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Arabie saoudite : mais pourquoi la France ferme-t-elle les yeux sur la condamnation à mort d’un jeune militant arrêté à 13 ans pour une manifestation à vélo ?
©FAYEZ NURELDINE / AFP

Silence gênant

L'Autriche vient de décider la fermeture d'un centre lié à l'Arabie saoudite sur son sol après l'exécution d'un adolescent de 18 ans. Un geste fort face à l'inflexibilité saoudienne. Et la France ?

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Ce geste fort en Autriche est censé mettre la pression sur l'Arabie saoudite, qui poursuit des exécutions - dont certaines ont pu être jugées comme arbitraires ou abusives par des ONG internationales. La France et l'Union européenne pourraient-elles prendre de telles mesures ? 

Alain Rodier :out d’abord, une première remarque sur votre question : "l’Arabie saoudite, qui poursuit des exécutions - dont certaines ont pu être jugées comme arbitraires ou abusives…". Elles ne sont pas jugées "arbitraires ou abusives" mais condamnées dans leur ensemble par l’Union européenne au nom de ses valeurs fondamentales représentées par les Droits de l’Homme. Au 25 avril 2019, 104 exécutions avaient été répertoriées dans le Royaume dont 37 le même jour le 23 avril. Si des criminels de droit communs sont visés, Riyad en profite aussi pour liquider des opposants et des "terroristes" majoritairement chiites. Dans ce pays, il n’est aussi pas rare que des mineurs - aux moments des faits - soient exécutés. Jusque là, l'Autriche était restée silencieuse sur ce sujet.

Il est vrai que l’on ne peut que constater avec amertume que la peine capitale continue à être appliquée en Chine, en Iran, en Arabie saoudite, dans certains États américains, au Qatar, aux Émirat arabes unis (ÉAU) , en Égypte, etc. À l’évidence, il est impossible aux dirigeants européens de rompre les relations entretenues avec tous ces pays pour des raisons morales parfaitement louables, car cela irait à l’encontre de l’intérêt (pour ne pas dire de la survie) des citoyens dont ils ont la charge.

Mais pour répondre à votre question, c’est très clair qu'en ce qui concerne la France, elle ne peut pas prendre de telles mesures. Pour l’Europe, cela peut se discuter au cas par cas tous les pays n’ayant pas les mêmes intérêts.

Mais revenons sur le cas précis qui nous intéresse. Le ministère des Affaires étrangères autrichien a annoncé son intention de faire tout ce qui est en son pouvoir - politiquement et diplomatiquement - pour empêcher l’exécution de Murtaja Qureiris âgé de 18 ans mais mineur au moment des faits qui lui sont reprochés. Le prévenu a été arrêté à l’âge de 13 ans pour sa participation supposée à des manifestations en 2011 (il avait alors dix ans). Il aurait lancé au moins un cocktail Molotov depuis une moto conduite par son frère Ali sur un commissariat de police dans la ville d’Al-Awamiyah. À noter que cette localité a la réputation d’être un berceau pour des "cellules terroristes" chiites pourchassées par le pouvoir central. Elle a fait l’objet d’une importante opération militaire en 2017. Qureiris a été condamné à mort après cinq ans de détention préventive. Lundi 17 juin, on append qu’il échappe à la peine capitale pour écoper d’une incarcération de douze ans. Sa peine pourrait être encore raccourcie avec un espoir de libération en 2022.

Une des mesures proposées par Vienne consiste à fermer le Centre international pour le dialogue interreligieux et interculturel roi Abdullah bin Abdulaziz  (en anglais KAICIID) qui se trouve basé en Autriche. Cet organisme financé par Riyad a aussi vu le jour sous les auspices de l’Autriche et de l’Espagne. Bien que le KAICIID ne soit pas une représentation diplomatique ni une ONG, il semble que les autorités autrichiennes lui reprochent de développer une activité d’influence en sous main ce qui, en période pré-électorale (des élections législatives anticipées doivent se tenir en septembre 2019 au lieu de 2022) est un sujet sensible. Suite à la décision de Riyad d'épargner Qureiris, il est possible que ce centre ne soit finalement pas fermé.

