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Ce bombardement américain sur la Syrie qui nous a fait basculer dans un nouvel ordre mondial à la vitesse d’un tweet
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Changement de braquet

La nouvelle stratégie du président américain, illustrée par les récentes frappes américaines en Syrie, risque de porter un sérieux coup dur à la volonté de rapprochement avec la Russie affichée lors de sa campagne et au début de son mandat.

Jean Sylvestre  Mongrenier

Jean Sylvestre Mongrenier

Jean Sylvestre Mongrenier est chercheur à l’Institut français de géopolitique (Université de Paris VIII) et chercheur associé à l’Institut Thomas More.

Il est notamment l'auteur de La Russie menace-t-elle l'Occident ? (éditions Choiseul, 2009).

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Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa est spécialiste des Etats-Unis et maître de conférences à l’université Assas-Paris II. Il est chercheur au centre Thucydide. Son dernier livre s'intitule Géopolitique des Etats-Unis (Puf, 2022).

Il est également l'auteur de Hillary, une présidente des Etats-Unis (Eyrolles, 2015), Qui veut la peau du Parti républicain ? L’incroyable Donald Trump (Passy, 2016), Trumpland, portrait d'une Amérique divisée (Privat, 2017),  1968: Quand l'Amérique gronde (Privat, 2018), Et s’il gagnait encore ? (VA éditions, 2018), Joe Biden : le 3e mandat de Barack Obama (VA éditions, 2019) et la biographie de Joe Biden (Nouveau Monde, 2020). 

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Atlantico : Les frappes américaines sur une base aérienne du régime de Bachar al-Assad dans la nuit de jeudi à vendredi sont survenues deux jours après une attaque chimique dans le Nord-Ouest de la Syrie et quelques minutes après l'ajournement des négociations à l'Onu sur trois textes distincts visant à condamner cette attaque. La réponse américaine relève-t-elle d'une sorte d'impulsivité (comparable à celle dont a pu faire preuve jusqu'à présent Donald Trump, notamment sur Tweeter) ou bien d'une stratégie tout à fait rationnelle ?

Jean-Eric BranaaDe mon point de vue, cela relève d'une stratégie rationnelle. L'attaque permanente contre le caractère de Donald Trump n'a pas de sens dans ce cas ; où alors, nous vivrions dans un monde où l'on pourrait se dire que la prochaine fois qu'il éternuerait, cela pourrait mal finir. Il ne faut pas oublier que Donald Trump a la main sur les boutons nucléaires ; il est, en l'état, l'homme le plus puissant de la planète. Il faut sortir de ce discours un peu convenu de l'homme incontrôlable qui fait ce qu'il veut, quand il veut, y compris envoyer ses avions militaires un peu partout. Le type d'intervention militaire survenue dans la nuit de jeudi à vendredi en Syrie est une entreprise qui se décide collectivement, après que toutes les options aient été pesées. Cela prend du temps : ainsi, cette opération devait être dans les cartons depuis un certain temps. De plus, nous savons que l'armée américaine est prête depuis longtemps à une intervention en Syrie, mais également, qu'au cours des derniers jours, le secrétaire à la Défense avait fait élaborer plusieurs plans proposés au président américain. Il y a deux jours, ce dernier avait affirmé sa confiance envers le général Mattis pour trouver une solution au problème. Nous sommes donc bien là en présence d'une opération militaire concoctée par les militaires et non pas par Donald Trump personnellement.

Concernant la position politique, qui a été d'intervenir après l'ajournement des débats au Conseil de sécurité de l'ONU, on peut considérer cela comme grave, d'un point de vue du droit international ; les textes et les procédures n'ont pas été respectées. Moins que d'impulsivité, il conviendrait plutôt, en ce sens, de parler d'un caractère fort de la part de Donald Trump qui décide de s'affranchir des règles ; puisqu'il est l'homme le plus puissant de la planète, il décide d'aller jouer au shérif ; il roule des mécaniques, ce qu'il a effectivement fait. 

