 

Au fond, les Républicains souhaitent montrer à leur électorat potentiel qu'ils continuent d'exister sur un thème qu'ils considèrent comme étant un des thèmes importants pour eux. Ils sont sur une ligne d'opposition très droitière, en phase avec leur électorat potentiel. 

Quand on regarde les enquêtes du CEVIPOF sur les priorités d'action publique par électorat, on voit que les sympathisants des Républicains sont sur l'idée que les questions régaliennes (tout ce qui touche à la sécurité, le contrôle des frontières) sont très importantes. Sur ces questions, ils sont régulièrement beaucoup plus proches des électeurs potentiels du Rassemblement national que de ceux du Parti Renaissance. Alors que les questions économiques, les électeurs LR sont plus proches des macronistes que du RN. 

En toile de fond, on voit bien que cette question qui est « Quel avenir pour les LR dans la compétition de 2027 » va devenir de plus en plus importante ?  Les Républicains n'ont peut- être jamais été aussi faibles dans les compétitions électorales comme l'élection présidentielle ou comme l'élection européenne qui arrive. En même temps, ils sont une des clés de voûte de la présidentielle de 2027. C'est une sorte de paradoxe parce que ce parti n'a jamais été aussi faible dans sa capacité à gagner une grande élection. D’ailleurs, les Républicains savent qu'ils ne pourront pas y arriver tout seul. Ce parti a pourtant une importance stratégique dans la présidentielle de 2027, qui en fait pratiquement l'un des principaux acteurs stratégiques de la prochaine présidentielle. Il est évident qu'en 2027, si vous avez un candidat des Républicains plus un candidat du centre droit macroniste, ils peuvent se neutraliser et qu'aucun des deux ne soit qualifié au second tour. Les Républicains ont donc envoyé un gros coup de semonce à la majorité présidentielle en disant « Il faut faire avec nous ». 

Droite et gauche se sont révoltés contre ce projet en disant que les petits pas ça suffit et qu’il faut revenir à une vision assumée, dans un sens ou dans l’autre. Le « en même temps vient de se crasher en plein vol » écrit sur X le sénateur LR, Bruno Retailleau. Vous partagez cet avis ? 

Franz-Olivier Giesbert : Bruno Retailleau a raison : le « en même temps » est mort. Sur un sujet aussi grave et important que l’immigration, il y avait beaucoup de naïveté, de la part d’Emmanuel Macron, à s’imaginer qu’il pouvait rester dans le flou artistique, en donnant des gages à la droite et à la gauche du groupe macroniste à l’Assemblée nationale. La loi Darmanin comportait certes beaucoup d’avancées, notamment en matière d’expulsions de délinquants, mais elle ne traitait pas le problème  essentiel, c’est-à-dire de la volonté de l’Europe, de sa Cour de Justice ou encore de notre conseil d’Etat de prendre en main, sans contrôle démocratique, de la politique migratoire. A nos gouvernants de se la réapproprier! 

Christophe Bouillaud : Bien que je ne partage pas la vision de B. Retailleau sur l’immigration, il me semble qu’il défend une ligne cohérente, celle de faire désormais de la France un pays perçu comme inhospitalier pour les nouveaux arrivants. C’est là, selon lui, lutter contre « l’appel d’air » dû aux normes en vigueur, d’où l’importance par exemple pour lui de supprimer l’aide médicale d’Etat par exemple. Il est difficile de concilier cette ligne avec celle des macronistes les plus classiquement libéraux en économie, d’une France ayant en réalité besoin de nouveaux bras et cerveaux pour fonctionner.

Quels rapports de forces politiques vont se mettre en place ?  Comment Emmanuel Macron peut-il gouverner les 3 années qu'il lui reste à passer à l'Elysée? 

Christophe Bouillaud : Mon impression est que la macronie va continuer à gouverner le pays tant qu’elle aura les moyens légaux de le faire. Comme la réaction à ce vote parlementaire le montre, elle n’est pas en état de constater d’elle-même qu’elle est fondamentalement minoritaire dans le pays. Elle est parfaitement anti-gaullienne en quelque sorte. On va continuer ainsi à coup de 49.3 jusqu’à la fin du quinquennat, avec ou sans Madame Borne d’ailleurs. Tout ce qui est légal pour rester au pouvoir est permis, le reste – la légitimité, l’avis des sachant de tout bord et de toute catégorie, le prestige, etc. – leur importe peu. 