Toutefois, Vienne reproche de nombreuses autres choses au Royaume, en particulier le meurtre en octobre 2019 de Jamal Khashoggi dans le Consulat général saoudien à Istanbul. Il y a aussi la manière dont le conflit au Yémen est mené même si  la légalité des lois internationales est respectée puisque Riyad intervient à la demande d’un gouvernement élu et officiellement reconnu. Ce sont les méthodes employées - en particulier les frappes contre des populations civiles - qui font l’objet de vives critiques.

Déjà, fin Octobre 2018, Vienne avait appelé l’Europe à prendre des mesures à l’encontre de l’Arabie saoudite demandant un moratoire sur les exportations européennes d’armes. L'UE n'avait pas suivi. Cette campagne qui entre dans le cadre de luttes politiques internes en vue des prochaines élection va vraisemblablement se poursuivre.

Le contexte autrichien est donc particulier ? La France et l'UE auraient-elles, si elles le décidaient, des moyens de pression sur l'Arabie saoudite ? Par quels moyens détournés ? 

Le problème de la France est différent de celui de l’Autriche. Selon un rapport du Parlement de 2018 concernant les exportations d’armes, l’Arabie saoudite est actuellement notre deuxième client (en chiffre d’affaires) après l’Inde et avant le Qatar. Globalement, Riyad a passé pour onze milliards de commandes à Paris en l’espace de dix ans.

Autre comparaison, selon l’Institut International de Recherche pour la Paix de Stockholm (Sipri) qui a établi une unité de mesure de "transferts d’armes mesurés en volume et non pas en valeur", le "TIV", pour la période 2016-2017, la France est créditée d’un score (vers l’Arabie saoudite) de 117 alors que l’Autriche n’obtient que le chiffre de 4. Il faut relativiser ce "succès" hexagonal car les USA font 5 221, la Grande Bretagne 1 279, l’Italie 137, l’Allemagne 118 (Berlin a suspendu très momentanément ses ventes à Riyad à la fin 2018 mais elles ont repris comme si rien n'était au début 2019; là aussi, les bonnes intentions s'effacent devant les intérêts économiques).

Sur ces sujets, Florence Parly, la ministre de la défense a été très claire lors de sa parution devant la commission de la défense et des forces armées le 7 mai dernier. Pour elle, la France ne joue pas dans la même cour que l’Autriche : « Ceux de nos partenaires qui ont fait le choix de cesser de vendre des armes à tel ou tel pays non-européen n'ont pas la responsabilité particulière de la dissuasion nucléaire, ni une stratégie de présence militaire active en dehors de leurs frontières […] C'est au fond notre liberté d'action dans le monde, dans le cadre de nos responsabilités de puissance de paix et de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies qui est en question. Pour disposer des équipements militaires qui nous permettent d'intervenir pour assurer notre mission fondamentale de protection de notre territoire et de nos ressortissants ainsi que la dissuasion nucléaire, nous devons maintenir la viabilité et l'indépendance de notre industrie de défense pour les prochaines décennies".

En clair, nous ne pouvons équiper correctement nos forces pour qu’elles remplissent leur mission de grande puissance qui si nous vendons à l’étranger car le marché hexagonal est trop petit pour être rentable.

L’économie revient d’ailleurs très clairement dans ses propos :

" il ne faut pas négliger la dimension économique de l'armement pour nos territoires. Les industries d'armement, ce sont 200.000 emplois directs, et 400.000 emplois indirects. Au total, 13 % des emplois industriels en France. Mais c'est plus que cela. C'est un maillage d'entreprises dans l'ensemble du pays, qui irrigue tous nos territoires de Cherbourg ou Saint-Nazaire à Saclay, Nice, Toulon. Dans vos circonscriptions, dans vos territoires, ce sont des milliers d'entreprises, PME et ETI, qui vivent de ces contrats d'exportation. Derrière ces chiffres, il y a des hommes, des femmes qui vivent, ainsi que leurs familles ".