Jean-Sylvestre MongrenierAucune impulsivité dans ces frappes qui viennent bien tard, après de trop longues années de "patience stratégique", Barack Obama prétendant ainsi éviter le pire. En fait, la quasi-inaction des Etats-Unis sous l’Administration précédente a permis l’augmentation en intensité du conflit et son extension à une bonne part du Moyen-Orient. Le vide de pouvoir a été méthodiquement utilisé par Vladimir Poutine et les dirigeants iraniens afin d’avancer leurs pions. Jusqu’à ces derniers jours, la nouvelle Administration américaine semblait prête à entériner ce repli et à renoncer quasi-officiellement à demander le départ de Bachar Al-Assad (voir les déclarations de Tex Tillerson du 30 mars 2017). Là-dessus est intervenu un fait massif, que l’on ne saurait banaliser : l’emploi d’armes chimiques sur des populations civiles. Des armes censément éliminées par l’accord américano-russe sur le désarmement chimique du régime syrien(14 septembre 2013), mis en application sous l’égide des Nations Unies et de l’OIAC (Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques). D’aucuns expliquaient alors que le régime syrien pourrait cacher une partie de son arsenal chimique, dénombré de manière incertaine par les inspecteurs de l’OIAC ; l’emploi d’armes chimiques à Khan Cheikhoun, le 4 avril dernier, leur donne raison. Certes, un rapport de l’ONU avait déjà établi l’emploi à plusieurs reprises de ces armes, y compris par des groupes djihadistes, mais cela ne s’était pas produit depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche.

En frappant la base d’où est parti l’avion porteur de ces armes chimiques (la base aérienne d’Al-Shayrat, dans la province centre-occidentale d’Homs), Trump cherche à rétablir une ligne rouge, allègrement violée au fil des années, et il adresse un coup de semonce tant à Bachar Al-Assad qu’à ses « parrains », au sens politico-mafieux du terme, à savoir Moscou et Téhéran. C’est une décision rationnelle : tenter de restaurer une certaine marge de manœuvre diplomatique en agissant sur le plan militaire et en affichant sa détermination à employer la force armée. Au vrai, il faudrait se demander pourquoi les bombardements russes sur Alep-Est et d’autres parties du territoire syrien, notamment sur des hôpitaux, attesteraient du génie militaire et diplomatique de Poutine, alors qu’une salve unique de missiles de croisière sur une base aérienne du régime syrien prouverait la fébrilité et l’impulsivité de Trump. Quant à l’usage d’armes chimiques sur des populations civiles,faudrait-il donc y voir un indice de la mâle détermination de Bachar Al-Assad à combattre le djihadisme ? Le summum de la rationalité politique et stratégique ? Répétons-le : on ne saurait accepter qu’un tyran proche-oriental détruise méthodiquement le droit de la guerre et ruine les dispositifs de contre-prolifération des armes de destruction massive afin de se maintenir au pouvoir envers et contre tout. Du reste, Poutine était supposé garantir le respect par Bachar Al-Assad des engagements pris lors du prétendu désarmement chimique du régime de Damas. A l’évidence, il n’en est rien.

Il y a encore une semaine, les Etats-Unis affirmaient que l'éviction de Bachar Al-Assad n'était plus une priorité pour les Etats-Unis. Or les frappes survenues la nuit dernière semblent aller à l'encontre de cette précédente affirmation. Comment interpréter ce revirement ? Quelles pourraient en être les conséquences pour l'ordre mondial actuel ? 

Jean-Sylvestre MongrenierNécessité fait loi : les frappes au moyen d’armes chimiques ont modifié la donne et, plus encore, les perceptions etreprésentations de Trump. Vous connaissez la formule selon laquelle, trop souvent, on voit le monde non pas tel qu’il est, mais tel que l’on est. A la tête d’une entreprise qui n’est pas même cotée en bourse, donc omnipotent et probablement entouré de personnes qui lui sont dévouées, Trump voit le monde comme un grand capitaliste, au sens premier du terme (une personne qui détient richesses et moyens de production). Il est certes accoutumé à la rudesse du monde des affaires, mais pas au tragique de l’Histoire, et il méconnaît la spécificité du "Politique" et de ses prolongements diplomatico-stratégiques. En charge de la concorde intérieure et de la sécurité extérieure d’une collectivité humaine donnée, le "Politique" est d’une autre nature que l’ "Economique". Il ne s’agit pas d’entrer en concurrence afin d’obtenir la plus grande part d’un marché ou de se partager des commissions juteuses, mais d’agir souverainement, de distinguer l’ami de l’ennemi (l’ "hostis", i.e. l’ennemi public, non pas l’ennemi à titre privé ou "inimicus"), de se saisir des menaces avant qu’elles frappent, de détruire ce qui menace de vous détruire. Lorsque la diplomatie (au sens d’art de la persuasion) bute sur ses limites, il faut en effet avoir recours à la force physique légitime. Bref, en dépit de compétences génériques qui peuvent être transférées d’un domaine à l’autre, le Politique et l’Economique sont deux "essences" distinctes, c’est-à-dire deux activités originaires, propres à l’espèce humaine, dont les objectifs et les moyens diffèrent (cf. Julien Freund, L’essence du politique, Sirey, 1965).

