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Big Surprise ! La croissance britannique résiste aux Cassandre du Brexit : que reste-t-il de crédibilité aux experts qui nous gouvernent (et qui ont tant d’avis très politiques) ?
©DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP

Démenti

En accordant trop de place aux experts et aux arguments techniques dans leurs prises de décisions et dans leurs discours, les responsables politiques renoncent à proposer une vision plus globale, plus intégratrice... et nourrissent le sentiment de défiance des populations.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Yves Roucaute

Yves Roucaute

Yves Roucaute est philosophe, épistémologue et logicien. Professeur des universités, agrégé de philosophie et de sciences politiques, docteur d’État en science politique, docteur en philosophie (épistémologie), conférencier pour de grands groupes sur les nouvelles technologies et les relations internationales, il a été conseiller dans 4 cabinets ministériels, Président du conseil scientifique l’Institut National des Hautes Etudes et de Sécurité, Directeur national de France Télévision et journaliste. 

Il combat pour les droits de l’Homme. Emprisonné à Cuba pour son soutien aux opposants, engagé auprès du Commandant Massoud, seul intellectuel au monde invité avec Alain Madelin à Kaboul par l’Alliance du Nord pour fêter la victoire contre les Talibans, condamné par le Vietnam pour sa défense des bonzes.

Auteur de nombreux ouvrages dont « Le Bel Avenir de l’Humanité » (Calmann-Lévy),  « Éloge du monde de vie à la française » (Contemporary Bookstore), « La Puissance de la Liberté« (PUF),  « La Puissance d’Humanité » (de Guilbert), « La République contre la démocratie » (Plon), les Démagogues (Plon).

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Atlantico : Les chiffres encourageants de la croissance britannique contredisent l'alarmisme des experts qui voyaient déjà tomber la City au lendemain du Brexit. Quels sont les risques et conséquences de cette perte de crédibilité de la parole spécialisée dans le domaine politique ?

Christophe Bouillaud : Il me semble que, sur le cas du Brexit et de ses conséquences, nous sommes d’abord face à un mélange délétère entre prévisions des experts économiques qui portent en général sur le moyen-long terme (5 à 10 ans), appréhension journalistique très à courte vue de ces prévisions, et enfin lecture politiquement biaisée de la situation immédiate par partisans et adversaires du Brexit, qu’ils soient au Royaume-Uni ou ailleurs. La plupart des médias ont en effet fait comme si le Brexit devrait signifier la fin immédiate de l’économie britannique, une "mort subite" en somme, et ils ont pris dans l’ordre comme indicateurs ou preuves de cette "mort subite" : les cours de la bourse de Londres, le cours de la Livre britannique, et enfin les indicateurs classiques de la bonne ou mauvaise santé d’une économie nationale (taux de croissance, taux de chômage, etc.). Du coup, sur tous ces points, le hiatus parait immense entre les prévisions catastrophiques de la veille et la situation somme toute fort banale de l’économie britannique. La chute de la Livre fait ainsi bizarrement affluer les touristes à Londres. Quelle incroyable surprise ! De ce fait, les experts économiques sont du coup indirectement discrédités. Leurs prévisions sont sur le moyen-long terme, c’est donc seulement à cette aune qu’elles doivent être jugées. Il est vrai que les experts ne peuvent contrôler l’usage polémique que l’on peut faire de leurs prévisions. De fait, il est probable que le grand public retiendra pour l’instant de tout cela l’idée que les experts sont au service d’une cause et orientent à dessein leurs analyses.

Par ailleurs, sur le fond, toutes les prévisions pessimistes sur le Brexit reposent sur le postulat de départ que, face à cette situation inédite, les acteurs de l’économie britannique ne sauront pas réagir de manière originale et créative. Les prévisionnistes se contentent de faire tourner leurs modèles sans se demander s’il ne se pourrait pas que justement un événement comme le Brexit soit difficilement saisissable ainsi. Enfin, j’ajouterai que le diable étant dans les détails, bien malin est celui qui peut prévoir encore aujourd’hui la nature exacte de la relation commerciale et financière entre l’Union européenne et le Royaume-Uni dans une position post-Brexit. Il est donc extrêmement difficile d’établir des conséquences du dit Brexit.