Franz-Olivier Giesbert : Macron est affaibli, c'est évident. S’en rend-il compte ? Les fins de deuxième mandat finissent mal en général. Tout est en place pour que la sienne tourne au supplice. A lui de se ressaisir en essayant d’agglomérer à sa majorité les 62 députés LR, des 4 socialistes dissidents et d’autres encore. Il n’y a pas d'autres solutions pour lui s 'il veut sortir la tête haute.  

Ce rejet va-t-il avoir un impact de fond sur ce quinquennat ? 

Christophe Bouillaud : Cela serait vraiment surprenant que la suite ne ressemble pas à ce que nous avons connu depuis 2017 : une restriction de la décision politique à des cénacles de plus en plus restreints, une incapacité de plus en plus nette de faire participer la société civile et les collectivités locales aux décisions, une verticalisation du pouvoir qui croit être en mesure de tout décider tout le temps en fonction de ses intuitions géniales. 

A mesure que le temps va passer les conséquences de cette manière hors sol de décider seront de plus en plus visibles sur le terrain, et graves. On vient d’annoncer que la France a nettement reculé en matière de performance dans la lutte contre la mortalité infantile dans le classement européen. Ce n’est que le début de la grave addition qui va être présentée à nos concitoyens. E. Macron va effectivement laisser une trace dans l’histoire de France, dans sa démographie même. Qu’il soit rassuré, les historiens du futur ne l’oublieront pas. 

Enfin, à l’occasion de ce retour en force d’une discussion sur l’enjeu migratoire, on voit bien que les deux oppositions, celle des droites d’une part et celle des gauches et des écologistes d’autre part, sont plus idéologiquement cohérentes que l’en-même temps macroniste. Cela semble promettre à terme le retour à une situation plus simple avec deux camps. Mais encore faut-il que les deux oppositions, chacune de leur côté, se compactent un peu mieux qu’actuellement. 

C’est la première fois en 25 ans qu’un texte gouvernemental est rejeté, avant même toute discussion de fond. Le ministre de l’intérieur a présenté sa démission au Président qui l’a refusée. Gérald Darmanin reste à son poste et le projet de loi va continuer son chemin. Le gouvernement tire-t-il les leçons de cet échec ?

Christophe Bouillaud : Bien sûr que non. Par définition, la macronie ne connaît pas l’échec. Tout y va toujours bien. Tout se passe toujours – presque - comme prévu. Elle assume, pour citer le verbe fétiche depuis 2017. D’après les informations diffusées dans la soirée de lundi, le gouvernement Borne va continuer coûte que coûte à pousser ce texte dans le labyrinthe parlementaire sans tenir aucun compte de la situation.

Avec l’absence de démission de G. Darmanin, c’est encore une fois ce qui reste d’esprit parlementaire dans nos institutions qui se meurt. Comme E. Macron a refusé son départ, cela veut dire, que Darmanin ne porte donc aucune responsabilité dans cet échec. En bonne vieille démocratie parlementaire, un Ministre porte le texte au Parlement. Il négocie. Il établit des compromis. S’il échoue, il doit partir. Un autre le remplace. Nous n’en sommes visiblement plus là. L’essentiel est que l’orchestre continue de jouer sur le pont du Titanic.

Bruno Cautrès : Ils vont devoir trouver la solution pour sauver la face et notamment montrer que l'exécutif a de la suite dans les idées. Ils vont donc prolonger le texte de loi soit par la commission mixte paritaire ou soit en revenant devant le Sénat. En dehors de ces deux solutions, l‘Exécutif devrait laisser tomber son projet. Là, par contre, ça serait catastrophique. Ils n’ont donc pas tellement le choix pour continuer à faire vivre leur projet de loi, quitte à l'amender pour qu'ils soient finalement votés par les républicains.

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