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Bien pire que le scandale de l'ONG américaine qui menace les intérêts français en Iran : le dispositif mis au service de la guerre économique menée par les Etats-Unis
©Reuters

De bonne guerre

Les Etats-Unis comptent parmi les nations les mieux armées en matière de guerre économique et n'hésitent pas à faire usage de tout un arsenal offensif et préventif à cet effet, dont la France, manifestement handicapée, est souvent la cible... ces armes connues des spécialistes français ne sont cependant pas utilisé à bon escient par l'Hexagone.

Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico : Selon une information du journal Le Parisien, l'ONG américaine "United against nuclear Iran" (UANI) aurait l'intention d'empêcher Total, Airbus ou encore Renault de remporter des marchés en Iran, sous couvert de lutte contre le nucléaire… Selon le quotidien, on retrouverait parmi les responsables de cette ONG plusieurs ex-membres de l'administration Bush, mais aussi des services de renseignements américains. Cette information vous semble-t-elle crédible ?

Franck Decloquement : Cette information semble tout à fait crédible et fondée pour les spécialistes de l’intelligence économique et stratégique (IES), ou les théoriciens de la guerre économique. Alain Juillet, Claude Rochet, Claude Revel, Ali Laidi, Olivier Hassid, François-Bernard Huyghes ou Christian Harbulot en tête  —  pour n'en citer que quelques uns — ne cessent de le répéter et d’évangéliser les esprits retors à ces réalités, à longueur de colloques et d’écrits, à l’occasion de leurs très nombreuses interventions annuelles dans les sphères patronales, sur ce thème essentiel. La littérature en la matière est d’ailleurs pléthorique en France, pour qui souhaite savoir. Notre classe politique dans son ensemble à quelques exceptions près, et les grands patrons du secteur économique seraient bien avisés d’en prendre connaissance. En définitive, on pourrait même dire non sans humour  —  si l’on osait citer malicieusement cet adage parfaitement provocateur dans un contexte économique et international assez tendu  —  que "c’est de bonne guerre !". Car en matière de "guerre de l’information" et "d’action d’influence", les américains sont en effet beaucoup plus doués et prompt que nous à agir sur le terrain de l’anticipation stratégique ; des actions offensives et subversives ; quand la France se limite dramatiquement aux actions défensives, en matière de protection de ses intérêts économiques et stratégiques. Ceci la rendant beaucoup plus vulnérable face à des acteurs particulièrement agressifs. 

Question de culture institutionnelle, d’initiative publique et de volonté politique, hélas. Pourtant, les outils de contre mesure existent bel et bien, et les actions de réponse sont tout à fait à notre portée. Mais beaucoup de spécialistes considèrent avec dépit que notre pays se bat finalement trop souvent sur plan international, avec "une main attachée dans le dos"… Notre handicape est visible et parfaitement manifeste. 

Pour remettre les choses dans leur contexte  —  pour les non-spécialistes qui nous lisent  —  il est assez simple pour les experts du "renseignement de source ouverte" (OSINT ou "open source intelligence"), par le truchement d’un simple travail de veille et de cartographie des acteurs en présence, de détecter que l’ONG "UANI" (United against nuclear Iran) est sans doute un groupe d’intérêt américain en "service commandé", dont l'état-major d’ailleurs dirigé par Joseph Lieberman depuis 2015, est composé pour l’essentiel d'anciens grands dignitaires de l'administration Bush… A l’image de Richard Holbrooke, ex-ambassadeur auprès des Nations Unies et ancien représentant des Etats-Unis pour l’Afghanistan et le Pakistan et Mark D. Wallace, ancien ambassadeur lui aussi à l'ONU. Mais également de l’ex-directeur de la CIA Jim Woolsey entre autre chose, et de personnalités de premier plan de la scène politique américaine. Ce qui n’est évidemment pas le fruit du hasard, quand on connait l’excellence en matière d’actions conjointes (action en Pattern) de nos amis américains. Chez eux, les partenariats "publics-privés" ne sont pas un vain mot. Il y aurait en effet beaucoup à apprendre d’eux en la matière. Et les passerelles d’actions communes entre ces deux univers sont nombreuses aux Etats Unis, dés lors qu’il s’agit d’agir très concrètement pour l’emporter contre l’adversaire sur les terrains extérieurs, dans l’intérêt commun. Elles sont mêmes encouragées par l’appareil d’Etat. 

Les moyens de l’administration américaine et du secteur privé, mais également du domaine associatif sont toujours mobilisés en ce sens, fort intelligemment d’ailleurs. Beaucoup en Europe évoquent le terme de "pantouflage", qui désigne de manière assez familière cette manœuvre qui consiste  —  pour un haut fonctionnaire de l’Etat  —  à rejoindre une entreprise privée. On parle plus volontiers de "rétro-pantouflage", dans le cas d’un haut fonctionnaire ayant fait ses armes dans le cadre d’un cabinet ministériel, et qui part ensuite "pantoufler" dans le secteur privé avant de revenir de nouveau servir l'État. Le pantouflage, notamment quand il ne se fait pas dans la plus grande transparence, pose très souvent de nombreux problèmes déontologiques et éthiques, liés au mélange des sphères privées et publiques, et des sphères de l'intérêt général et des intérêts particuliers, ou de grandes entreprises… Il est souvent perçu en France comme une source de situation de conflits d'intérêts. C’est beaucoup moins le cas aux Etats Unis ou les mentalités en matière de "business intelligence" et de "competitive intelligence" sont très différentes. 

Que sait-on aujourd'hui des méthodes employées par les Etats-Unis lorsque ses entreprises sont en concurrence avec d'autres pays ?