Madame la ministre aurait pu rajouter que l’industrie d’armement française participe à hauteur de plus de 20%  aux exportations du pays.

            En résumé, la France, membre permanent du Conseil de sécurité, puissance nucléaire et pouvant intervenir en n’importe quel point du globe ne peut conserver son rôle qu’en maintenant un complexe militaro-industriel puissant qui lui assure son indépendance. On peut très bien ne pas être d’accord avec ces choix à forte consonance gaullienne - en constatant par exemple que la France n’a plus les moyens matériels et humains de mener ce type de politique -, mais c’est actuellement la volonté de l’Élysée.

Le durcissement de ton suivant l'affaire Kashoggi n'a pas vraiment été suivi d'effets en France. La France et l'UE sont-elles vouées à rester silencieuse face aux abus de l'Arabie saoudite ? 

Je ne peux une fois de plus que reprendre les propos de Florence Parly sur l’Arabie saoudite et les ÉAU " nous avons là-bas des intérêts de long terme, qui ne dépendent pas d'un dirigeant, pas d'un conflit, et qui dépassent même les pays dont il s'agit.[…] Ils concernent la sécurité de nos approvisionnements énergétiques via le détroit de Bab el Mandeb […] Or, que se passerait-il si la France rompait ses liens avec les pays dont nous parlons ? D'abord, tout contact serait perdu avec ces États pour une génération au moins. Ensuite, ce serait priver la France de partenaires stratégiques qui, à ses côtés, ont su jouer, jouent encore aujourd'hui et jouerons peut-être encore à l'avenir un rôle positif dans le règlement de certaines crises ».

Après avoir donné la parole à notre ministre de la Défense, je m’aperçois que je n’ai pas exprimé mon opinion personnelle face à des problèmes aussi complexes. Je me rattrape maintenant.

Pour moi, la politique étrangère n’est pas une question de morale mais de l’intérêt de nos ressortissants. Le président Trump et son homologue Poutine, pour ne parler que d’eux, l’appliquent déjà sans états d’âme. Pour Trump, "America First" quelque soit la casse, même chez les alliés historiques des États-Unis dont la France fait partie depuis la fondation de ce grand pays. Poutine agit de la même manière pour défendre sa vision de la "Sainte Russie ", peu importent les moyens employés.

Le but poursuivi est donc le bien-être de tous les citoyens français et cela passe par une économie prospère, ce qui est très loin d’être le cas depuis de nombreuses années. Se priver du complexe militaro-industriel - qui est encore très performant, même comparé à ses homologues américain, russe, chinois ou autres - consisterait à se tirer une balle dans le pied sans apporter aucun bonheur supplémentaire aux Français. Bien au contraire, la crise économique s'accentuerait encore. Mais pour réussir dans ce domaine, il faut avoir des clients fiables et solvables. L’Arabie saoudite, les ÉAU et le Qatar font partie de ceux-là. Je ne mentionne pas l’Égypte puisque c’est Riyad qui finance ses dépenses militaires. Bien sûr, il convient de se méfier car en matière de politique étrangère, il n'y a pas de pays "amis". Le problème du prosélytisme politico-religieux auquel ces pays peuvent se livrer chez nous est à prendre en compte mais ce n’est pas une raison de se séparer de si bons clients.

Quant à l’Autriche, c’est certes un pays magnifique qui, comme d’autres, est confronté à de graves difficultés politiques. Mais je ne suis pas certain que Vienne soit la capitale la mieux placée pour faire une leçon de morale à ses petits camarades européens.

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