Au total, le camp du Remain plutôt que de s’appuyer massivement sur ces propos d’experts aurait mieux fait de poser clairement la question du sentiment d’appartenance des Britanniques à l’Europe. C’est là la seule question qui devrait préoccuper même maintenant.

A lire également sur notre site : Brexit, suite : les secrets de cette croissance britannique qui défie les prédictions cataclysmiques

Yves Roucaute : Peut-être faut-il d’abord souligner les avantages de cette perte de crédibilité. Le premier est le retour de la politique au centre du jeu politique. Ce qui me paraît une bonne chose car la politique est un art qui a ses règles propres et certains présomptueux feraient mieux de retourner à leur métier d’origine. A cet égard, le gouvernement de Theresa May fait de la politique, et c’est rassurant pour le royaume Uni. Au lieu de la catastrophe annoncée et au lieu des 0,3% prévus par nombre d’économistes et l’agence Bloomberg, nous avons donc 0,5%de croissance au troisième trimestre. Voilà qui confirme pour ceux qui sont aveuglés par l’idéologie de la compétence que la politique est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux mains de ceux qui ont une culture administrative ou qui s’imagine que gérer un Etat est la même chose que gérer une entreprise.

Et demain il n’y aura pas plus de chute du Royaume Uni et de disparition de la City. L’ignorance politique de ceux qui nous dirigent et des prétendus experts est telle que l’on ne s’étonne pas qu’ils puissent penser le contraire. Theresa May sait parfaitement où elle veut aller : une solution de type norvégienne, islandaise ou suisse. Elle va faire adhérer son pays à l’Association européenne de libre échange et, probablement, comme la Norvège, elle adhérera à l’Espace Economique européen, ce qui lui permettra de conserver tous les avantages de la libre circulation des marchandises, sans l’inconvénient de la bureaucratie européenne, sans l’agriculture et la pèche et sans les politiques intempestives de Bruxelles sur la politique d’immigration et la sécurité.

Et il est encore plus étonnant de voir certains experts annoncer la débâcle du Royaume-Uni sous prétexte que sa monnaie, la livre sterling, a baissé de 20% environ face au dollar américain et 15% face à l’euro depuis le Brexit. Mais on peut aussi voir l’aspect positif de ce phénomène : rendre attractives les exportations britanniques. Quant au prix de l’immobilier, certes il baisse à Londres. Mais il était très élevé. Et il n’y a qu’en France où, sous l’influence des lobbys immobiliers et de la pensée conservatrice, au sens français, on considère que des prix élevés sont le signe d’une bonne santé et non celui d’une spéculation qui rend difficile la vie des classes moyennes incapables de se loger et qui pèsent sur leur consommation. En France, on confond depuis des lustres l’investissement dans la rente et l’investissement dans le capital productif. Là encore, on ne saurait trop conseiller à certains libéraux en peau de lapin d’aller relire Adam Smith et Ricardo, sinon Hayek. Theresa May connaît elle ses classiques. Ce n’est pas la rente qu’elle va favoriser dans les prochains mois mais l’investissement industriel et la baisse de la livre sterling va l’aider.

Certains en France jouent les matamores et menacent les Royaume-Uni, et c’est drôle. Qu’imaginent-ils ? Le Royaume-Uni n’est pas la Grèce, c’est la cinquième économie du monde, assise sur le Commonwealth et ouverte sur les Etats-Unis. Elle est même passée devant la France. Qui peut sérieusement songer se passer du marché britannique ? Et quand certains pitres de la commedia dell’arte française prétendent que nous aurions des moyens de rétorsion, c’est ridicule. Theresa May a d’ailleurs mis les pendules à l’heure, à l’heure politique. Au cas où certains songeraient, tels certains Français irresponsables, à des rétorsions, le Royaume-Uni ouvrirait grand son territoire aux entreprises européennes en créant un taux d’imposition de 10% sur les bénéfices.  Cela c’est l’arme nucléaire économique, une arme politique. Et seuls des politiques français habitués à promettre sans songer à tenir leurs engagements peuvent croire que Theresa May ne tiendra pas sa parole. Elle la tiendra. Et elle gagnera s’il y a un bras de fer. D’ailleurs les Allemands sont beaucoup plus prudents que les Français et songent déjà à une solution à la norvégienne.