"Seuls les paranoïaques survivent" répétait à l’envi Andrew S. Grove, l’ancien patron d’Intel et grand expert en matière de guerre économique. On sait beaucoup de choses sur ces méthodes d’actions offensives, qu’hélas nous n’appliquons pas en retour pour attaquer nous même ou nous défendre. Et ceci, à la poursuite  —  ou au bénéfice —  de nos propres intérêts économiques et stratégiques. Point de paranoïa ici. Cette "configuration" d’attaque sur le plan informationnel initiée par l’ONG "United against nuclear Iran" (UANI) n’est pas unique en son genre et rappelle de très nombreux autres cas concrets — pour ceux qui s’intéressent au domaine — ayant pour visée prioritaire de "contrecarrer" ou "d’endiguer" les manœuvres économiques de la concurrence ou de "l’ennemi" sur le plan économique, et dans un contexte international troublé. 

L’envoie de courriers provocateurs ou intimidants aux entreprises françaises (Air France, Renault, Total ou encore Vinci), étant le dernier avatar dans ce registre. "Prime est toujours à l’attaquant" une fois encore. Les méthodes d’actions subversives sous couvertures sont bien connues des spécialistes de l’intelligence économique (IE) en France. Elles font partie des armes de la diplomatie d’influence déployées par certains Etats. Il en existe d’ailleurs bien d’autres, tout à fait conjointes, et aussi efficaces en termes de résultats… Il n’y a qu’à relire le dernier ouvrage en date sur le sujet, "Menaces mortelles sur l'entreprise française" d’Olivier Hassid et Lucien Lagarde, pour s’en persuader et dénombrer les profonds dégâts sur notre tissu économique national. En règle général, nos partenaires anglo-saxons utilisent une forme de Mix-Marketing en matière de méthodologie offensives, et ceci pour obtenir à terme un résultat final optimisé afin de quérir "l’effet final recherché" (EFR) dans les meilleurs délais et au moindre coût. L’objectif étant toujours de l’emporter à tout prix, en usant des "stratagèmes discrets" les plus efficaces —  en fonction du contexte —  pour "influencer la décision de l’adversaire et ainsi conditionner ses réactions". En d’autres termes, conditionner sa riposte pour mieux l’anticiper et la déjouer. Le fin du fin consistant dans ce registre d’action à faire travailler le concurrent économique à sa propre perte. Beaucoup parlent ici d’opérations de "deception", à l’image de ce qui se pratique sur le terrain militaire. La surprise stratégique est alors totale, pour les acteurs du monde économique et politique, qui ne savent pas anticiper ce type de manœuvre offensive et y répondre efficacement. 

Le mot anglais "pattern" est souvent utilisé pour désigner "un modèle", une "configuration", un "motif", une "structure", un "type", etc. Il s'agit souvent alors pour le spécialiste de "l’infoguerre" de reconnaitre derrière la survenue d’un phénomène soudain, les stigmates d’une organisation sous-jacente que l'on peut observer de façon répétée lors de l'étude de certains sujets, auquel il peut conférer des propriétés caractéristiques de répétition. Un "pattern" constitue donc une solution générique à un type de problème fréquemment rencontré, en décrivant et formalisant les concepts sous-jacents à cette solution. Et en la matière, nous avons encore beaucoup à apprendre de nos amis américains, dans la mise en œuvre de ces stratagèmes concertés ou conjoints, au bénéfice de nos intérêts stratégiques. Les Russes et les Chinois ayant également d’évidentes affinités culturelles avec ces modes "d’actions secrètes" sur le terrain économique et politique. Encore une fois, il s’agit d’une question d’histoire et de culture stratégique. 

La France est-elle suffisamment armée pour se défendre ? Comment réagit-elle dans ce genre de situation ?

Face à l’adversité, l'État Français et beaucoup trop passif et se cantonne à ce qui lui apparait comme éthique et responsable, en matière de contre attaque. Face à ce type d’action d’intimidation manifeste, la veille et le défensif — tenant le plus souvent lieu de réponse — son totalement impuissants à modifier les lignes de partage, à rebattre les cartes d’une situation mal engagée et permettre ainsi un retournement de situation à notre bénéfice. C’est tout l’intérêt de ces actions "non-conventionnelles" ayant pour but de déstabiliser et de paralyser les acteurs économiques visés. Une passivité dangereuse qui est tout à fait insuffisante pour endiguer ce type d’action offensive, de nature discrète et subversive. D’autant plus quand ce type de méthodologie agressive est connu, et qu’il est très simple d’en établir l’occurrence ou la survenue à l’avance pour mieux les déjouer, afin de s’en rendre maître.

L’UANI est à juste titre suspectée par de très nombreux observateurs internationaux, d'être l’une des "armes secrètes" de nos amis Américains pour torpiller les entreprises européennes, à commencer par les entreprises françaises, afin de se réserver ce l’exclusivité de ce gigantesque marché en devenir qu’est l'Iran. Ce qui explique sans aucun doute en partie qu’au moins une douzaine de fleurons du capitalisme français (Total, Airbus, PSA en tête) ont justement été les destinataires — durant la visite à Paris du ministre iranien des Affaires étrangères — d’une pléthore de courriers au ton particulièrement vindicatif et menaçant. Et ceci bien évidemment, si elles poursuivaient leurs projets d’implantation ou de commerce avec l’Etat Iranien. "United against nuclear Iran"  leur promettant sans ambages dans ce cas précis, des difficultés pour accéder aux marchés publics américains… et des poursuites judiciaires. Les intentions sont claires et la boucle est bouclée.

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