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Bouclier tarifaire : mais au fait, le gouvernement sait-il vraiment prédire l’évolution des prix sur les marchés de l’énergie ?
©AFP/GUILLAUME SOUVANT

Éclaircissements

Mise en place d'un bouclier tarifaire, chèques énergie ... Elisabeth Borne a annoncé un ensemble de mesures face à la hausse des prix de l'énergie. Mais le gouvernement comprend-il vraiment la manière dont fonctionnent et évoluent actuellement les marchés de l'énergie ?

Damien Ernst

Damien Ernst

Damien Ernst est professeur titulaire à l'Université de Liège et à Télécom Paris. Il dirige des recherches dédiées aux réseaux électriques intelligents. Il intervient régulièrement dans les médias sur les sujets liés à l'énergie.

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Jean-Pierre Favennec

Jean-Pierre Favennec

Jean-Pierre Favennec est un spécialiste de l’énergie et en particulier du pétrole et professeur à l’Ecole du Pétrole et des Moteurs, où il a dirigé le Centre Economie et Gestion. 

Il a publié plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur des sujets touchant à l’économie et à la géopolitique de l’énergie et en particulier Exploitation et Gestion du Raffinage (français et anglais), Recherche et Production du Pétrole et du Gaz (français et anglais en 2011), l’Energie à Quel Prix ? (2006) et Géopolitique de l’Energie (français 2009, anglais 2011).

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Atlantico : Elisabeth Borne a annoncé un ensemble de mesures face à la hausse des prix de l'énergie, notamment la mise en place d'un bouclier tarifaire limitant la hausse des prix à 15% en 2023 ainsi que des chèques énergie exceptionnels pour 12 millions de foyers modestes. Ces mesures vont-elles dans le bon sens ? 

Damien Ernst : C’est difficile à dire. Concernant les chèques énergie, c’est justifié. Au sujet de la prolongation du bouclier tarifaire, cela va tuer la réponse de la demande aux prix élevés. Le bouclier tarifaire va permettre d’acheter la paix sociale, mais ne va pas répondre au manque d’approvisionnement en électricité et en gaz. Le gouvernement fait le choix de ne pas jouer sur le signal-prix afin de ne pas tuer la demande. Par conséquent, la demande ne diminuera pas, ce qui aggravera la crise énergétique. De plus ce bouclier tarifaire et les chèques énergie continueront de faire augmenter la dette publique. 

Jean-Pierre Favennec : Le bouclier tarifaire est une nécessité. Les prix du gaz et de l’électricité sur les marchés européens ont été multipliés par près de dix en un peu plus d’un an. Répercuter cette hausse intégralement aux ménages aurait provoqué une véritable catastrophe humanitaire. Limiter les hausses à 15 % évite de verser une partie de la population dans la pauvreté mais envoie cependant un signal prix incitant chacun d’entre nous à réduire sa consommation.

Nous devons prendre conscience que l’énergie, surtout en ces temps de transition énergétique qui vont limiter le recours aux énergies fossiles, les plus abondantes, devient rare et chère.

Ces mesures témoignent-elles d'une compréhension de la manière dont fonctionnent et évoluent actuellement les marchés de l'énergie ? 

Damien Ernst : Je pense que la Première ministre a bien compris que le gouvernement ne pouvait pas se permettre de voir éclore des mouvements sociaux dans le cadre de la crise énergétique. Si elle exposait pleinement les Français aux prix de gaz et d’électricité tels qu’ils existent sur le marché de gros, la France serait dans une situation explosive. À l’évidence, avec ce bouclier tarifaire, les gens continueront de consommer par rapport à ce que ça leur coûte. Je ne pense pas qu'ils écouteront les discours des politiques appelant à la sobriété énergétique. 

Jean-Pierre Favennec : On peut s’interroger sur le fonctionnement des marchés de l’énergie. Ces marchés ont été « libérés », « dérèglementés » depuis 50 ans. La libéralisation du marché du pétrole ne pose pas de problème majeur. Le prix du pétrole est souvent contrôlé par les pays producteurs qui ont besoin des recettes budgétaires apportées par les hydrocarbures. Mais la volatilité du prix du pétrole reste somme toute raisonnable. 

L’envolée du prix du gaz et de l’électricité est en partie la conséquence de la dérèglementation de ces marchés entamée il y a 30 ans. Sous l’influence des idées thatchériennes, la Commission Européenne a voulu créer pour ces deux produits un marché en principe « concurrentiel ». Mais le gaz et l’électricité sont transportés par des gazoducs et des lignes électriques et ceci confère à ces produits des caractéristiques qui n’ont rien à voir avec les marchés d’autres matières premières. L’augmentation du prix de l’électricité est anormale dans la mesure où l’essentiel de l’électricité est produite en Europe à partir de charbon, de nucléaire, d’hydraulique dont les coûts sont faibles mais c’est le coût de l’électricité produite à partir de gaz qui assure la fourniture marginale nécessaire à l’équilibre du marché qui fixe le prix de l’électricité, évidemment très élevé compte tenu du prix du gaz.

Ces marchés doivent être réformés !

Lorsqu’on regarde les chiffres avancés par le gouvernement français quant à l'évolution des prix de l'énergie, sont-ils cohérents avec ce que les marchés indiquent ? 

Damien Ernst : Elle a raison de dire que les tarifs seraient deux ou trois supérieurs sans le bouclier tarifaire, même si cela dépend de la référence qu’elle prend. Les prix du gaz et de l’électricité vont continuer à rester à de hauts niveaux. On est à environ 200 euros par mégawattheure pour le gaz, alors qu'il était de 20 euros par mégawattheure avant le Covid. Même si vous n’êtes plus qu’à 100 euros par mégawattheure, cela reste cinq fois plus qu’avant le covid. 

