Antoine Blondin ou « la tristesse farceuse »<!-- --> | Atlantico.fr
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« Ma vie entre des lignes » d'Antoine blondin est publié aux éditions La Table Ronde (collection La Petite Vermillon).
« Ma vie entre des lignes » d'Antoine blondin est publié aux éditions La Table Ronde (collection La Petite Vermillon).
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Atlantico litterati

« Très vite, il m’apparut que je serais moins un romancier d’aventures que de mésaventures. Un petit penchant pour la tristesse farceuse, un désespoir allègre, m’orientèrent vers cette face cachée du mauvais côté de la vie, où peut affleurer une sorte de bonheur », confie à son lecteur sous le charme ce prosateur exceptionnel qu’est Antoine Blondin (« Ma vie entre des lignes », La Petite Vermillon/La Table Ronde/Mai 2022). Dans cette centaine de chroniques d’Antoine Blondin, on retrouve ses amis - sportifs ou écrivains – Paul Morand, Marcel Aymé, Jean Giraudoux, Louison Bobet ou Jacques Anquetil, entre autres –et quarante années d’articles (de 1943 au début des années 1980). Événement littéraire à ne pas manquer : à l’occasion du centenaire de sa naissance, tous les livres d’Antoine Blondin sont disponibles en Poche dans « La Petite Vermillon (La Table Ronde). Épatant. (CAD « admirable, exceptionnel, remarquable, sensationnel » /cf. Larousse).

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

Antoine Blondin a été distingué -entre autres- par le prix des Deux-Magots (1949), l’Interallié (1959), le prix Prince Pierre de Monaco (1971), le prix Desgranges de l’Académie des Sports (1972), le Grand Prix de Littérature de l’Académie Française ( 1979). « Insaisissable Antoine Blondin. Cent ans après sa naissance, le 11 avril 1922 qui faut-il célébrer en ce printemps 2022 ? Le romancier surdoué des années 1950 ? Le fêtard mythifié d'un Saint-Germain-des-Prés aujourd'hui disparu ? Le chroniqueur qui a enchanté les lecteurs de L'Équipe de 1954 à 1982 ? Dans une vie désordonnée, marquée par les excès et achevée avant 70 ans, en 1991, le sport aura joué le rôle de fil conducteur, des vestiaires de l'enfance aux bars spécialisés dans les troisièmes mi-temps», rappelle Vincent Hubé  dans son article d’avant-hier  6 mai :« Derrière la légende Blondin » (« L’Equipe).C’est dans L’Equipe, en effet, qu’Antoine Blondin a révolutionné le journalisme sportif, avec ses chroniques sur la petite Reine et ses champions, ce qui lui permit de peindre la France, ses villages, ses paysages, son âme. (« Sur le tour de France » par Antoine Blondin/ La Petite Vermillon). « Antoine Blondin compte parmi les écrivains majeurs de la seconde moitié du XXème siècle . Un point qui ne devrait souffrir aucune contestation »affirma  à ce sujet Roger Nimier, autre écrivain légendaire, « hussard » lui aussi, comme son ami Blondin, selon la définition qu’en fit l’écrivain et critique littéraire Bernard Frank.  (Par « hussards », Bernard Frank désignait quatre jeunes romanciers : Antoine Blondin, Jacques Laurent, Roger Nimier et Michel Déon. L'article fut publié en 1952 dans Les « Temps modernes », la revue que Sartre dirigeait et qui donnait le ton en matière de pensée ») Dominique Guiou ex rédacteur en chef du « Figaro Littéraire ».Antoine Blondin avait «  le désespoir allègre », il aimait l’ivresse en ce qu’elle le détachait de tout y compris de lui-même « Parce qu'il faut vous dire, il buvait, l'Antoine. Que dis-je ? Il n'a plus fait que ça, un jour ».»

