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Anniversaire du débarquement : serions-nous encore capables de lourds sacrifices face à l'irruption du tragique dans l'Histoire ?
©DR

6 juin 1944

Alors que le consumérisme et l'individualisme font rage depuis plusieurs décennies dans nos sociétés occidentales, on remarque, dans le même temps, le développement des entreprises associatives, tandis que la solidarité se manifeste lors d’événements tragiques comme les récents attentats qui ont ensanglanté Paris.

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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Atlantico : Le 6 juin 1944, les Alliés débarquaient en masse sur les côtes de Normandie pour libérer la France de l'emprise du Reich. Face à une menace inédite à l'échelle planétaire, les nations libres avaient employé des moyens colossaux pour y mettre fin. Aujourd'hui, si une catastrophe de même ampleur venait à survenir, aurait-on la pugnacité nécessaire pour se mobiliser comme l'ont fait ces hommes hier ?

Gilles Lipovetsky : C'est une question qui est récurrente, parce que l'on assimile bien souvent l'individualisme de nos sociétés – qui est sur une pente hypertrophique – à l'émergence du chacun pour soi et à la perte de tout sens dans l'engagement collectif qui entraînerait nécessairement l'acceptation de la domination.

Je n'en suis pas convaincu : on voit, à l'occasion par exemple des récents attentats, que les gens ne sont pas prêts à céder au chantage ou à la peur ; en situation exceptionnelle, les comportements semblent pouvoir changer. Evidemment, il faut être prudent face à l'exceptionnel présumé, on ne sait réellement ce qui peut se passer. Mais il faut prendre garde à ne pas pousser tout au bout les logiques qui existent. Certes, le consumérisme fait rage, certes, les gens ne pensent qu'à eux, à leur carrière, à leurs loisirs. Mais en même temps, on voit de plus en plus de bénévoles, d'associations. Il n'y a jamais eu autant d'ONG.

Même à l'époque, il faut relativiser le nationalisme des Français. Avant-guerre, les gouvernements faisaient tout pour éviter le conflit. Et ce, en parfait accord avec l'opinion publique. Le va-t-en-guerre n'était pas là. En 1914, ces franges existaient, mais on les a énormément exagérées. Je suis donc convaincu qu'en situation de drame national, on verrait se lever des gens pour lutter.

L'individu moderne est-il encore conscient que des événements tragiques ponctuent l'Histoire et sont toujours susceptibles de se produire ? Notre mode de vie actuel, où l'on ne vit plus les drames que sous forme de fiction et à travers la vie de lointaines célébrités, ne nous a-t-il pas anesthésiés ?

J'ai un peu le sentiment contraire : cela correspond plus à un état d'esprit des Français dans les années 1960-1970-1980. Nous sommes, de plus, dans une société où nous avons conscience des dangers. Il y a les dangers du terrorisme, les menaces écologistes (le réchauffement climatique), etc. Je pense donc que l'individualisation de notre époque cohabite avec un sentiment de peur. La peur est aujourd'hui diffuse dans à peu près tous les secteurs de la vie : l'alimentation, le climat, la situation professionnelle, et même maintenant dans l'espace public avec le terrorisme.

Je crois que nous sommes donc quelque peu schizophrènes. Car vous avez raison, tout cela est consommé à travers la télévision, et ne nous empêche pas de consommer des variétés, de voir des films, d'écouter de la musique, de penser aux prochaines vacances. Mais ce n'est qu'une des faces, mais point la seule. Ce qui caractérise notre époque, c'est cette coexistence entre ces deux logiques contraires. L'une est fun, festive, consumériste et conduit à une auto-absorbtion individualiste dans la sphère privée : les gens pensent à leur bien-être, au développement personnel etc. Mais les gens ont, à mon sens, une pleine conscience des dangers de la société actuelle. Alors, certes, cette conscience passe par la télévision, mais comment pourrait-il en être autrement ? Bien heureusement, les gens n'ont pas à être quotidiennement au Bataclan. Nous sommes donc dans une époque d'individualisme anxieux, nourri par le contexte nouveau de la violence jihadiste, mais aussi nourri par les médias. Car ce n'est pas parce qu'on le consomme dans ces médias que pour autant, les gens n'en ont pas conscience ou ne sont pas affectés. Les grands médias, d'une certaine façon, nous détournent et nous renvoient à une individualisation forte (comme avec les jeux-vidéos et tout ce consumérisme) mais en même temps, les médias sont des semeurs de panique. Car si vous n'êtes pas informé, vous ignorez les attentats. Aujourd'hui, il n'est pas possible d'allumer la télévision sans voir des informations alarmistes. Et je pense que cela se diffuse dans les consciences.

D'autres événements tragiques pourraient survenir et rompre notre quotidien confortable, comme l'apparition de maladies résistantes aux antibiotiques ou une gigantesque éruption volcanique des Champs Phlégréens, près de Naples. Si la prévention des risques est au cœur de notre société, notre système est-il encore capable d'encaisser de véritables catastrophes aujourd'hui ?

Le catastrophisme actuel dépasse la lucidité des théories scientifiques lucides portées par des chercheurs à la tête froide : au contraire, l'image médiatique de ces constats objectifs se propage de façon excessive. Les médias divertissent certes, abrutissent certes (avec la publicité), mais d'un autre côté, réveillent chaque jour le téléspectateur. Et ce, depuis des mois, on a des informations sur les risques du jihadiste, du voisin qui se radicalise. C'est donc une erreur de penser que l'individu n'a jamais été aussi conscient des risques qu'il encourt. Si vous regardez les tremblements de terre, les épidémies etc., vous constatez nécessairement qu'il y en avait plus hier que maintenant. On a le sentiment que tout est dangereux aujourd'hui. On peut le constater quand on regarde le cas des OGM. Tout le monde peut voir à quel point toute l'Europe est vent debout contre tout cela. S'il n'y avait pas des informations en permanence sur cela, s'il n'y avait pas des débats, avec des experts qui montrent la dangerosité ou les avantages des OGM, on aurait pas ce climat d'incertitude. Et les médias y contribuent très largement. Le média n'est donc pas seulement un opium du peuple. Certes, les médias peuvent endormir, mais ils éveillent en même temps. Il y a des deux.

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