Béatrix Beck : « L’épouvante l’émerveillement » soit, mais platitudes et clichés, jamais<!-- --> | Atlantico.fr
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Une photo prise à Paris le 1er décembre 1952 montre l'écrivaine française d'origine belge Beatrix Beck (à droite) après avoir reçu le "Prix Goncourt" pour son roman "Leon Morin Prêtre". Personne à gauche non identifiée.
Une photo prise à Paris le 1er décembre 1952 montre l'écrivaine française d'origine belge Beatrix Beck (à droite) après avoir reçu le "Prix Goncourt" pour son roman "Leon Morin Prêtre". Personne à gauche non identifiée.
©AFP

Atlantico Litterati

Publiée ces jours-ci dans la collection Les Cahiers Rouges (Grasset), « L’épouvante l’émerveillement » de Béatrix Beck nourrit une réflexion sur l’enfance telle que les bons sentiments ne l’aiment pas.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

Pour toujours sans doute, cet écrivain considérable qu’est Béatrix Beck (1914-2008) incarne son roman le plus célèbre et le plus scandaleux : « Léon Morin Prêtre » (Folio). Refusant la doxa ( cf. l’homme d’Église est intouchable), Beatrix Beck utilise son grand art pour pulvériser règles et clichés  d’une époque que la suivante se chargera de réduire à néant. Le roman, quand il est grand,  devance son temps ; il voit loin. Merci Béatrix Beck pour vos grands yeux intelligents .

« En se dirigeant vers la chaire, il fit un détour et passa à côté de moi. Les yeux baissés, l'air concentré, de la manche de son aube, il me balaya le visage. Ce coup léger, cette presque caresse, me bouleversa. Un goéland, un ange m'avait touchée de son aile, moi terrestre. J'aurais pu en mourir. Irrépressibles, mes larmes coulèrent, lourdes comme des gouttes de métal fondu. J'essayai de me cacher le visage en tirant en avant le madras qui me couvrait la tête. Plus jamais je n'irai à la messe à Saint-Bernard, promis-je ». Et encore : «- Monsieur l'abbé, je voudrais vous dire quelque chose, articulai-je avec difficulté. Il leva vers moi des yeux attentifs.- Voilà. Je suis flambée.- Vous êtes flambée ?- Oui. Je me convertis. Je suis à vos ordres. Morin parut consterné...- Vous êtes peut-être un peu trop fatiguée, ou sous-alimentée, ces temps-ci.- Non, je ne suis pas fatiguée, et on vient de toucher des pommes de terre...

- Elle est complètement braque, cette fille, murmura Morin (cf.« Léon Morin prêtre » (Gallimard/Folio) de Beatrix Beck, prix Goncourt 1952,adapté au cinéma par Jean-Pierre Melville avec Jean-Paul Belmondo. (Le mal -selon Beatrix Beck- n’est  pas le fait de tomber amoureuse  d‘un prêtre ou qu’un prêtre vous aime, mais l’antisémitisme aboutissant à ce mal absolu qu’est la Shoah).

Quant  à son roman de 1977« L’épouvante l’émerveillement », il attaque ces bons sentiments qui fabriquent notre confort mental : autant de contre- vérités. Il s’agit de la mythologie de l’enfance rose et plaisante telle que la conçoivent le politiquement correct et le « pas de vagues ». Là encore, Béatrix Beck refuse les poncifs et stéréotypes. Soit cette narration à la première personne d’une fillette qui, débarrassée des oripeaux de l’enfance BCBG, se raconte sans avoir froid aux yeux . Pamela parle vrai. Plus elle grandit, plus son champ lexical s’enrichit et moins nous sommes dupes de toutes sortes de clichés.  On pense  au Lord of the Flies  (“Sa majesté des mouches »( 1954, chef -d’œuvre du prix Nobel William Golding ).

Publiée  ces jours-ci dans la collection  Les Cahiers Rouges(Grasset) cette fiction aigre-douce qu’est « L’épouvante l’émerveillement »  nourrit une réflexion sur l’enfance telle que les bons sentiments ne l’aiment pas.Annick GEILLE