« Single Malt », car nous sommes tous de grands enfants

La première fois que j’eus le plaisir et la chance de passer quelques heures avec Antoine Blondin, c’étaitdans un salon de l’Hôtel des Dromonts, à Avoriaz. Bernard Frank m’avait présenté ce soir-là l’auteur de « L’humeur vagabonde », « Un singe en hiver », « Ma vie entre des lignes » et autres joyaux de la littérature française.Blondin et Frank avaient en commun leur passion pour la littérature -cette complicité bonhomme- et une sorte d’allergie à l’existenceloin de Paris et de ses oasis bistrotières. Lassitude augmentée par l’altitude et cette blancheur duveteuse qui forme l’horizon des stations de ski ; morosité que seulle whisky vieux, d’au moins seize ans d’âge, écossais si possible, donc rare et coûteux, pouvait atténuer. Mes voisins de table respectaient d’ailleurs ce principe, bien connu des habitués des Dromonts.Antoine Blondin et son complice Bernard Frank levaient le coude en mesure, à mes côtés, appréciant le whisky aux nez fumé et boisé qui se fabrique sur l’île d’Islay, au sud des côtes écossaises. L’un de ces whiskies tourbés et iodés que sont, par exemple, les Classic Malts des Dromonts. (cf. « goût rond et puissant restant en bouche et révélant des notes de vanille, d’iode ou encore de poisson fumé ».) Les amateurs de « Classic Malts » que semblaient êtremes amis des Dromonts avaient l’ art de choisir les meilleurs crus pour lutter contre la fatigue, à l’aide de vieux alcools sortis des meilleurs fûts du Palace ( seul hôtel « décent » à des kilomètre à la ronde, disait Bernard). Un lieu « voulu par l’architecte fondateur comme "un espace ludique pour grands enfants" … Ce bar luxueux avec ses salons à nappes blanches semblait plaisant avec ce côté « sixties » revisitées ; en outre,je n’avais jamais côtoyé de ma vie de si « grands enfants ». «Je suis plus un buveur qui écrit qu’un écrivain qui boit », murmura Blondin. Sa douceur affable, ses attentions, prouvaient qu’il lui fallait sans doutegoûter beaucoup de « Classic Malts » avant de perdre le Nord. Il tenait. Bernard parlait de plus en plus bas, je ne l’entendais presque plus, bien qu’il fût à mes côtés. Il aplatissait les cheveux sur son front, nous parlant de son vieux teckel mort depuis longtemps.

Les stations de ski laissaientAntoine Blondin et Bernard Frank de marbre, sauf qu’ Avoriazdevenait par leur présence la plus littéraire d’entre elles : la plus vivante. La plus veloutée déclara Bernard : le rendez-vous chéri des « Litterati ». « Je ressuscitai des astres morts, en découvris d'autres qui n'existaient pas, encombrai le ciel par une nuit délirante. D'où je les voyais, les étoiles ne paraissaient pas leur âge. Je leur donnais deux mille ans de moins ; ce qui flattait leur protecteur mais lui laissa estimer que je venais trop jeune dans ce monde si vieux », murmura Antoine Blondin. Installée entre l’auteur de Solde (« voisin de table, voisin de cœur ») et le supporter du Tour de France le plus subtil de la terre («  Cocteau disait qu'il y avait un grave danger à ne pas ressembler à l'idée que les gens se font de vous » affirma soudain Blondin). J’aimais contemplerle décor en songeant à ces trésors et coffre-forts de mots inventés par mon voisin de droite -l’ami de Bernard- et par celui qui, installé sur un tabouret de bar,à ma gauche, venait de publier Solde. Aux anges, donc, je rêvassais. Rien ne pouvait nous arriver : nous étions dans ce cocon de l’instant. Sauf qu’avec ma petite capacité, il m’apparut vite que je ne pouvais suivre cette dégustation hors-pair. Vers une heure du matin, je levai donc le camp, au grand dam de mes compagnons qui insistèrent pour que je fusse bonne joueuse en restant à ma place. Je devais déguster cet apéritif improvisé. Ensuite, je pouvais les quitter déclarèrent-ils en mesure. Je voulus bien tenter l’expérience une heure de plus, mais il me fallut lever le camp, alors que Bernard racontait à Blondin son prochain roman « Le maître de maison » ( dès qu’il commençait d’en parler, je savais que nous allions dans la mauvaise direction). Je fus très triste de devoir quitter mes amis des Dromonts. « J’arrive tout de suite », me glissa Bernard à l’oreille.

