Bienvenue au cœur de la matrix politica : l’impitoyable règle au sein du village global de l’information et de l’espace de communication <!-- --> | Atlantico.fr
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Une personne scrute l'écran de son un iPhone montrant une application du New York Times installée sur l'appareil.
Une personne scrute l'écran de son un iPhone montrant une application du New York Times installée sur l'appareil.
©Fred DUFOUR / AFP

Bonnes feuilles

Christophe Deloire publie « La Matrice » aux éditions Calmann-Lévy. Dans la Bay Area en Californie, dans les laboratoires du Parti communiste à Pékin, on développe des technologies qui changent nos vies et font peser une menace sur la démocratie. L’infrastructure des plateformes numériques et des réseaux sociaux remplace les institutions politiques. C’est une matrice invisible. Extrait 1/2.

Christophe Deloire

Christophe Deloire

Christophe Deloire est journaliste, auteur et éditeur.

Diplomé de l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC) en 1994, il travaille comme journaliste pour l’hebdomadaire Le Point de 1998 à juin 2007, au service Société puis au service Politique. De 2006 à 2009, Christophe Deloire est directeur de collection au département littérature générale de Flammarion. Depuis 2008, il dirige le Centre de formation des journalistes (CFJ), l’école de journaliste de la rue du Louvre à Paris. Il est le directeur général de Reporters Sans Frontières depuis juillet 2012.

Auteur de plusieurs livres, Christophe Deloire est aussi co-auteur du documentaire Chirac intime , réalisé avec Laurent Delahousse et Erwan L'Eléouet, diffusé sur France 2.

Bibliographie

  • 1998 : Omar Raddad, Contre-enquête pour la révision d'un procès manipulé
  • 2001 : Histoires secrètes des détectives privés
  • 2003 : Cadavres sous influence
  • 2003 : L'Enquête sabotée
  • 2004 : Les islamistes sont déjà là
  • 2009 : Sexus politicus
  • 2009 : La Tragédie de la réussite
  • 2012 : Circus politicus (coécrit avec Christophe Dubois)
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Notre existence, autrefois consacrée à la matière, dévolue à travailler la terre, à fabriquer des objets, à préparer la pitance, est désormais tournée vers l’échange de signes. Un réseau de câbles au fond des océans, des nuées de satellites dans l’espace, des data centers partout sur la planète, des terminaux sur nos tables, dans nos poches et parfois autour de nos poignets.

C’est l’heure de la communication universelle. Nous avions des conversations familiales à la table du dimanche, dorénavant nous discourons en ligne à chaque instant.

Un bouleversement anthropologique.

Un progrès ?

Oui, il y a des effets positifs.

Oui, Internet a rapproché les familles, permis l’accès aux soins, facilité les voyages, développé le partage des connaissances, stimulé la créativité artistique, démocratisé la délibération politique.

Il a simplifié la vie.

Et la revendication politique, à l’heure de la « protestation générale ».

Oui, en 2021, le monde entier a entendu parler de la championne de tennis chinoise Peng Shuai qui avait disparu après avoir accusé de viol l’ancien vicePremier ministre Zhang Gaoli.

Oui, il y a eu #MeToo, pour le meilleur, et parfois l’excès.

Oui, ceux qui dominaient le « système médiatique », qui parvenaient à orienter ou contraindre le débat public parce qu’ils maîtrisaient les canaux classiques, ont en partie perdu le contrôle.

Oui, les journalistes, qui autrefois disposaient d’un monopole de « filtrage » de la délibération publique, qui décidaient de mettre en avant tel ou tel, peuvent désormais être contournés.

Oui, les biais imposés par les propriétaires des médias, ou les présupposés et les tabous de l’« idéologie journalistique », ne peuvent plus être imposés car chacun est libre d’aller voir ailleurs.

Oui, nous avons accès aux propos bruts, aux discours en entier, à des analyses de professeurs d’université, de chercheurs ou de quidams brillants, sans que quiconque puisse interférer.

Oui, des artistes, des blogueurs, des activistes, des gens que l’on n’entendait pas alors qu’ils méritaient de l’être, ont fait irruption sur la scène.

Oui, le « quart d’heure de célébrité » s’est démocratisé.

