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Au moins trois enfants par femme : ce grand rêve de puissance démographique que caresse Erdogan pour la Turquie
©Ivan Alvarado / Reuters

La Grande Portée

Les dernières déclarations devant une association de femmes du président Erdogan devraient faire bondir l'Europe. Il attaque la contraception et demande aux femmes de produire des enfants pour le pays. La stratégie d'Erdogan semble être savamment calculée.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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Atlantico : Le président Erdogan a déclaré devant l'Association Turque Femmes et démocratie qu'une femme qui rejette la maternité est "déficiente" et "incomplète", puis a dénoncé la contraception et encouragé les femmes turques à avoir "au moins trois enfants" (lui-même en a quatre). Pourquoi ce sursaut religio-nataliste en Turquie ?

Laurent Leylekian : Je contesterai le terme de sursaut. En fait, il n’y a rien de neuf, ni de vraiment surprenant à ce qu’Erdogan prenne une position de ce genre. La seule nouveauté est qu’il la verbalise aussi explicitement. En fait, il y a deux raisons distinctes à ce positionnement.

La première est évidemment de nature religieuse et même infra-religieuse : C’est la réaffirmation par un pouvoir fondamentalement conservateur et patriarcal – encore plus que strictement musulman – de la place traditionnelle de la femme. Dans cette conception au demeurant partagée par les ultraconservateurs de toutes obédiences, la femme doit être cantonnée à la maison, s’occuper des travaux domestiques et engendrer puis élever des enfants.

La seconde est de nature politique. Dans la vision primaire promue par Erdogan, un pays puissant et d’abord un pays démographiquement vigoureux. Or, à l’instar de ce qui se passe à peu près partout dans le monde, la natalité de la Turquie n’augmente plus. Certes, la population turque continue de croître mais les projections indiquent qu’elle devrait atteindre son maximum vers 2050 avec 93 millions d’habitants (contre un peu moins de 80 aujourd’hui). Au-delà, la population turque devrait décroître et vieillir ce qui est inacceptable pour un leader fondant ses rêves de puissance sur l’influence de masses fantasmées ; surtout vis-à-vis d’une Europe perçue comme décadente, dévirilisée et déclinante. De ce point de vue, la déclaration-choc d’Erdogan rejoint dans ses visées celle qu’il avait faite en 2008 en affirmant que "l’assimilation [sous entendue de Turcs en Europe] est un crime contre l’Humanité" ; ou celle faite hier encore, qualifiant de personnes "au sang corrompu" les députés allemands d’origine turque ayant voté la résolution reconnaissant le génocide arménien.

A ce sujet, ce qui n’a peut-être pas été perçu, c’est cette dimension de suprémacisme turcique de la déclaration d’Erdogan à propos des femmes. Quand il évoque la "femme turque", il ne pense pas à la citoyenne de Turquie mais à la femme ethniquement turque. Ce qui est sous-jacent, c’est la peur de la dilution de la race, notamment vis-à-vis des Kurdes. Les dynamiques démographiques montrent que les femmes de l’Ouest du pays – donc plutôt ethniquement turques – ont désormais des taux de natalité inférieurs à 2 enfants par femme tandis que ce même taux est encore supérieur à 4 enfants par femme dans certaines provinces à majorité kurde. Dans le contexte de guerre civile turco-kurde qui prévaut désormais en Turquie, il y a là de quoi inquiéter Erdogan.

En fait, cette rhétorique est la même que celle de ces prédécesseurs kémalistes mais le renversement de situation est assez ironique. En 2004, un eurodéputé allemand d’origine turque avait fait scandale en déclarant "Ce que le sultan Soliman avait commencé avec le siège de Vienne en 1529, nous allons le réaliser en terme de population, grâce à nos hommes vigoureux et à nos femmes saines. En l'an 2100, il y aura en Allemagne 35 millions de Turcs et le nombre d'Allemands sera d'environ 20 millions". On le voit l’idéologie du sang et du sol reste donc un invariant politique turc mais les "35 millions de Turcs en Allemagne" risquent d’être surtout des Kurdes !

Le gouvernement se défend du sexisme en affirmant qu'aucun gouvernement n'a autant encouragé les femmes à travailler que le sien. Au foyer et au bureau, qu'est-ce que la femme musulmane contemporaine selon Erdogan ?

Evidemment que ce gouvernement est sexiste. Prétendre le contraire n’a aucun sens et relève de la mauvaise foi politique. Ceci dit, ce qu’exprime Erdogan à travers ce type d’affirmation, c’est aussi que l’islamisme dont il se réclame est économiquement libéral. Les femmes y sont donc tolérées – sinon encouragées – comme agents économiques productifs, et comme consommatrices évidemment. Le pouvoir met régulièrement en valeur des business woman politiquement correctes – c’est-à-dire affichant des codes vestimentaires et des valeurs morales conservatrices – pour s’en servir comme autant de portes-flambeaux de la société qu’il appelle de ses vœux.

Ceci n’empêche pas la Turquie de s’orienter vers une forme de société foncièrement inégalitaire entre hommes et femmes et – peut-être encore plus qu’inégalitaire – vers une société où l’espace public ségrége les hommes et les femmes. Des affaires telles que celle des nouveaux uniformes des hôtesses de la Turkish Airlines ou l’interdiction qui leur a été faite de porter du rouge à lèvres sont là pour le rappeler.

Ceci dit, si l’on se réfère à des travaux tels que ceux de Michéa, l’ordre libéral subvertit intrinsèquement les valeurs conservatrices. On le voit d’ailleurs pleinement en Europe. En conséquence, vouloir conjuguer libéralisme économique et conservatisme moral est un exercice qui a ses limites et qui induira nécessairement des tensions supplémentaires au sein de la société turque. Arrivé à un certain point, il faudra peut-être choisir et je crois que les islamistes arbitreront alors le plus souvent en faveur du conservatisme social.

Ce type de déclaration ne montre-t-elle pas qu'une entrée de la Turquie dans l'Union Européenne est de plus en plus inenvisageable ? 

Je n’en suis pas du tout sûr. D’une part les instances politiques de l’Union Européenne sont dans un tel état de faiblesse qu’elles ne parviennent même pas à imposer à la Turquie leurs principes fondamentaux de respect de l’Etat de droit ou des Droits de l’Homme. Il est donc plus que douteux qu’elles parviennent à lui imposer leur vision libérale en matière de mœurs. 

En outre, les conceptions conservatrices de la société sont en train de faire leur grand come-back en Europe aussi. C’est un formidable retour de balancier dû, encore une fois, au fait que le libéralisme sans frein ne connaît par définition pas de limite. Il a laminé et dilacéré toute les solidarités internes au sein de sociétés de plus en plus atomisées. Les gens sont en demande accrue de protection – les grèves et les mouvements sociaux que l’on voit chez nous en attestent – et cela se traduit politiquement par le retour en grâce des hommes forts et de l’Etat protecteur. 

C’est la ligne Philippot au FN ou la "démocratie illibérale" que veut mettre en place Orban en Hongrie. Certes, le rigorisme et la pudibonderie n’ont plus cours au sein de nos pays – surtout dans une France très déchristianisée – mais sur les fondamentaux, il me semble que ces formations politiques trouveraient plus facilement langue avec les islamistes que ne peuvent le faire les libéraux. Ce sera "chacun chez soi et les vaches seront bien gardées" ; et avec des formations telles que celles-ci au pouvoir, l’entrée de la Turquie en Europe ne ferait qu’accélérer l’avènement d’une autre Europe qu’on a déjà connue : celle du Congrès de Vienne…

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