Antoine Chainas : de l’anodin à la fatalité<!-- --> | Atlantico.fr
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Antoine Chainas publie « Bois-aux-Renards » aux éditions La Noire / Gallimard.
Antoine Chainas publie « Bois-aux-Renards » aux éditions La Noire / Gallimard.
©DR / Francesca Mantovani

Atlantico Litterati

« Bois-aux-Renards », le roman policier d’Antoine Chainas est une méditation sur l’écriture de la fatalité. On n’en sort pas indemne.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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« Au commencement étaient les hommes. Puis vinrent les armes et la chasse. Ensuite il y eut l’accumulation, et l’on bâtit des routes et des abris.

La femme apparut alors que le prix des choses était déjà fixé. L’accumulation devint multiplication, il fallut restaurer l’équilibre ancien.

Ainsi fut créé l’animal. On l’appela vie, mais son œuvre était mort. » (première page du roman d’Antoine Chainas « Bois-aux-Renards : une sacrée voix dans les forêts du polar.

« L’écriture, c’est une fatalité, » disait Marguerite Duras (1914-1996) «  On n’en sort pas ». « Bois aux Renards », le roman policier 2023 d’Antoine Chainas est une méditation sur l’écriture de la fatalité.On n’en sort pas indemne. Le tueur en série étant une figure de notre temps, Antoine Chainas s’en empare  et l’imagine au volant d’un camping-car sur les routes de France, accompagné de son amour de compagne, qu’il sert avec toute la délicatesse voulue.Parce qu’elle « aime trop ça », ce conducteur modèle  tue ceux qui montent à leur bord, histoire de faire avec  eux un bout de chemin ; les auto-stoppeuses ont la préférence de l’amoureux et de sa  tendre moitié.  Ce sadisme à deux nous est narré dans le détail. Les victimes  ont l’art d’être présentes au mauvais endroit et au mauvais moment… Chaque passagère pénétrant cet enfer quitte l’anodin  pour entrer dans  la fatalité. Les renards auront le  dernier mot et  l’étrange « bois aux renards » aussi.  « Peut-être que cette nausée avait toujours existé, se dit-il. Peut-être qu'elle avait toujours attendu, précédant son arrivée au monde, et qu'aujourd'hui il la rencontrait enfin, il l'identifiait, il la reconnaissait, il l'épousait, il y succombait. »

L’écriture  tient le récit, parfois insoutenable. Ce qui compte dans un roman, c’est la voix de l’auteur. Son style. S’il se contente de raconter une histoire, l’ouvrage  ne se situe pas dans la littérature, mais à côté . L’auteur appartient alors au club des « écrivants » .

Ce qui arrive à des gens très bien. Et comme Il n’y a pas d’université du style, les « ateliers d’écriture » ne servent à rien . "Le style, c ’ est cette juste et adorable manière qu'ont les phrases de se ployer aux sinuosités d'une pensée. Il est est ce qui arrache une idée au ciel où elle se mourait d’ennui », disait  le fondateur du Prix Freustié, Bernard Frank.  Le style, c’est Antoine Chainas, Grand Prix de Littérature Policière pour « Pur » ( Série Noire  «Cinq étoiles pour un étourdissant roman trempé à l'ultra-noir », conclut  un lecteur de « Bois aux Renards ». 

« Les hypermarchés s’apparentaient à un champ de bataille en temps de paix, un pugilat en bermudas et sandales. La débauche d’achats, c’était la version moderne des effusions de sang en temps de guerre. Tous les excès avaient des similitudesde frères, voilà ce que pensait Yves Beltrand en observant les clients sur le vaste par-king sans horizon. Asservis par leur ventre, le regard à terre, les consommateurs ressemblaient à des épiciers en faillite, des négociants ruinés éternellement séduits par la noyade »