Quelle ne fut pas ma surprise le lendemain vers onze heures du matin de découvrir à mon réveil un peu douloureux que Bernard s’avérait introuvable. Certes la pièce était vaste, les espaces extérieurs nombreux ; avec leurs couvertures et duvet disposés aux alentours, balcons et terrasse permettaient d’admirer la blancheur« duveteuse » d’Avoriaz, mais Bernard n’était nulle part. Je frappais à droite puis à gauche, rien, personne. Je demandais Antoine Blondin au standard. Le concierge eut beau insister, l’auteur de M. Jadis semblait lui aussi aux abonnés absents.« Voilà que je ne me ressemble plus du tout. A peine ai-je l'air d'un fragment de moi-même et, sur mon visage, on déchiffre mal le résumé des chapitres précédents. Il n'est pas possible que les autres ne voient que cette image en rupture avec ce qu'elle recouvre, qu'ils ne pressentent pas ce qu'il y a derrière. Ces cheveux clairsemés, cette bouche démeublée, ces yeux qui peinent à accommoder sont un déguisement. L'être qu'il cache n'est autre que le jeune homme que j'étais, que je demeure. Entendons-nous : pas question de devenir un de ces vieux messieurs qui ont gardé le cœur jeune, je suis ce jeune homme dont l'enveloppe s'est usée. »

Il me fallait aller à leur recherche. Je m’inquiétais. Je savais que les promenades en traîneaux le long des sommets enneigés n’étaient pas le genre de la maison Frank et Blondin. Où se cachaient-ils ?

Je fus prête en peu de temps, descendis et me précipitai vers les salons du Dromont. Un barman dormait debout, la tête entre les bras,accrochétant bien que malau large bar tout cuivre et acajou. Antoine Blondin et Bernard Frank devisaient, presque étalés sur le comptoir rutilant devant une montagne de verres et flacons. Je fis halte, interloquée. Je n’avais jamais vu tant de bouteillesvides au même endroit. Les compères avaient bonne mine. Ils poussèrent des cris ravis en me voyant surgir de si bon matin au bar des Dromonts, et je compris sans en croire mes yeux que depuis mon départ de la veille, ils avaient passé dix heures à goûter ces élixirs ; dix heures à refaire le monde, dix heures à ébaucher le prochain livre, à évoquer leurs dernières amours. L’apéritif le plus lent du monde. Blondin venait de quitter quelqu’un, quant à Bernard, je le savais muetsur ces choses sans exception aucune, mutisme qu’aggravaient son goût du secret et sa bonne éducation. De son côté, Blondin était lui aussi un gentleman et pas le genre non plus à évoquer, fut-ce devantun vieil ami, le moindre détail de ses pages et plages amoureuses. « Il faut vous reposer » dis-je à Antoine en prenant Bernard par le bras : « Vous devez être très fatigué, Antoine !». « Un jour nous abattrons les cloisons de notre prison ; nous parlerons à des gens qui nous répondront ; le malentendu se dissipera entre les vivants ; les morts n'auront plus de secrets pour nous. Un jour nous prendrons des trains qui partent », murmura Blondin. Je fis oui de la tête. Bernard lui ressemblait au fond. Le côté gamin forcément moqueur, rendu méchant parfois à force d’avoir été, à la récré, le sale juif. « C’était un très ancien petit garçon blessé par les vulgarités de la vie, et qui avait trouvé que le meilleur moyen de les parer est la littérature. » (Charles Dantzig / « Bernard Frank, le dernier des Mohicans »/ (Grasset ). Pour ce qui était d’Antoine Blondin, point de vraie vie, de bonne vie « entre les lignes ». Les lignes de Blondin, c’était sa vie.