Le risque existe dans le refus d’entendre les experts. Il est évidemment de croire que tout est possible. Mais, ce risque est aujourd’hui moins grand que celui de croire que rien ou presque ne l’est. Après l’échec de ces fameux experts à prévoir la grande crise financière dont nous sortons à peine, quand l’on voit un gouvernement français de bureaucrates qui ne peut faire un pas sans demander son avis au Conseil d’Etat, quand l’on voit les discours de l’impuissance politique au nom des impératifs économiques, il est quand même rassurant de voir le retour de la politique.

D’ailleurs Theresa May ne croit pas tout possible. Opposée au Brexit, bien que réclamant des réformes substantielles en matière de gouvernance européenne, elle a décidé de respecter le choix populaire. Refusant les discours simplistes et catastrophistes, elle a d’abord réussi à réunifier son parti divisé que l’on disait condamné à l’explosion, et, à présent, elle fait tout pour que la transition hors Union européenne s’opère au mieux des intérêts de son pays selon une temporalité qu’elle négocie avec habileté. D’une certaine façon, elle nous signale qu’il serait temps que les projections des experts soient tenues pour ce qu’elles sont : des outils d’aide à la décision qui ne peuvent saisir le libre jeu des acteurs libres en économie comme dans toutes les autres activités humaines et, encore moins,entrevoir les effets de la volonté politique. Qui peut oublier que la City prévoyait un vote pour le maintien du Royaume Uni dans l’Union européenne ? Qui peut oublier que les e les milieux de la grande finance prévoyaient une faiblesse de la croissance, voire une catastrophe économique et un départ massif de Londres, en cas de Brexit ? Theresa May a raison de croire en l’avenir du Royaume Uni, un avenir qui passe par l’action politique.

Malgré les nombreuses études pointant les bénéfices économiques de l'immigration, ou encore d'un traité commercial comme celui entre les Etats-Unis et l'Europe, les Français y sont majoritairement opposés. Comment, selon vous, les responsables politiques devraient-ils se positionner dans ce type de situation ? Peut-on parler, à la façon de Julien Benda, de "trahison des clercs" ?

Yves Roucaute : Les Français ont-ils tort ? La trahison existe mais elle porte sur le fond : des femmes et des hommes politiques, élus pour faire de la politique, n’en font plus et s’en remettent à des experts. Nous avons peu de stratèges et beaucoup de gestionnaires de la politique

Or, c’est le symptôme d’une grande confusion des genres qui rend inapte à gouverner. L’économie n’est pas la vie. L’homme n’est pas un être économique. Ces experts et ces politiques croient que le monde se réduit à de la gestion, des statistiques et des raisonnements économiques. Ils ignorent que les raisonnements économiques sont par définition limités au domaine économique, toutes choses restant égales dans les autres domaines par ailleurs. Or, il est très rare que les choses restent en l’état par ailleurs. Et ils ignorent aussi que ces raisonnements, plus ou moins appuyés sur des projections quantitatives, n’inscrivent ces prévisions que selon des probabilités. Des phénomènes naturels, des tsunamis à des découvertes géologiques, et des phénomènes humains, des révolutions à des choix stratégiques même mineurs, changent continuellement la donne. Ce qui explique les erreurs quasi systématiques de ceux qui croient pouvoir prévoir à partir de cette donne.

Si nous laissons de côté les variations imprévisibles que nous offre la nature, et si nous nous arrêtons aux seules variations dues à la volonté humaine, on se rend compte que l’aspect économique est incommensurablement moins important que l’imaginaire. Par exemple, la question n’est pas de savoir si nous aurons un congélateur plus performant ou si nous pourrons avoir quelques objets connectés en plus grâce à une immigration plus importante ou a un maintien dans l’Union Européenne. La première question pour chaque individu est celle de sa propre spiritualité et du bonheur individuel recherché. La seconde est celle du type de civilisation dans laquelle il souhaite vivre pour répondre à ce droit naturel de rechercher son bonheur individuel. Les deux questions étant corrélées. Si pour vivre avec plus de confort matériel, l’individu a le sentiment qu’il doit sacrifier ce à quoi il croit, ce qui est spirituellement supérieur pour lui, alors est-ce que cela vaut le coup ? A ces questions aucun économiste ou gestionnaire ne peut répondre. Et même en imaginant que seul l’intérêt étroit compte, l’intérêt économique, les individus ont le droit de se tromper dans leur calcul d’intérêt. Prenez le Brexit, imaginons que les anti-Brexit aient eu raison en annonçant que le Royaume Uni aurait des difficultés importantes s’il quittait l’Union européenne, il n’empêche que ce n’est pas le choix fait. Et c’est le choix qui compte, non la courbe.