À ces égards, l’explosion de la communication est une aubaine. Grâce à elle, nous avons la capacité d’échanger avec des êtres humains à qui nous n’aurions jamais écrit un courrier postal.

Un clic, et je te transfère l’équivalent de vingt colis de livres.

Un seul clic, et j’ouvre une bibliothèque des milliers de fois plus grande que celle d’Alexandrie, qui comportait déjà des centaines de milliers de papyrus.

Un glissement de doigt, un scrolling, et le monde s’ouvre.

À portée de main, nous disposons de la connaissance humaine et de l’information disponible, à l’exception de la part résiduelle qui échappe à la technologie.

Possible, dès lors, qu’Internet soit le vecteur de l’aspiration humaine au progrès, le véhicule de la solidarité et de l’altruisme, le facteur de la prise de conscience des plus grands dangers pour l’humanité, possible que le Web nous permette de conjurer le risque climatique, le risque nucléaire, le risque oligarchique.

Possible qu’Internet soit à terme le catalyseur des rêves humains, le pacificateur des conflits, le facilitateur du bonheur et de l’opulence.

Possible, mais peu probable.

Car il existe une contrepartie tragique au rêve numérique.

La disparition de l’« espace public », le socle de la démocratie pendant plus de deux siècles.

Le philosophe allemand Jürgen Habermas, qui fait partie de la seconde génération de l’École de Francfort, a développé cette notion d’espace physique ou symbolique, où les personnes privées se rassemblent pour discuter des questions d’intérêt commun en utilisant leur raison. Apparue dans les clubs et salons de Londres à la fin du XVIIe siècle, puis dans leurs équivalents français et allemands au siècle suivant, la sphère publique bourgeoise aurait donné naissance à la délibération démocratique à l’échelle des nations.

La place du village à l’ère des médias de masse.

Le lieu de la discussion générale.

Après avoir fait contrepoids à l’absolutisme, la publicité des débats, dans la presse, puis à la radio et à la télévision, permettait aux sociétés démocratiques de se constituer et de décider d’orientations.

Las, en moins de vingt ans, cet espace commun a été désagrégé.

Il s’est délité.

Il n’y a plus de « place du village ».

Nous avons chacun nos chapelles, nos couloirs, nos chambres, nos coulisses, nos cachettes, nos promontoires, nos chaires, nos cellules. Nous ne venons plus sur la place, nous restons avec nos amis, dans nos groupes. Nos comptes sur les réseaux sociaux, les chatbots avec lesquels nous interagissons, ne font pas un espace commun.

Ce sont des espaces spécifiques.

Un village sans place centrale est une villedortoir.

Nous nous croyons chez nous, mais nous sommes chez quelqu’un.

Derrière nos ordinateurs, nos applications, nos logiciels, nos robots, il y a un système.

Ce système, c’est la matrix politica, la matrice.

À savoir l’ensemble des lois et des règles qui régit l’espace de la communication dans lequel nous échangeons des informations, des idées et des opinions. Les « architectures de choix » m’incitent à prendre tel chemin et les panneaux indicateurs « sens interdit » me limitent. Ce système est par nature invisible, aussi peu perceptible que les plans d’un bâtiment quand nous marchons dans un couloir.

Nous nous habituons à vivre selon les dessins et les desseins des programmeurs, sans nous enfuir plus que la grenouille décrite par l’anthropologue américain Gregory Bateson.

Une grenouille dans un bain dont la température s’élève progressivement supporte la température sans en avoir conscience. À ébullition, elle n’a toujours pas réagi, et la voilà cuite. Si elle avait été ébouillantée de manière soudaine, elle aurait au contraire effectué un geste de survie.

Dans son film sur le réchauffement climatique Une vérité qui dérange, l’ancien vice-président américain Al Gore évoquait le syndrome de la grenouille pour illustrer l’absence de réaction de l’humanité.

Nous pourrions dire la même chose de notre réaction individuelle et collective face à la mise en place de la matrice.

Nous manquons du réflexe de sursaut qui sauve. Mais tant que les démocraties sont vivantes, il n’est pas trop tard. 

Extrait du livre de Christophe Deloire, « La Matrice », publié aux éditions Calmann-Lévy

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