Annick GEILLE

Copyright Antoine Blondin « Ma vie entre deslignes » (La Petite Vermillon/La Table Ronde), 11 euros et 50 cents

EXTRAITS

Antoine Blondin (« Ma vie entre des lignes »)

Le chroniqueur du Tour de France

« Pourtant, mes meilleurs voyages, on s’en doute, ce n’est pas à l’histoire de France que je les dois, c’est avant tout au sport, qui est ma grande passion. Comme chroniqueur du journal L’Équipe, j’ai enjambé maintes frontières, j’ai assisté aux jeux Olympiques et aux Jeux d’hiver, j’ai suivi six fois le Tour de France, qui est la plus instructive et la plus chaleureuse expérience que je connaisse, une prodigieuse leçon de choses et un cours de géographie.»

Le prêtre « engagé »

« Depuis une dizaine d’années, nous avons vu trop de membres du clergé, qu’ils soient catholiques, protestants ou juifs, descendre dans l’arène et mener de rudes luttes qui sont autant de faillites à leur vocation. Nous les avons, par contre, entendus manquer à leur message de charité et d’amour. Je réprouve également le curé antisémite, le rabbin qui dit : « Les Boches », le pasteur qui ne dit rien.

Je sais que certains prêtres ont dénoncé des patriotes, sous l’Occupation. J’ai lu que l’aumônier d’un maquis était venu renchérir contre un prévenu, au cours de son procès. Je sens chez le père Riquet, lorsqu’il dit la messe en costume de déporté, la volonté d’une prise de position. J’ai entendu, dans une réunion haineuse, un moine à mine de gouape, du genre Franciscain – qu’as-tu-fait-de-ton-frère ? – le mégot aux lèvres, prêcher une sorte de croisade sanglante. Je comprends ce qu’on entend ·aujourd’hui par abbé de cour, et qu’il s’agit de cour de justice.

Je voudrais opposer à ces personnages le dévouement déployé en tout temps par d’autres membres du clergé et leur zèle patient et les risques sereins qu’ils n’ont jamais craint de prendre pour assumer leur tâche, sous l’Occupation comme sous l’épuration. Je voudrais dire ma conviction qu’eux seuls souscrivent à l’enseignement du Christ, avec quelle pudeur, et que le clergé partisan est une escroquerie. Maintenant, pour ceux de nos pasteurs qui désirent « se faire un nom », il reste d’autres recours que de jouer les Torquemada, les Scarface, les Boris Vian ou les Dupanloup. Voyez, par exemple, Bossuet. Alors, père Bruckberger : « Occupe-toi d’Homélies ! »

Le chat à éclipses

J’ai eu un chat blanc. C’était un noctambule et il m’arrivait de le rencontrer complètement noir au coin d’une rue. Parfois nous rentrions ensemble sur nos pattes de velours d’après-minuit. D’autres soirs, il s’enfuyait à mon approche et disparaissait durant plusieurs jours. Nous avions fini par en prendre notre parti. Quand il revenait, nous le soignions comme si de rien n’était, nous lui pansions quelques petites blessures contractées dans d’épisodiques engagements de matous, nous étions plutôt fiers de ce chat d’aventure, botté de boue, qui portait des oreilles fendues sur une casaque à nos couleurs.

Bon an, mal an, il avait bien passé chez nous la moitié de sa vie adulte, lorsqu’il fut trouvé mort sur le bord d’un trottoir. Mais l’autre moitié, cette part de rêve attachée à une échine prestigieuse et pelée dans les combats ? La dépouille d’un chat à éclipses n’appelle pas des funérailles grandioses, elle vaut pourtant qu’on s’y arrête. Alertés par des commerçants du quartier, instruits des soucis quotidiens où nous plongeait notre voltigeur, nous nous rendîmes sur les lieux pour reconnaître le corps, constater le décès, adopter de furtives dispositions. Là, notre amertume fut considérable de constater qu’une autre famille attendait déjà, avec au coin de l’œil cette lueur méditative qui n’éclaire pas le problème de l’existence de l’âme, surtout lorsqu’il s’agit d’un rôdeur de carrefours. Nos revendications respectives furent courtoises mais brèves : il fallut nous rendre à cette évidence que nous possédions le même chat, ou plutôt un demi-chat, c’est-à-dire pas de chat du tout. Car l’animal, non content de se faire recueillir dans l’une ou l’autre maison, y avait ses habitudes, ses deux plats dont un de sciure, et jouissait, là comme ici, d’une même sollicitude exclusive et inquiète. En somme, il menait très exactement ce que nous appelons une double vie – un tel partage nous sembla intolérable – où est l’ingratitude? Ce chat qui en fin de compte s’était appliqué pendant des années à satisfaire deux foyers, pour cette raison ne laissa pas grand souvenir ni dans l’un, ni dans l’autre.