Est-ce que l’immigration est favorable au mode de vie souhaité ?  Le Français répond, cela dépend. Cela dépend du type qualitatif d’immigration et de sa quantité dit-il. Qu’importe, par exemple,  à la femme française ou allemande qui aime la liberté de savoir qu’elle aura plus de biens matériels si elle doit pour cela vivre en niqab, ou ne pouvoir choisir le métier et la vie de son choix. Ou bien si, dans un environnement hindouiste, le Français ou le Belge n’a plus droit à son steak frites. Le débat abstrait sur l’immigration confond progrès moral, épanouissement individuel et augmentation des biens matériels. C’est un discours de cancres en politique et d’ignorants du poids de la moralité.

De même sur les traités d’échange transatlantiques, le TAFTA, la question n’est pas seulement de savoir si le Français ou l’Allemand auront droit à plus de poulet aux chlore ou de bœuf  aux hormones au moindre coût dans leur assiette mais si cela leur convient comme mode d’alimentation. Les hindouistes ont répondu qu’ils ne voulaient pas de viande de bœuf en Inde à l’époque où beaucoup d’entre eux mourraient de faim, pour la même raison : leur imaginaire et leur choix de vie. D’autre part, est-ce qu’il est possible d’admettre que des entreprises américaines pourront mettre en cause par des procès devant des tribunaux habilités à juger et interdire  les politiques que les citoyens ont voté ?  Est-ce que l’abandon du choix politiques aux mains de juges internationaux est souhaitable ? Cette question n’est pas économique. Elle ne peut pas l’être. Les experts n’ont donc rien à dire ici. Sinon avertir de certaines conséquences possibles, et seulement probables, des choix politiques et moraux. Et si les experts et les politiques qui s’appuient sur eux croient pouvoir interdire ou orienter en fonction de ces expertises, ils se trompent de métier et trahissent celui pour lequel ils ont été élus et quittent le domaine dans lequel ils prétendent jouer un rôle.

L’important c’est ce que l’on croit, ce que l’on a dans la tête. Les experts feraient mieux de relire le traité moral d’Adam Smith au lieu de croire que la vie se détermine par des graphiques et des statistiques.

Le personnel politique doit se repositionner sur la politique. C’est-à-dire, comme l’indique l’étymologie du mot « politique », sur la vie de la Polis, de la Cité. Et ceux qui ne se plient pas au vivre ensemble de cette Cité, qui ne veulent pas préserver son mode de vie de la Cité, son histoire, son projet, doivent changer de métier.Le pire sans doute est que ces gens qui prétendent diriger et qui croient ne pouvoir qu’être des appendices des marchandises, des effets des projections mathématiques, ne sont pas seulement des salauds, au sens où en parlait Sartre, mais ils aliènent aussi leur humanité. D’une certaine façon, ces femmes et ces hommes qui ne croient plus en l’action humaine dans le monde des possibles, qui sont dans le simulacre de l’action, il faut certes se débarrasser d’eux mais sans oublier qu’ils sont à plaindre.