Antoine Chainas sait peindre de braves gens, ces lieux et moment de la France d’aujourd’hui, cette douceur paisible.L’auteur de Bois aux Renards  a l’art de faire basculer cet anodin contemporain dans la  tragédie. Le « risque du malheur » est sa boussole et le personnage central de Bois aux Renards. Ce pourquoi, parfois, nous avons des difficultés à lire certains passages du texte, tant le  pire, qui pour Chainas semble toujours le plus sûr, est peint froidement. La phrase est  travaillée au millimètre près, l’écriture étant la marque de fabrique de Chainas, cet auteur pas comme les autres provoque son lecteur,  paralysé par la cruauté méticuleuse de sa prose. Pris au piège de cette écriture glaciale, habitée, détachée, nous marchons comme un seul homme. « Aucun lieu, si anodin soit-il, ne protège contre le risque d'un malheur»,  précise d’ailleurs Chainas. La définition de son oeuvre. Celle-ci n’oppose pas le bien au mal, ou la paix à la guerre ( des gangs) mais L’ « anodin »- notre quotidien -au malheur qui isole le personnage pour le propulser dans un tragique insoutenable.

L’anodin : « Dehors, le vent trépignait (…). A l’intérieur, autour de la flambe, c’est l’heure pour les adultes d’évoquer avec de grands éclats de rires les anciens exploits, les déboires où il était judicieux, parfois, de tirer quelque leçon pratique ou devise morale »

La fatalité : ( le surgissement du malheur transforme un personnage riant tout à l’heure en victime : «  Il retira doucement le coussin, étudia les linéaments- du moins ce qu’il pouvait distinguer dans l’incroyable coagulation blanc et rouge du visage- puis empoigna les cheveux et souleva le crâne. Le pariétal se décolla de la protection plastique  avec un bruit de succion, mais l’adhérence  résultait de l’hémoglobine accumulée sur les côtés, non d’une perforation de l’os. Il étouffa un soupir de soulagement. « Les projectiles sont encore dans la boîte crânienne ». Comme sa bien -aimée  continuait d’admirer le paysage, il ajoura d’une voix égale : « Viens m’aider ». Ames sensibles s’abstenir.

On imagine cette écriture- peu  d’auteurs classiques peuvent s’en vanter- au service d’une intrigue faussement plate ( le récit de Bois aux Renards  est épatant mais un peu riche, complexe ; la prochaine fois, sans doute faudrait-il à Antoine Chainas une intrigue faussement plate (un fait divers revu et corrigé  par Racine ) Le tout porté par cette écriture classique,avec- pourquoi pas- un prix de l’Académie française ?

Annick GEILLE

Repères

Antoine Chainas, né en 1971, est un écrivain français de romans policiers. Il s'est imposé, à partir de 2007, comme l'un des auteurs phares de la collection « Série noire » chez Gallimard et s’est  s’est vu couronné par le Grand Prix de Littérature policière  pour son roman « Pur » (2014).