Il m’arrive pourtant aujourd’hui de penser à lui, quand je regarde faire M. François Mauriac, quand j’écoute parler les personnes diverses qui se réclament de son autorité, quand je lis les articles qu’il donne du jour au lendemain au Figaro littéraire et à L’Express. À ne considérer que les premiers, la masse lucide et catholique de ce pays pourrait encore se bercer de l’illusion qu’elle possède toujours un chef de file et retrouver, à travers ces méditations amples, le vieil homme prodigue qui lui sert de maître à penser. Dieu sait que sa carrière ne fut pas exempte de détours, de coups de théâtre, de coups de tonnerre, de promenades nocturnes vers d’orageux confins, du moins certaines aubes le ramenaient-elles, vulnérable et radieux, dans le confort des siens. Désormais, la lecture subsidiaire du Bloc-Notes doit nous persuader qu’il ne s’agit plus cette fois d’une escapade, mais que M. François Mauriac a trouvé son second plat. Je n’évoque naturellement pas ici un intérêt matériel quelconque mais le constat serein, qu’il dresse lui-même, de son appartenance à une autre famille spirituelle. Il y a de la bigamie dans cette situation. On s’en apercevra peut-être au jour des obsèques nationales, que je souhaite les plus lointaines possible, quand cette famille-là viendra disputer à la famille chrétienne son académicien de gouttières, et qui sait alors ce qu’il en restera.

L’imagination est la première des vertus selon Sagan

« Avant d’être  un miracle ou un scandale, ce qui revient à peu près au même, Sagan, c’est d’abord une œuvre. Réponses nous le confirme aujourd’hui, qui possède par moments les accents du «livre de raison» de quelqu’un que beaucoup prirent parfois pour une folle, à d’autres des éclairs baudelairiens de «Mon cœur mis à nu » et, pourquoi pas, un écho de Montaigne lorsqu’il disait : « Les ans m’entraînent, s’ils veulent, mais à reculons; autant que mes yeux peuvent encore reconnaître cette belle saison passée je les y détourne à secousses. »

En revanche, il ne semble pas, à travers Réponses, que Françoise Sagan ait illustré la proposition superbe de Mme de Staël: «La gloire est le deuil éclatant du bonheur.» Sur le fil qu’elle remonte devant nous, sans une outrance, sans lyrisme ni attendrissement excessifs, sans un bluff, elle avance du pas d’une équilibriste (puisqu’il n’y a pas d’écrivain équilibré, dit-elle) beaucoup plus assurée de ses balanciers que sa légende ne le donne à entendre. Cette légende dont elle avoue gracieusement, poliment, qu’elle l’a portée comme une voilette, répondant à Colette qui confiait avant elle: «Rien ne rassure autant qu’un masque.»

Certes, la vitesse qui tue vite et l’alcool qui tue lentement, la prodigalité, le goût du risque et du provisoire, la dignité d’être belle joueuse, et cette confidence «Je suis quelqu’un qui se blesse» sont au cœur de la fête. Mais Françoise Sagan a découvert depuis longtemps «la force de la faiblesse».