Christophe Bouillaud : Nos responsables politiques devraient d’abord se demander pourquoi les Français sont opposés à ces évolutions, et surtout ne pas leur ressortir l’horrible rengaine de la "pédagogie". Pour ce qui est de l’approfondissement du libre-échange avec les Etats-Unis, en dehors d’un bien probable anti-américanisme, il y a le fait évident, y compris si j’ai bien compris pour l’actuel responsable de France-Stratégie (l’ex-Commissariat général au Plan), que les perdants des vagues précédentes de libéralisation des échanges n’ont pas été aidés correctement à subir le choc de la reconversion. S’est-on en effet jamais demandé parmi nos dirigeants pourquoi lorsqu’une usine ferme dans un coin de France les réactions sont si vives, si viscérales, si violentes parfois ? Nos compatriotes concernés ne sont pas irrationnels, ils savent bien d’expérience ce que cette fermeture représentera pour eux. Le philosophe utilitariste Jeremy Bentham l’expliquait déjà dans les années 1820 : toute modernisation productive suppose pour augmenter réellement le bonheur du plus grand nombre de se préoccuper dans les moindres détails du sort des personnes perdant de ce fait leur gagne-pain. Malgré toutes les protestations inverses en ce sens de la part de nos représentants (par exemple, plan de formation, plan de reconversion industrielle, etc.), en réalité, cette aide aux "perdants" du libre-échange n’arrive presque jamais à compenser les lourdes pertes infligées. Ce n’est du coup pas totalement un hasard si les régions d’Angleterre les plus favorables au Brexit sont aussi celles qui se sont le plus désindustrialisées depuis les années 1970. Ce n’est pas un hasard non plus si le FN cartonne électoralement dans l’ancien bassin houiller du nord de la France et en Lorraine. Le même raisonnement pourrait être mené pour l’immigration : il existe sans doute un gain collectif, mais aussi des pertes à compenser.

Par ailleurs, au-delà de cette idée utilitariste de compensation, il faudrait aussi se demander si une telle compensation est toujours possible. Les individus concernés veulent peut-être, comme tout un chacun, persister dans leurs habitudes, et ils ne peuvent peut-être pas se réinventer sans de grandes souffrances dans un autre rôle social. Les responsables politiques devraient commencer par se demander si eux-mêmes accepteraient de gaieté de cœur une réorientation totale de leur vie…

De ce point de vue-là, on peut peut-être parler de "trahison des clercs" au sens où ceux qui conseillent nos dirigeants et nos dirigeants eux-mêmes ne semblent pas capables d’adopter le point de vue de l’universel. La maxime de leur propre action n’est guère généralisable. L’économiste bien rivé à son siège de l’OCDE va expliquer sans rire que la clé de la réussite c’est la capacité à changer de métier trois ou quatre fois dans sa vie. Le sénateur à la longue carrière politique reprendra sans sourciller ce beau discours.

Cette place accordée aux réponses techniques concernant des enjeux politiques ne pourrait-elle pas également accentuer la défiance des électeurs vis-à-vis de leurs responsables politiques ?

Christophe Bouillaud : En réalité, il n’existe pas de "réponses techniques concernant les enjeux politiques". C’est bien plutôt un choix politique de présenter comme uniquement techniques certaines décisions. C’est une dépolitisation qui avantage le plus souvent certains acteurs qui ont l’oreille des décideurs. En effet, la plupart du temps, on peut s’apercevoir que cette vision de la technique, one best way à respecter pour réussir, n’est pas la seule possible, mais qu’elle en arrange bien certains.

Par ailleurs, au-delà même des intérêts qui s’expriment dans chaque réponse prétendument technique, il peut bien arriver que la vision technicisée des choses que l’on a privilégiée aveugle les responsables sur la réalité sociale et sur les conséquences négatives pour certains électeurs de leurs choix. C’est probablement ce qui arrive en matière de libre-échange. Les calculs des économistes qui concluent aux vertus du libre-échange ne prennent pas en compte tous les éléments qui concourent au bonheur d’une population. La technique s’avère du coup politiquement piégeante parce qu’elle oublie et fait oublier certains aspects – qui, pourtant, sont a posteriori évidents pour les historiens. Cet usage d’une vision limitée car issue d’une technique imparfaite finit du coup effectivement par nourrir la défiance des électeurs à l’encontre des responsables politiques. Ces derniers, en tant que représentants, sont en effet censés proposer une vision plus globale, plus intégratrice, plus censée, que celle de simples techniciens. Ils ne doivent pas être de simples comptables comme l’aurait craint un président de la République au siècle dernier en parlant de ses successeurs.

Yves Roucaute : La défiance est là. Le score du Front nationale et l’engouement réel pour Emmanuel Macron, qui donne un coup de vieux à tout le système politique, alors qu’il n’existait pas il y a quelques mois et qu’il ne possède pas de grande organisation assise sur des élus locaux, le montre. Les Français veulent le retour de la politique. Qu’importe si ces phénomènes sont durables ou passagers. A l’évidence, la population est prête à s’enthousiasme pour des figures nouvelles qui sont contre le système de gestion experte et administrative, qui croient en la volonté politique.

