BCE : « Madame inflation » saura-t-elle résister à la pression de ceux qui l’ont baptisée ainsi en Allemagne ? <!-- --> | Atlantico.fr
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La présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, avant le début d'une conférence de presse, le 9 septembre 2021.
La présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, avant le début d'une conférence de presse, le 9 septembre 2021.
©DANIEL ROLAND / AFP

Moment clé à Francfort

Pour la presse allemande comme pour une partie des responsables politiques outre-Rhin, le moment serait venu pour Christine Lagarde d’annoncer un changement de politique monétaire de la zone euro au regard de ce qu’ils pensent être un risque d’inflation majeur.

Sébastien Cochard

Sébastien Cochard

Sébastien Cochard est économiste, conseiller de banque centrale. Il exprime ses vues personnelles dans Atlantico.

Twitter : @SebCochard_11

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Atlantico : Pour la presse allemande comme pour une partie des responsables politiques outre-Rhin, le moment serait venu pour Christine Lagarde d’annoncer un changement de politique monétaire de la zone euro au regard de ce qu’ils pensent être un risque d’inflation majeur. Elle pourrait l’annoncer jeudi. Dans quelle mesure cela serait une erreur dans l’état actuel de l’économie européenne de normaliser la politique monétaire et de la rendre moins accommodante ?

Sébastien Cochard : Il est significatif d'observer que la pression sur Mme Lagarde ne vient plus seulement, comme depuis sa prise de fonctions il y a deux ans (et auparavant depuis le lancement du QE par Mario Draghi en 2015), de l'opinion publique allemande, la presse et quelques économistes ordolibéraux, ni même seulement de la résistance séculaire aux politiques d'assouplissement monétaire du Président de la Bundesbank Jens Weidmann. La pression dont la Présidente de la BCE fait l'objet actuellement émane directement du nouveau ministre fédéral des finances de l'Allemagne, le "libéral" Christian Lindner, qui est outre-Rhin ce que Alain Madelin représentait politiquement en France. Lindner est venu à Paris pressurer Bruno Le Maire pour leur première rencontre au sujet de la "stabilité monétaire", afin que M. Le Maire instruise Christine Lagarde dans ce sens. Il faut noter que ce dont Lindner se fait l'avocat est d'ailleurs consigné dans le contrat de gouvernement entre les trois partis de la coalition au pouvoir en Allemagne.
Ce sont donc les derniers oripeaux symboliques de Maastricht qui s'envolent. Après que les objectifs budgétaires quantitatifs aient été foulés aux pieds avec une constance admirable, que les banques centrales de l'eurosystème aient allègrement monétisé près de 40% de la dette publique des Etats membres de l'euro en infraction patente de l'interdiction de financement monétaire des déficits, voilà maintenant que le ministre allemand des finances s'asseoit de manière très visible sur le concept sacro-saint de l'idéologie ordolibérale issue du Consensus de Washington : l'indépendance des banques centrales. Ce concept fondamentalement anti-démocratique, qui retire à l'exécutif démocratiquement élu tout impact sur le (trop) sérieux sujet de la politique monétaire, avait déjà été mis à mal de fait pendant la crise covid, qui avait donné lieu partout dans le monde développé à une très étroite coordination entre ministères des finances et banques centrales. Lindner enterre aujourd'hui le dogme de l'indépendance, pourtant si important pour l'Allemagne : cela vous donne une idée du niveau d'exaspération outre-Rhin face aux politiques de la BCE.