À la vulnérabilité, elle oppose l’humour et l’exercice lucide du bon plaisir, ce qu’en automobile on appelle- rait un dérapage contrôlé. Se contrôle-t-elle? Bien sûr, puisqu’elle sait ne retrouver son équilibre que dans les excès, son repos aux limites de la fatigue, sa tranquillité au bout de l’inquiétude, le zèle d’écrire au fond du désespoir. Le reste la cerne et la fige: trop de certitudes la plongent dans la panique: «Le doute, c’est ma santé.» Il y a du ludion dans son cas. Tous les moyens ne sont-ils pas bons pour remonter à la surface de cette vie qui est une «sinistre blague», à la fois un drame et un divertissement? Le recours à la fête né d’un besoin de nier l’angoisse et le sentiment quasi biologique de la solitude rejoignent celui préconisé par Simone de Beauvoir comme « une affirmation passionnée de l’existence» et la mise en œuvre d’une plus grande «densité d’être». Alors, on peut se coucher sans reproche et se lever sans peur. Les crépuscules cessent d’être une patiente agonie entre lesquels on peut aussi bien ne pas dormir du tout car «c’est cela, le bonheur; on n’a pas besoin de nourriture, pas besoin de sommeil. On reste éveillé toute la nuit comme les oiseaux. C’est une grâce inexorable. Il est beau le visage des gens heureux... ».

Françoise Sagan distingue parfaitement entre la futilité, qu’elle néglige, et l’insouciance qu’elle s’efforce de cultiver. L’une ne s’applique qu’aux duvets les plus superficiels, l’autre s’apparente à une discipline aimantée par la volonté de gaieté. De son côté, Zarathoustra disait déjà : « Moi-même, j’ai sanctifié mon rire joyeux. »

Pour elle, la seule grande règle morale, c’est d’être  «parfaitement bon, parfaitement ouvert». Outre une vive répulsion à l’endroit de la misère sociale, de l’hypocrisie, de l’intolérance, de la violence et de toutes les formes de la grossièreté. «Mes tabous sont simples, c’est le respect des autres, l’amour des autres, ne pas faire de mal aux gens. Et puis j’ai un goût passionnel pour la littérature, la musique, les enfants, la campagne, les animaux.»

Par un tour singulier, c’est à l’imagination que Françoise Sagan en appelle pour approcher les créatures et les créations, parce que cette vertu, capitale à ses yeux, est l’antichambre de toute véritable compréhension ».

Callas au Palais Garnier

« Avant qu’elle n’entre en scène, nous avons vécu dans le silence un instant d’équilibre où la ferveur indécise se partageait entre le président sortant et la cantatrice pressentie. M. Coty, qu’on ne reverra plus dans cette tribune, décorée à la bonne franquette comme pour des comices lyriques, ne nous était jamais apparu aussi fraternel. Il nous montait aux lèvres l’envie de crier «Bis!». Déjà La Force du destin (de Verdi) l’avait rejeté dans l’ombre. C’est alors que Callas fit son apparition en haut d’un escalier dont chaque degré va la rapprocher de nous. Dans quelques secondes, nous pourrons la tutoyer.

Sa robe est rouge. On veut qu’elle se la soit taillée dans la Légion d’honneur. Je crois plutôt qu’elle l’a empruntée au père Noël pour quel don de soi-même... Son masque pathétique, son buste étroit et droit laissent pressentir l’étonnant alliage d’un acier trempé dans du lait. La bouche et les yeux, ce qui mord et ce qui capte, sont immenses. Elle est jeune et belle. Elle a maigri de dix ans. Sa première attitude est d’un défi modeste. Et maintenant, elle chante la Norma, elle chante avec son regard, elle chante avec ses mains, la cantilène suave de la fille du druide. Mais il y a de la Gitane dans cette Gauloise, si l’on ose dire, et son port de tête est d’une pouliche au licol. On guette l’explosion. Elle ne survient pas. La crête de la vague se love sur elle-même, s’étouffe dans ses replis propres et cette femme au profil de reine de jeu de cartes se fait soudain plus suppliante qu’une fille-mère. Callas chante Norma la Douce.

Plus tard nous la verrons mutine dans Le Barbier de Séville, tour à tour abattue ou furieuse dans Le Trouvère et La Tosca. Maria Callas possède un visage que l’on consulte, comme le temps. Une météo subtile réduisait le public de l’Opéra à l’état de tapis-brosse : il s’astreignait à épou- ser les moindres méandres de la partie où s’aventurait cette cantatrice tous terrains. Il la suivait à travers ses humeurs et ses emplois. On sentait que Paris désirait follement séduire cette sublime interdite de séjour que sa légende a brûlée au fer rouge d’une capitale à l’autre et la payer de Dieu sait quoi.