Repères

« Beatrix Beck nait le 30 juillet 1914 en Suisse. Son père, l’écrivain belge Christian Beck, meurt de la tuberculose quand elle a deux ans. Son premier roman, Barny, parait en 1948. En 1950, elle publie son deuxième livre, Une mort irrégulière, et devient la secrétaire d’André Gide. Elle triomphe avec Léon Morin, prêtre, qui reçoit le prix Goncourt en 1952. Le livre est adapté́ au cinéma par Jean-Pierre Melville en 1961 avec, dans le rôle principal, Jean-Paul Belmondo. Béatrix Beck écrit désormais pour la presse, notamment L’Express, et devient jurée du prix Femina, dont elle démissionne à cause d’un désaccord sur l’attribution du Femina à un livre qu’elle juge antisémite. Au début des années 1960 elle publie Le Muet et enseigne à l’Université de Berkeley en Californie, à Hollins College en Virginie, puis à l’Université de Laval au Canada. En 1967  elle publie un roman, Cou coupé court toujours. Commence  ensuite une « forme de dépression ». Béatrix Beck n’a plus de travail, son nouveau manuscrit est refusé par Gallimard, elle connait une déception amoureuse. Pendant près de dix ans, elle disparait de la scène littéraire. En 1979, publiée au Sagittaire, filiale de Grasset, Béatrix Beck triomphe avec La Décharge, qui rencontre un succès public et critique. Dans les années 1980, elle publie chez Grasset : Don Juan des forêts (1983), L’enfant chat (1984), Stella Corfou (1988), Une (1989), ainsi que plusieurs recueils de nouvelles (années 1990). En 1997, elle reçoit le Grand Prix de littérature de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.

L’épouvante L’émerveillement : Extraits

5 MoIs

Beaucoup de doigts de pieds. Remuent. Font ce que je veux. Sont à moi. Sont moi. Mon pied a bon goût. J’aime mon pied. Je m’aime. J’aime. Mon pied est loin mon pied est tout près. Je le veux là-bas, en reconnaissance dans cette région reculée de mon lit, inaccessible au reste de ma personne. Je le veux dans ma bouche. Moi en moi. Moi moi moi. »

Onze ans

—  Y en a, avant de sauter, elles baisent leur étoile.

—  Quelle étoile ? Sauter où ?

—  À la gymnastique.

—  Et l’étoile, elle est où ?

—Accrochée à leur cou, à une chaîne.

Stéphanie, elle a une médaille de la Sainte vierge. Vierge, c’est quoi ?

— Qui n’a pas connu d’homme.
— Elle a seulement connu des femmes ?
— Non. « Vierge» veut dire qui couché avec  aucun homme.
— Les hommes sont vierges ?
— Non, s’ils ont connu une femme.
— La Sainte vierge, c’est la personne des tableaux ?

—Oui.

— Puisqu’elle n’a couché avec aucun homme, comment elle a pu avoir un enfant ?

— Les chrétiens considèrent qu’elle a été rendue mère par le Saint Esprit.

— L’insémination artificielle?

— Non,Pam.Ils pensent que c’est Dieu qui l ’a rendue mère.

— Comme le cygne avec Léda ?

— Si tu veux.

— Cécile Mandel dit que c’était pas un bon juif.

— Qui?
— Le fils de cette vierge.
— Question de point de vue.

— Caroline Le Nérant lui a dit : « vous l’avez tué et vous avez des sacs d’or sous vos matelas. » Cécile Mandel l’a giflée, elles se sont battues.

— À coups de poing ?

— Non. C’est les garçons qui se battent à coups de poing.

— Comment alors?

— À coups de pied. Y en a qui voulaient les séparer, mais Michèle Carreau a dit : « Laissez-les, il faut voir qui aura le dessus, le croissant ou la croix. »

— Elle se trompe, le croissant c’est l’emblème des musulmans.

— Mon emblème à moi, c’est quoi ?

— Nous n’en avons pas.

— J’aimerais bien avoir un emblème accroché à une

chaîne à mon cou.

— Un emblème qui représenterait quoi ?

— Je sais pas. Il serait en verre, comme ça il arrêterait rien. Cécile Mandel dit que je suis juive. C’est vrai ?

— C’est à moitié vrai. Certains de tes ascendants sont juifs, d’autres non.

— Cécile Mandel dit qu’on est des juifs dégueulasses parce qu’on va pas à l’église.

— Elle n’a pas dû dire « l’église ».

— Si, l’église de saint Gogue, quelque chose comme ça.

— La synagogue.

— Françoise Davenant a dit à Cécile Mandel et à moi : « au four les juifs. » Ça veut dire quoi : « au four les juifs » ?

— Elle a dit ça comme ça, tout d’un coup ?

— Non, à propos d’une histoire de gomme à crayon, ou de gomme à encre, je sais plus. Françoise Davenant avait prêté sa gomme à Cécile Mandel, ou bien c’est le contraire, et l’autre lui en avait rendu une pas pareille. Pourquoi ils disent « au four » plutôt que « à mort » ?

— Ça revient à peu près au même. Si on mettait un disque ?

— Cécile Mandel a lancé un regard à Muriel Dubois et Alexandra Ben Simon. C’est des scoutes spéciales, je crois que c’est un groupe de choc, quoique Muriel Dubois soit toute petite et fragile, avec des jambes comme des allumettes et ses mains, la lumière passe au travers. Eh bien, elle est invincible. Elles se sont approchées en glissant, elles ont encerclé Françoise Davenant. Françoise Davenant était toute pâle. Malheureusement la cloche a sonné.