Jusqu’à ces derniers jours, Trump semblait avoir considéré Poutine comme un "partenaire", au sens commercial du terme, un homme avec lequel il pourrait marchander et faire des "deals", chacun y gagnant en fin de compte (ce que l’on appelle un jeu à somme positive). Cela suppose que l’un et l’autre partagent la même vue du monde et le même type de rationalité. Or, ni Poutine, ni Ali Khamenei (le Guide suprême de la Révolution, à la tête du régime chiite-islamique de Téhéran), pas plus Bachar Al-Assad, ne partagent ce type de rationalité. Ils ne luttent pas pour accroître leur part de bénéfice ou "monter au capital" d’une firme, mais pour vaincre et écraser leurs ennemis. Pour eux, il n’y a que des jeux à somme nulle (le gain de l’un est la perte de l’autre) et toute volonté sincère de négociation, visant à éviter le pire et à trouver une solution durable à des problèmes géopolitiques, est interprétée comme une reculade, un aveu de faiblesse. Dès lors, il leur faut avancer, aller toujours plus loin. Un exemple : on jugera irrationnel l’usage par Bachar Al-Assad d’armes chimiques au moment même où la diplomatie américaine annonce qu’elle ne fait plus de son départ le point d’aboutissement inéluctable du semblant de transition politique, négocié entre Astana et Genève (Obama avait précédemment renoncé à en faire un préalable). Pourtant, l’usage de telles armes peut s’expliquer par la volonté de mettre en scène son impunité et son omnipotence, de façon à soumettre les groupes qui lui résistent encore, tout en rejetant les récalcitrants du côté des djihadistes. En fait, il ne faut pas confondre la rationalité instrumentale et la Raison célébrée par les philosophes des Lumières : l’Histoire nous enseigne qu’un tyran peut agir très rationnellement, afin d’atteindre des objectifs criminels qui s’inscrivent parfois dans une vision délirante. 

Jean-Eric BranaaLe 30 mars dernier, Nikki Haley avait effectivement annoncé que Bachar al-Assad n'était pas la priorité pour les Américains. Rex Tillerson avait tenu des propos similaires avant et après. Entre temps, Steve Bannon a été évincé du Conseil national de sécurité. On savait qu'il existait une guerre véritablement ouverte entre Steve Bannon et ses proches d'un côté, et Jared Kushner et ses proches de l'autre , soit les deux racines sur lesquelles s'appuyait Donald Trump – les plus radicaux et les plus modérés. La volonté de Donald Trump de marier les deux au sein d'un même gouvernement n'a pas fonctionné. Les deux camps ont campé sur leurs positions, et la guerre a finalement été remportée par Jared Kushner, et plus largement par son clan, apparenté plutôt au lobby juif-orthodoxe, qui œuvre pour qu'il y ait une résolution de ces conflits au Moyen-Orient grâce à l'interventionnisme américain. Ainsi, la politique prônée jusqu'alors par Bannon, à savoir le désengagement des États-Unis dans le monde, n'a visiblement plus l'oreille du président. Effectivement, tout ce qui a pu être pensé en amont l'a été en l'espace de seulement 2/3 jours. On pourrait d'ailleurs pensé que suite à l'attaque chimique, Bannon ait préconisé la non-intervention, ce qui a dû précipiter sa chute. 

Dans quelle mesure les frappes américaines en Syrie pourraient-elles mettre à mal les relations entre Washington et Moscou, alors que tout le monde pensait, au moment où Donald Trump est arrivé à la Maison Blanche, que celles-ci allaient se "réchauffer" ?