À l’inverse, il est difficile de provoquer de l’enthousiasme quand, au fond de soi, on ne croit en rien. Ou quand le passé contredit les déclarations d’aujourd’hui.

Regardons à gauche.

La débandade de François Hollande tient à cette absence de volonté politique. Où est sa vision où est son projet ? Fort des projections des experts sur une reprise économique en France qui serait tirée vers la sortie de la crise par une reprise internationale, il s’est contenté d’attendre cette reprise durant les deux premières années de son mandat. D’où sa promesse qu’il ne se représenterait pas si la croissance ne revenait pas. Mais il l’a faite parce qu’il n’a jamais cru que la croissance ne repartirait pas. Les experts étaient tellement unanimes. C’est cela qui est drôle. Comme d’autres bureaucrates, il a appris à l’ENA la confiance en cette idéologie de la compétence. Ce qui est aussi d’ailleurs la vraie source de sa croyance en son destin puisqu’il avait réussi l’ENA. Ce qui est aussi, notons le, la vraie source de la morgue de certains hauts fonctionnaires en politique.

François Hollande était donc absolument certain que la reprise viendrait et qu’il pourrait se l’attribuer. C’est cela la clef de sa gouvernance et de sa chute. Car il est apparu finalement que la France ne repartait pas à la manière de ses voisins faute d’action politique nécessaire pour mettre la France, par des réformes courageuses, en position de bénéficier de cette reprise internationale. Et depuis, il navigue à vue, essayant des réformes qu’il ne mène pas au bout dés qu’un vent contraire se lève, lançant Manuel Valls et Emmanuel Macron comme des bouteilles à la mer, tentant de jouer aussi de sa gauche qui ne veut plus de lui, et des écologistes qui ne représentent plus rien.

Pour s’en tirer, il lui faudrait devenir un vrai politique, mais déjà au parti socialiste il se contentait de gérer les courants, incapable de trancher les différends. Ce retour du politique, faute de compétence politique, ne peut passer par lui.

Et sur sa gauche? On note les gesticulations sans direction et sans navire amiral, du Parti communiste qui a disparu dans les brumes de la maladie infantile du communisme, le gauchisme, tandis que Mélenchon, plus cohérent, court après des mouvements sociaux qui ne veulent pas de lui.

La défiance est donc totale envers ce personnel politique de gauche. Ce qui est, notons le, tout à fait dommageable pour la république car celle-ci a besoin d’une vraie gauche politique qui soit l’expression d’une partie de la population.

Du côté de la droite, le passé ne parle guère pour elle non plus. A nouveau on constate que les réformes promises aujourd’hui n‘ont pas été faites dans le passé et que le respect de la parole donnée ne fut pas respecté. Songez que même le « non » des Français au referendum sur l’Europe de 2005 n’a servi à rien, pas même à changer la gouvernance en Europe. D’où la défiance globale des électeurs envers le personnel de droite. Certes un grand attrait pour les primaires se dessine, mais cela ne signifie pas que l’enthousiasme sortira des urnes. Et, surtout, il reste à espérer que cette droite, si elle parvient au pouvoir, fera ce pour quoi elle est élue au lieu de se laisser aller à une gestion sous contrôle administratif et sous perfusion d’expertise économique. Sinon, sa défaite aux élections suivantes, voire son éclatement est assuré. et probablement au bénéfice du Front national.

En tout état de cause, il est quand même curieux de voir que dans ce malaise français, il y a à nouveau une armée d’experts au travail. Celle-ci prévoit même le résultat électoral. À partir de sondages, parfois curieux quant aux questions posées, six mois avant, à les en croire tout serait joué. Six mois et la messe est déjà dite ? Avant la campagne électorale de Marine Le Pen et des autres ? Les Arnaud Montebourg ou les Ségolène Royal n’ont-ils donc aucune chance de rassembler la gauche socialiste, les écologistes et les radicaux-socialistes? Emmanuel Macron n’existera pas ? Il n’arrivera rien, ni actes terroristes, ni affaires judiciaires, ni crise majeure, disent nos experts.

Il est possible, en effet que les jeux soient faits, mais peut-être pas. Les experts qui font parler le marc de café oublient que seuls les électeurs trancheront demain.

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