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Maintenant, quelle est la situation sur le fond ? La BCE, telle que ses politiques sont présentées publiquement par Mme Lagarde, est complètement dans le "attendre et prétendre". En réalité, Christine Lagarde a déjà annoncé à plusieurs reprises que le programme d'urgence pandémique, le PEPP, "prendra fin en mars 2022" (je reviendrai sur ce que cela veut dire -ou ne pas dire). La fin du PEPP semble en effet, en théorie, raisonnable : ce programme est officiellement fait pour relancer l'inflation dans la zone euro, ce qui est la mission de la BCE, et non pas pour soutenir l'activité économique ou la stabilité financière des Etats ou des banques. Or dorénavant l'impact d'une prolongation de la crise covid est inflationniste : toute nouvelle forme de restriction aux activités économiques, de confinement, se traduit par des pressions accentuées sur les chaînes d'approvisionnement globales, qui sont actuellement la source principale de l'inflation dans le monde. Alors que l'inflation "core", qui sert de cible à la BCE, a rejoint le niveau de l'objectif de 2%, les chiffres de prix à la production, notamment en Allemagne, très dépendante des chaînes de valeurs globales, atteignent des niveaux qui n'avaient jamais été enregistrés depuis 50 ans. Les prix de gros en Allemagne à fin novembre se sont par exemple établis à 16,6% en glissement annuel. Dans ce contexte d'un impact dorénavant inflationniste de la crise covid, les politiques anti-covid de la BCE devraient donc s'inverser et devenir restrictives...
Mais une telle inversion de la politique de la BCE ne se produira pas, bien sûr. Pour quelle raison ? Tout simplement à cause de ce que l'on appelle la "domination fiscale" ("fiscal dominance") sur la politique monétaire. Prenons l'exemple de la France : au jour d'aujourd'hui, l'eurosystème (ce que l'on appelle improprement "la BCE") a racheté et détient 37% de la dette française : la Banque de France, instruite en cela par le Conseil des Gouverneurs de la BCE, a en effet créé de la monnaie et racheté sur le marché secondaire 29% de la dette française, et la BCE 8%. Pour autant que cette dette soit détenue jusqu'à échéance, ce qui est le cas jusqu'à présent (le remboursement en capital est même réinvesti en nouveaux achats de dette), cette dette est ainsi "monétisée", c'est à dire de fait éteinte par son rachat par une entité publique qui est la main gauche de l'Etat qui a émis la dette de la main droite. En 2020, année du cœur de la crise covid, l'eurosystème (BCE+Banque de France) a ainsi racheté 80% de la dette française nouvellement émise cette année-là. L'eurosystème ("la BCE") dans son ensemble a d'ailleurs racheté plus de dette publique de la zone euro depuis deux ans que le total des émissions sur la même période.

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Que se passerait-il si "la BCE" (l'eurosystème) arrêtait ses achats de titres de dette française ? Un défaut tout simplement, et/ou une mise sous tutelle par un dispositif du type Troïka (BCE, Commission Européenne, FMI, MES) comme le connaît bien la Grèce : le marché serait en effet incapable d'absorber, dans des conditions financièrement acceptables, les émissions de dette française si la BCE, qui rachète actuellement les 4/5ème des émissions, se retirait complètement. Mme Lagarde le sait bien sûr, et l'exécutif français le sait parfaitement également, et c'est pourquoi, en réalité, la promesse faite par Mme Lagarde de "fin du PEPP en mars 2022" ne veut rien dire de précis en réalité. La fin du PEPP peut en effet signifier que de nouvelles acquisitions de dette n'auront pas lieu : mais les réinvestissements des remboursements en capital en nouvelles acquisitions de dette continueront très probablement, ce qui permettra, à défaut de continuer à accroître l'encours de dette détenu par l'eurosystème, au moins de le stabiliser vers 40% du PIB. Il y a également la question du programme de QE existant : sera-t-il augmenté et modifié, comme le demandent déjà plusieurs pays dont la Grèce, afin en quelque sorte de se substituer au moins partiellement au PEPP ? La "flexibilité" du PEPP, qui lui permettait d'acheter des titres de dette sans prendre en compte les limites par pays, va-t-elle être transmise au QE ?
Ces questions ne seront pas résolues maintenant mais à l'approche de la date de "fin" du PEPP en mars 2022. En attendant, Mme Lagarde, telle Ulysse arrimé sur le mât de son navire pour ne pas succomber au chant de ses sirènes au visage de walkyries, qualifie avec obstination la poussée inflationniste actuelle de "transitoire", se réfugie derrière les prévisions d'inflation "maison" préparées par la BCE et qui soulignent que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes et que, bien sûr, l'inflation va baisser dès janvier 2022 et revenir en 2023 totalement sur son objectif de 2%, et que donc toute intervention alors qu'il n'y a pas de déviation longue par rapport à l'objectif de 2% n'est pas nécessaire en l'état. Il n'aura échappé à personne que les prévisions d'inflation de la BCE sont, depuis 2008, à 100% démenties par les faits et que leur crédibilité sur les marchés est actuellement proche de zéro. Pour ma part je ne peux en l'occurrence que célébrer la pugnacité et l'abnégation de Mme Lagarde à assurer la stabilité financière de la France.