Jean-Sylvestre MongrenierLa décision américaine de recourir à des frappes découle de la prise de conscience de la réalité humaine, plus largement géopolitique, décrite plus haut. Schématiquement, Trump croyait pouvoir confier à Poutine la partie ouest de la Syrie (la "Syrie utile", depuis les côtes méditerranéennes jusqu’à l’axe Alep-Homs-Damas), l’armée américaine et les forces arabo-kurdes des FDS (Forces démocratiques syriennes) se chargeant de Raqqa et de la "Syrie inutile", c’est-à-dire de la partie orientale et désertique du territoire, voisine de l’Irak. A charge pour Poutine de contrôler Bachar A-Assad et d’endiguer l’Iran, dont les dirigeants entendent dominer la vaste aire qui s’étend de la Caspienne et du golfe Arabo-Persique jusqu’à la Méditerranée orientale, au bord de laquelle Téhéran veut disposer de bases, à l’instar de la Russie (voir les bases navales de Tartous et Lattaquié ainsi que la base aérienne de Hmeymin). Au vrai, Trump a manqué de lucidité sur les objectifs de Poutine et de Bachar Al-Assad. D’une part, les ressources de la Syrie dite « inutile » (blé et pétrole) conditionnent la viabilité économique de la "Syrie utile" et Bachar Al-Assad n’a pas fait une croix sur ces territoires qu’il veut à terme reconquérir, pas plus que sur Raqqa d’ailleurs. D’autre part, il existe bien un axe géopolitique Moscou-Damas-Téhéran et Poutine n’a pas l’intention de renoncerà l’alliance irano-chiite, en contrepartie d’un nouveau "reset" russo-américain. Enfin, l’objectif russo-iranien n’est pas de devenir des "stakeholders" du système international (en somme, de simples actionnaires-gestionnaires), mais de dominer le Moyen-Orient et d’en chasser les Occidentaux.

Ces données n’ouvrent pas la possibilité d’un honnête compromis avec la Russie et il faut croire que l’attaque chimique commise par les forces de Damas aura eu sur le psychisme de Trump l’effet d’un révélateur : le voile des illusions s’est déchiré. Le spectacle d’enfants et de bébés à l’agonie semble avoir réellement impressionné le président américain. Il y aurait donc bien une composante émotionnelle dans la décision d’exercer des représailles, ce qui renvoie à la première question sur l’impulsivité, mais la neurologie nous enseigne qu’il ne faut pas séparer de manière artificielle raison et émotion (cf. Antonio Damasio et la "raison des émotions"). Sous des apparences rugueuses, Trump serait un émotif : faudrait-il donc le déplorer ? De rigueur dans le milieu des "Siloviki" russes (les hommes au pouvoir issus des services de sécurité et autres structures de force), l’image du "tchékiste" imperturbable et dévoué au culte de la Derjava (la puissance étatique et guerrière), qui déploie sans états d’âme la plus grande violence, est détestable. Au total, le discours philorusse manié par Trump au cours de la campagne électorale, partiellement destiné à se démarquer de l’Establishment et à choquer les élites des côtes Est et Ouest, n’aura pas résisté à l’épreuve de la réalité. En fait de "reset", le plus probable est un bras de fer américano-russe dans la région, avec des risques accrus d’escalade militaire. A force de reculer pour plus mal sauter, les Occidentaux, les Américains en tout premier lieu, ont laissé la Syrie devenir une poudrière qui ferait presque oublier les Balkans et leurs conflitsgéopolitiques (indépendamment du fait que la situation dans les Balkans se dégradeà nouveau). Inexorablement, une "nouvelle guerre froide" s’étend de l’Europe au Moyen-Orient et à la "plus Grande Méditerranée". Quant à l’ordre mondial, il craque de toutes parts. Le révisionnisme géopolitique bouscule les frontières, l’Asie centrale se rappelle au bon souvenir de la "Russie-Eurasie" (voir l’attentat de Saint-Pétersbourg, le 3 avril dernier, le premier commis sur le territoire russe par une personne originaire d’Asie centrale), le chef du "bunker" nord-coréen poursuit sa course balistico-nucléaire, la Chine populaire avance ses pions dans les "méditerranées asiatiques" (mers de Chine méridionale et orientale) et s’équipe de porte-avions, sans oublier les conflits et migrations incontrôlées d’Afrique subsaharienne. Optimistes forcenés et anti-Américains appellent cela le "monde multipolaire" : unbrave new world ? 

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