Extrait de Bois-aux-Renards

« A présent, dans une obscurité à loup glapir, la lumière des phares lançait des coups d’épervier sur la terre battue. Monsieur marquait une pause à chaque changement de  vitesse, la main sur le levier. À cette heure-ci la route était abandonnée aux limaces qui traversaient la chaussée entre les flaques. Monsieur poussait le moteur de la traction familiale. Le manuel affirmait qu’elle pouvait monter à 135 km/h. Il jeta un coup d’œil au tableau de bord à barrettes horizontales, puis aux enfants assoupis sur la banquette. Chloé, Loïc et Jean-Jacques dans le confort du sommeil. Cécile posa une main délicate sur le bras de son mari. Elle n’était pas inquiète, simplement déçue. «Tu roules trop vite. Ralentis.» Monsieur écoutait-il seulement? Les lacets s’enchaînaient dans le mutisme désapprobateur du firmament; la gomme des pneus, les limites de l’adhérence et le moteur offraient mille complaintes. Le voile opaque de la nuit, un instant déchiré au passage de l’engin, se refermait très vite. Les boucles, l’inclinaison capricieuse de la chaussée, tout disparaissait, à peine entrevu. «Ralentis, s’il te plaît», répéta Cécile d’une voix douce. Les secousses ne réveillaient pas les enfants. Chloé tenait son frère Jean-Jacques par le bras. Soudain une masse noire se dressa au milieu de la route, la tôle poussa un gémissement et, tous, ils s’élevèrent dans l’obscure douceur des choses. Un large frisson parcourut les ténèbres, se dispersa dans les ombres lentes. Une seconde ou des années plus tard l’épaisse carcasse de la 15-Six se posa dans les pétales mouillés, roula sur elle-même. Les corps se pressèrent, se brisèrent sans avoir  le temps d’exprimer leur détresse. Ciel et terre jouaient à s’inverser, la tête en bas, le reste en haut. La ronde s’interrompit lentement, comme assagie par les remontrances du métal froissé. L’herbe tordue se redressa lentement sur la terre chavirée, comme des mains d’imprécateurs vers les cieux. Une odeur de troncs, de feuilles et d’écorce s’attardait dans l’atmosphère. Au bas du ravin, bloquée entre deux éboulis, une tombe d’acier encore chaud s’enguirlandait de sang. Des formes apparurent sur la route en surplomb, trois silhouettes aux bras ballants comme des queues de serpents tout juste occis. L’un des témoins empoigna une lanterne dont la mèche faisait concurrence aux lampyres. La faible palpitation lumineuse semblait grossièrement équarrir des personnages tout plats contre la Voie lactée. Ceux-ci hésitèrent, firent de longs pas en bordure de route, comme s’ils venaient de très loin ou s’acheminaient en un long voyage. Puis ils descendirent la pente. La plainte d’un enfant émergea de la carrosserie écrasée. Son cri esseulé, grêle et nu illustrait l’œuvre réversible de la vie : il pouvait remplir des cathédrales. Une première ombre s’inclina dans l’habitacle, la lanterne à bout de bras. «Le gamin est encore vivant.

— La gamine, précisa un deuxième personnage penché par-dessus son épaule. Regarde la layette. — La gamine, d’accord. Vise sa jambe.

— Moche.

— Qu’est-ce qu’on fait? Les autres sont… Ils sont morts, non?»

L’homme à la lanterne s’enfonça un peu plus dans l’automobile broyée, palpa les corps, éclaira les membres fracturés, les boîtes crâniennes ou les poitrines défoncées. Ses manipulations rudes, sans hésitation, dénotaient une longue habitude du trépas. «C’est fini pour eux.

— Bon sang, ils sont vraiment arrivés au mauvais moment. Cette fichue jeep… Je ne t’avais pas dit de la réparer?

— Les Willys MB sont de véritables poubelles. Les Américains avaient déjà arrêté de les entretenir quand ils les ont laissées aux FFI.

— En attendant on a fait de bonnes affaires. Avec les Alliés comme avec les autres.

— On n’aurait pas dû acheter ce surplus au 551e bataillon.

— Oublie ça. Le conducteur de la Citroën roulait trop vite. Et malgré l’odeur d’huile et d’essence, je sens la gnôle sur lui.

— Bon, et maintenant?

— Quoi, maintenant? — On ne peut pas les laisser là.

— Tu veux appeler les flics? Il faudrait descendre dans la vallée, trouver un téléphone. Avec l’alambic dans la jeep, bonjour. À moins de remonter la cucurbite jusqu’au hameau. Personnellement, je trouve ça compliqué. Sans compter que les autorités poseront des questions.»

Ce fut à cet instant-là que le troisième individu se manifesta. Jusque-là il se tenait en retrait. «En effet, on ne peut pas les laisser là, et il ne vaut mieux pas contacter la maréchaussée. Alors ils disparaissent. Comme les autres.»

L’homme à la lanterne pivota vers lui. «Et la gamine? »

— On l’emmène avec nous. Hermione pourra peut-être la soigner. Sinon elle disparaîtra aussi.»

Copyright Antoine Chainas :« Bois-aux-Renards » (La Noire / Gallimard) 528 pages  /21 euros, toutes librairies et « La Boutique »

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