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Les points de vue sont irréconciliables et il y aura donc un bras de fer public jusqu'à la mi-2022. Tout le monde comprend que, si la BCE met fin à ses achats nets de dette française, la France est au risque d'un défaut ou d'une mise sous tutelle à l'instar de ce qu'à connu la Grèce. L'Allemagne n'en a cure, ce qui est important pour elle est que la BCE satisfasse son mandat, qui est la stabilité des prix. Si la fin des politiques non-conventionnelles de la BCE a pour conséquence une prise de contrôle des finances publiques de Paris et de Rome par la Troïka, et bien pour Berlin ce sera une externalité positive : au moins les réformes structurelles et l'assainissement budgétaire se mettront en place dans ces pays "cigales". L'Allemagne va donc pousser dans ce sens d'une "normalisation" aussi rapide que possible de la politique monétaire en espérant que la vérité financière sortira de la bouche des marchés. 
Pour Paris, et donc pour Mme Lagarde, l'objectif est d'atteindre les élections présidentielles et législatives sans crise financière, et ensuite de voir quoi faire. Ma prédiction est donc que les achats nets du PEPP seront stabilisés à fin mars 2022 (la politique de réinvestissement des titres arrivés à échéance va continuer pour maintenir au moins stable l'encours de dette détenue) et que le QE "classique" va être probablement renforcé. A la fin de juin 2022, il sera bien temps d'analyser les tendances inflationnistes à ce moment et de décider de la politique à mener, en prenant en compte les équilibres politiques issus des urnes (l'élection d'un candidat "populiste" se traduirait assez probablement par une cessation immédiate des achats de dette et une pression financière maximale exercée sur la France).
Mme Lagarde ne décide bien sûr pas seule de la politique monétaire. Celle-ci est déterminée par les votes au sein du Conseil des Gouverneurs des 19 Etats de l'eurozone, plus les membres du Conseil Exécutif de la BCE, dont Mme Lagarde est la Présidente. L'intérêt individuel de la plupart des Etats est que la politique de monétisation de la dette se poursuive pour chacun d'eux : malgré la guerre de tranchée de l'Allemagne, soutenue par les Pays-Bas, l'Autriche et quelques autres, il est ainsi peu probable que la position attentiste de Mme Lagarde se retrouve en minorité à court terme. 
Au-delà de la mi-2022, si la politique monétaire continue d'être contrainte par la nécessité d'assurer la solvabilité des Etats membres en monétisant leur dette, l'exaspération allemande a d'ores-et-déjà atteint un tel niveau d'intensité que je considère comme un scénario probable que l'Allemagne se retire de la BCE, ou, plus exactement, que soit actée une scission de la zone euro en deux, entre un euro nord et un euro sud. Ces deux démembrements seront plus proches d'une zone monétaire optimale, l'euro nord appliquera les politiques ordolibérales qui lui sont chères, l'euro sud continuera la monétisation de la dette publique et le soutien à l'activité économique. Les excédents allemands se résorberont enfin grâce à la réévaluation de l'euro nord par rapport à l'euro sud, etc.

La Fed va émettre ce mercredi un communiqué incluant ses nouvelles prévisions et orientations économiques. La décision de la banque centrale américaine risque-t-elle de peser sur la banque centrale européenne et sa présidente ? 

Les décisions de politique monétaire de la réserve fédérale américaine ont bien sûr un impact direct sur la BCE, ne serait-ce que parce que le "tapering" actuellement en cours de manière accélérée outre-atlantique (qui ramènera à zéro d'ici fin mars 2022 les achats d'actifs de la Fed) et l'anticipation de plusieurs hausses des taux directeurs américains en 2022, induisent directement une appréciation du dollar par rapport à l'euro, qui se traduit par un accroissement de l'inflation dans l'eurozone via le canal des importations. Au-delà de l'impact effectif, il y a bien sûr un élément d'exemplarité, puisque l'activisme relatif de la Fed fait contraste par rapport à l'attentisme revendiqué de la BCE. La Fed est elle-même poussée dans le sens d'une lutte active contre l'inflation par l'exécutif américain, inquiet des effets de l'inflation sur les revenus des classes moyennes (alors que les boucles prix-salaires n'existent plus) et donc inquiet de l'impact que cela aura lors des élections "mid term" de l'an prochain.
J'observe que, pour des raisons essentiellement idéologiques, c'est-à-dire pour ne pas reconnaître que les achats d'actifs par les banques centrales sont plus liés à la nécessité de soutenir la solvabilité des Etats qu'à un strict objectif de "stabilité des prix", à la fois la Fed et la BCE manquent l'occasion de faire d'une pierre deux coups : les deux institutions insistent en effet sur un calendrier séquencé, qui verra d'abord la fin des politiques non-conventionnelles et en particulier des achats d'actifs, avant toute remontée des taux directeurs. Il aurait été beaucoup plus efficace, en particulier dans la zone euro où les taux directeurs de la BCE sont toujours négatifs, ce qui n'a absolument aucun sens avec le niveau d'inflation actuel, de décider de remonter maintenant les taux directeurs et donc de lutter contre les pressions inflationnistes sans attendre, tout en poursuivant les politiques d'achat de dette publique des Etats membres de l'euro et ainsi en évitant que la zone euro ne soit convulsée, financièrement et politiquement, par un défaut ou la mise sous tutelle d'Etats membres. Une occasion manquée qui se rajoutera à la longue liste des erreurs historiques des banques centrales. 

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