L’art de la Callas est trop proche de la vie, trop léché par les flammes, pour qu’on ne soit pas tenté de rechercher dans ce brasier de passion les reflets d’une existence qui rappelle à la fois un roman de Vicky Baum, le conte de fées de Cendrillon, l’allégorie de Pygmalion et de Galatée. Cette femme de trente-cinq ans est une héroïne avant d’être une chanteuse, Elle en a la longueur d’onde et la présence éminemment contagieuse. On respire plus fort et plus haut dans le commerce où elle vous entraîne. À travers elle, l’opéra redevient un drame et le chant un langage au service d’une sensibilité. En face d’elle, il n’y a plus de profanes: il n’y a que des êtres humains. Je ne sais pas si elle chante : elle s’exprime. Si les coupeurs de tessitures en quatre font la petite bouche, nous la garderons pour nous ».

Louison Bobet, le génial chef de chantier

Un point encore, et non des moindres. On ne tient pas assez compte du poids des affections et des camaraderies dans l’équilibre de Bobet. On a voulu peindre parfois celui qu’on se plaît à représenter comme une sensitive sous les traits contradictoires d’un loup solitaire. Le dernier Tour de France, couru envers et contre tous, nous a révélé dans la personne du capitaine un animateur et un parfait ciment. Ce n’est pas un seul frère, mais dix frères qu’il a donnés, en ce mois de juillet, à l’équipe de France. La solidarité sur la route et la gaieté à la ville, qui n’ont cessé de régner depuis l’extinction des lampions entre les membres de cette famille d’aventure, prouvent que ce grand patron est également un grand copain. J’ai vu, au soir de Frascati, la baguette magique de l’amitié transmuer la défaite en partie de plaisir.

Cette victoire sur soi-même, si elle ne satisfait pas les désirs de tous les autres, fait du moins litière définitivement de la légende d’un Bobet triste et ombrageux et nous assure que l’homme est aujourd’hui parfaitement à la hauteur de son œuvre : ni tâcheron, ni cantarice, mais plus justement génial chef de chantier ».

Roger Nimier et le romancier envieux

(…) La vérité est que si M. de Boisdeffre, de toute évidence, a lu Roger Nimier, il ne le connaissait pas, contrairement à ce qu’il avance à chaque ligne, avec quelle suffisance. Non ! Roger Nimier ne se lançait pas chaque soir sur les routes en proie à la griserie lancinante des vitesses et de l’espace où l’on se précipite comme en un gouffre (!). Non! Roger Nimier ne méprisait pas ce que la vie lui avait donné et qu’il avait d’ailleurs conquis la plupart du temps, n’ayant pas connu une jeunesse aussi choyée que M. de Boisdeffre feint de le croire pour la belle harmonie de son propos. Non! Roger Nimier ne buvait pas en ma compagnie dans l’espoir de me désintoxiquer, parce que ce com- portement eût été d’une bouffonnerie qui semble échap- per au gribouille qui sommeille chez M. de Boisdeffre. Non! Roger Nimier n’a pas eu une mort à son image, parce que la mort n’est à l’image d’aucun homme et que cette expression est intolérable. Roger Nimier était la vie même, rigoureuse sous l’exubérance et la diversité. Il est possible que son écriture douce-amère, sa fausse désinvolture, son pauvre sourire, fassent songer M. de Boisdeffre à ces filles de grande famille qui avaient tout pour être heureuses et n’ont pas trouvé de maris. Mais il est plus certain encore que l’œuvre de M. de Boisdeffre est à l’image de ces individus dont la mine arrogante et obséquieuse de majordome congédié indique assez qu’ils n’ont été appelés sur la terre que pour y faire un extra ».

Copyright Antoine Blondin « Ma vie entre des lignes » La Table Ronde ( collection La Petite Vermillon) 11 euros 50, toutes librairies.

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