Les experts de Goldman Sachs pensent que l’Europe a trouvé une solution au problème de son approvisionnement en gaz et que les prix vont chuter. Est-ce vrai ? Faut-il les croire ?

Damien Ernst : Goldman Sachs fait l’analyse globale en Europe, en s’appuyant sur la consommation, les réserves et les importations de gaz. La consommation annuelle de gaz en Europe est d’environ 4000 térawattheure. Fin octobre, on va arriver à 1000 térawattheure dans nos réserves. Sachant que la charge chauffage représente un tiers de notre consommation de gaz en Europe, en fonction de la rudesse de l’hiver, les 1000 térawattheure devraient suffire à compenser le surplus de consommation qui va naître de la charge chauffage. Lors des prochains mois, si on fait venir au même rythme du gaz GNL et un peu de gaz russe, l’Europe aura assez de quantité de gaz pour cet hiver. Mais n’oublions pas que beaucoup d’industries ont d’ores et déjà fermé leurs portes ou réduit leur consommation, ce qui facilite la tâche des gouvernements mais fragilise l’économie. 

Jean-Pierre Favennec : La baisse relative et récente du prix du gaz sur les marchés de gros européens, couplée à un remplissage très satisfaisant des stockages souterrains de gaz naturel conduit certains spécialistes et en particulier Goldman Sachs à anticiper un approvisionnement satisfaisant en gaz de l’Europe cet hiver.

Un scénario optimiste conjugue remplissage des stockages, hiver clément, approvisionnement minimum de Russie et ralentissement économique mondial qui réduirait la demande d’énergie et de gaz et donc permettrait à l’Europe de trouver davantage de gaz sur les marchés et à un prix relativement réduit.

La situation reste cependant complexe. La Russie fournissait avant la guerre en Ukraine près de 40 % du gaz consommé en Europe. Or la plupart des flux russes ont été arrêtés par la Russie elle-même. La France ne reçoit plus de gaz russe et l’Allemagne très dépendante des exportations de Gazprom ne reçoit plus que de très faibles quantités. Les livraisons à travers le gazoduc Nordstream ont té réduites à des niveaux très faibles, pour des raisons techniques selon Gazprom, pour des raisons politiques évidentes plus probablement.

Le scénario le plus probable reste donc un approvisionnement très réduit voire nul depuis la Russie. Certes nous recevons également du gaz de Norvège et d’Algérie, fournisseurs historiques, ainsi que du Nigeria, du Qatar, des Etats Unis et en faibles quantités de fournisseurs temporaires. Mais ces fournisseurs historiques ne peuvent pas compenser la diminution des exportations russes. Des efforts de sobriété (baisse des températures de chauffage, meilleure efficacité des équipements) peuvent réduire les besoins. Ces efforts permettront ils de passer un hiver tranquille ?

Les prix du gaz vont-ils véritablement chuter ? Pour quelles raisons ?

Jean-Pierre Favennec : Il faut tout d’abord rappeler que les prix du gaz ont été multipliés par plus de cinq en 2021 et que lorsque Gazprom a récemment montré sa volonté de réduire les exportations russes vers l’Europe les prix ont atteint un prix de 350 euros par MWH, dix fois le prix du début 2021.

La chute des prix des derniers jours (à noter cependant une légère remontée le 14 septembre) a permis de ramener les prix à un niveau plus faible qui reste cependant encore cinq fois le prix considéré comme normal il y a 18 mois. Cette chute s’explique sans doute par un remplissage des stockages plus élevé que prévu et un certain nombre d’engagements européens en matière de sobriété

Il est difficile de prévoir le prix du gaz dans les prochaines semaines et dans les prochains mois. Sauf arrêt, difficilement envisageable à court terme,  des hostilités en Ukraine et retour à un approvisionnement russe important, il est peu probable que les prix retrouvent leur niveau du début 2021.

Cela signifie-t-il que l’on peut éviter le pire de la crise énergétique ? Quelles vont être les conséquences, même dans un scénario optimiste comme celui de Goldman Sachs  ?

Jean-Pierre Favennec : Contrairement aux Etats Unis qui produisent beaucoup de gaz et de pétrole, l’Europe est pauvre en hydrocarbures et importe des quantités croissantes de pétrole et de gaz. Pour réduire à zéro les besoins en gaz russe, l’Union Européenne a adopté un plan qui insiste sur la sobriété énergétique, l’efficacité, le développement des renouvelables et bien entendu la recherche de nouvelles sources de gaz.

Ces efforts vont peser sur la vie de nos concitoyens et sur l’activité économique. Certaines entreprises grosses consommatrices de gaz (fabriques de verre par exemple) ont tout simplement décidé de fermer leurs portes, au moins provisoirement. 

Nous allons sans doute éviter le pire (coupures massives de gaz et d’électricité, fermetures d’entreprises qui se traduiraient par un chômage accru) mais des efforts importants devront être consentis.

Si c'est le cas, les mesures du gouvernement sont-elles véritablement pertinentes ? Dans quelle mesure sont-elles aussi politiques qu’énergétiques ?

Damien Ernst : Les mesures restent justifiées au vu de la situation. Ce n’est pas parce que l’on passe de 200 à 100 euros par mégawatt que vous n'avez plus d’instabilité sociale ou de misère. Le gouvernement français ne veut surtout pas faire face à une forte contestation de la population. 

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