— Malheureusement?

— Ben Simon répétait dans la figure de Davenant : « Six millions. Six millions. » Qu’est-ce que ça veut dire, six millions ? Six millions de quoi ?

— Tu veux qu’on fasse une partie de dominos ?

— Judith Eidel dit que si je mange du porc, je suis un cochon. Elles ne vont pas à la cantine pour pas en manger.

— Ton arrière-grand-mère disait en mangeant du jambon : « Celui-là on peut, il s’est frotté contre le mur de la synagogue. »

— Elle était bête, alors ?

— Non, elle plaisantait.

— Elle est où ?

—  Elle est morte.

—  Elle est enterrée où ?

—  Elle n’est pas enterrée.

—  Comment ça se fait ?

—  On n’est pas forcément enterré.

—  Comment on fait alors ?

—  Il y a des gens qui demandent à être incinérés après leur mort – transformés en cendres.— Et elle avait demandé ça ?

— Non.Non,elle n’avait pas demandé ça.La guerre...

— Ton mari, il est enterré et c’était la guerre.
— Quelle importance, être enterré ou pas enterré ?
— Quand on est mort, on devient des plantes. Si on n’est pas enterré, on ne peut pas.
—Alors on devient des minuscules grains dans l’air, dans le vent, dans la pluie. C’est aussi bien.
— « Six millions! Six millions! », c’est pas de l’argent ?
— Non, ce n’est pas de l’argent.
— C’est quoi, alors ?
— Ce sont des gens.
— Quels gens

— Paméla,tu me fatigues vraiment.Un autre jour,

— Je t’en prie, tout de suite.

— Je ne peux pas. Pas maintenant. Un peu plus tard.

— Tu promets?
—Oui.
— Pour mon anniversaire tu me le diras ?
— Pas pour ton anniversaire ! En voilà une idée !
— Dimanche prochain, alors ?
— Entendu.
— Dans mes veines, est-ce que mon sang juif et mon sang pas juif coulent séparément, ou c’est mélangé ?

— On n’a jamais qu’un seul sang.

— C’est pas comme le Gulf Stream ? »

L’assassinat

Décor : Un salon moderne, avec moquette. Personnages :
Aurore, 15 ans.
Hortense, 14 ans. Iris, 12 ans. Rosemonde, 11 ans.

Aurore -Qu’est-ce qui est là par terre ?

Hortense -C’est le corps de papa. 

Iris -Ça va salir la moquette.

Rosemonde -C’est vrai, il saigne.

Iris -Tu es sûre qu’il est mort ?

Hortense-En tout cas, s’il n’est pas mort, c’est tout comme.

Iris -Il faudrait lui faire l’encéphalogramme plat.

Rosemonde -Il lui faudrait une psychothérapie.

C’est trop cher.

Rosemonde -En cassant nos tirelires on pourrait.

Hortense -Il faudrait le montrer à un orientateur.

Iris-Ne vous faites donc pas de mauvais sang. Pensez plutôt à vos leçons et à vos devoirs. Gare aux contrôles de maths. Et à l’alcootest.

Rosemonde- Aurore au fait, qui a tué papa ?

Hortense-Ça ne peut être que l’une d’entre nous.

Aurore-Ce n’est pas moi. Je recousais mon anorak.

Iris-Ce n’est pas moi non plus. Je regardais la télé.

Rosemonde -Ni moi. Je brossais le chien.

Aurore-Ça ne peut être que toi, Hortense.

Hortense-Comment veux-tu, je faisais des courses en ville ?

Iris-Tu l’as peut-être tué sans faire exprès ?

Aurore-Allez, pas de cachotteries, dis-le que c’est toi.

Hortense-Mais non, je t’assure. Je suis une non-violente.

Iris -Quelle est l’arme du crime ?

Aurore-On dirait que c’est une épingle de sûreté.

Hortense- Tu plaisantes, c’est une aiguille à tricoter, je m’y connais en tricot.

Iris- Pauvres cloches, vous ne voyez pas que la blessure a été causée par un taille-crayons ? Ça crève les yeux.

Rosemonde -Pauvre papa, tout de même.

Aurore-Ne pleurniche donc pas pour rien.

Iris- Maman va nous attraper, quand elle verra qu’on a tué papa.

Hortense- C’est pas de notre faute.

Aurore-On trouvera bien quelque chose pour se faire pardonner.

Hortense -On lui sautera au cou.

Iris- On lui dira : « Bonne fête! Joyeux Noël ! »

Copyright Béatrix Beck « L’épouvante L’émerveillement » (Grasset/ Les Cahiers Rouges). 165 pages/ 9 euros et 50 cents / Toutes librairies et « La Boutique ».

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