Andreï Makine : le mal du pays, ou le regret des temps révolus<!-- --> | Atlantico.fr
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Andreï Makine a publié « L'ancien calendrier d'un amour ancien » aux éditions (Grasset).
Andreï Makine a publié « L'ancien calendrier d'un amour ancien » aux éditions (Grasset).
©DR / JF Paga

Atlantico Litterati

Andreï Makine publie « L'ancien calendrier d'un amour ancien » (Grasset), le portrait littéraire et historique des évolutions et révolutions qui ont fabriqué la Russie d‘aujourd’hui, mais aussi et surtout, une méditation sur le sens de nos vies.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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« Qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance » , murmure un connaisseur, expert en tendresses et voluptés :  Charles Baudelaire en personne. L’auteur des Fleurs du Mal donne le ton dans « L'ancien calendrier d’un amour » (Grasset), L’éditeur précise : «  Tel serait l’esprit de cette saga lapidaire – un siècle de fureur et de sang que va traverser Valdas ( le personnage principal  de « L'ancien calendrier d’un amour  »/ NDLR) affrontant, tout jeune, les événements tragiques de son temps.(…) Au plus fort de la tempête, il parvient à s‘arracher à la cruauté du monde : un amour clandestin, entre l’ancien calendrier de la Russie impériale et la nouvelle chronologie imposée par les « contructeurs de l’avenir radieux ».

Et surgit d'emblée le concept du roman, ce contraste saisissant entre ces « damnations » de la guerre, les nus et les morts des combats(« Sous la menace de son sabre, les Rouges s’écartèrent, hésitant à fuir. Ceux qui remontaient de la berge rechargèrent leurs armes. Il les repoussa et, se retournant, vit un fusil qui le braquait. Cette fulgurante lenteur dans un combat rapproché lui était connue : une longue seconde avant la première douleur ». »)Et soudain ce miracle : l’éblouissement des amants. La peau douce des aimants. Et la chair loin des armes : jamais coupable, ni faible -au contraire. « Le choix n’existait plus : l’idée de revenir dans la baie exprimait tout ce qu’il avait envie de connaître et de vivre. » Les corps, le désir.Andreï Makine  exprime cette trace quasi sacrée que laisse dans les souvenirs le temps de l’amour véritable et de ses plaisirs à volets fermés. « Désormais, la routine estivale de l’Alizé lui semblait niaise, enfantine. Ce monde des adultes qui, à peine quelques jours auparavant, renfermait des activités importantes et complexes, se transforma en une suite de cabotinages, de jacasseries – l’incessant vaudeville dont Valdas croyait être capable de prédire chaque mot.  (Andréi Makine « L'ancien calendrier d’un amour  »).La nostalgie du « jamais plus » de l’enfance, et celle, plus mélancolique encore, de la jeunesse  perdue (le« never again » proustien) fabriquent cette tristesse parfois ressentie par toute personne ayant un peu vécu.

Certes, Makine, adore toujours aussi fort la France et la culture française mais cette nouvelle fiction, consciemment ou pas, révèle brusquement  avec chez l’auteur un art consommé du récit, une gravité pudique, une mélancolie  et une nostalgie profondes et comme retenues jusqu’alors . Elles déferleent  soudain, par et dans  la littérature. « C’est une pensée très claire qui le retenait. Certes, il n’était plus rien et le monde qui l’entourait ne dissimulait même pas son dédain envers ce paria loqueteux. Mais il n’avait pas le droit de se tuer car sa part la plus précieuse appartenait à Taïa. Dans leur ancien calendrier, elle l’attendrait tant qu’il aurait la force de vivre, avec le souvenir du champ des derniers épis ».

Makineadore la France : pour elle,  il  délaissa  la Sibérie  de l’enfance afin de pouvoir vivre sa  passion  des arts et lettres en ce lieu du monde où la culture s’exprime le mieux  depuis toujours : la France.

Cependant, Français par l’esprit, russe par le sang, l’ex gamin qui, en Crimée, dans la villa de son père devenait romancier sans le savoir, est comme gagné par la mélancolie. Comme  l’avait pressenti son ami René de Obaldia, Andreï Makine est  donc  un« pessimiste- c’est-à-dire un optimiste très informé ». Car la nostalgie du pays natal signifie celle des temps révolus et  bientôt,une jeunesse en voie de disparition. Andreï Makine excelle dans l’expression de cette tristesse sans pathos. « L'ancien calendrier d’un amour  »  est le portrait littéraire  et historique des évolutions et révolutions qui ont fabriqué la Russie  d‘aujourd’hui, mais aussi et surtout, une méditation sur le sens de nos vies ; « in or out of Africa ?» dirait Karen Blixen histoire de nous faire sourire : un peu de soleil dans l’eau froide.

Admirable écriture, comme toujours chez Makine. Francisé jusqu’au bout de sa plume, l’académicien remonte le courant et se tourne  vers la source comme s’il avait le mal du pays.

                                    Annick GEILLE

Repères

Andreï Makine

Écrivain français  d’origine Russe ( Sibérie), Makine passe ses premières années à l'orphelinat, avant d'aller vivre  chez sa grand-mère adoptive, une intellectuelle française installée en Sibérie, qui lui transmettra  l’amour de la France et de sa litterature. Après ses études de Lettres en Russie puis en France,Makine  obtient  l’asile en France   puis la nationalité française en 1995, lorsqu’il fut distingué  trois fois pour le même ouvrage :  son quatrième roman « Le Testament français »(réflexion  sur la notion d’identité ) qui lui valut le  prix Goncourt, le  prix Médicis et le Goncourt des lycéens…/ « Testament  français » (Folio)- dont le manuscrit  fut  choisi par Simone Gallimard (1917-1995) , éditrice, directrice littéraire et attachée de presse du Mercure de France.  Longtemps après la disparition de sa « Bonne Fée », Andréi Makine fut couronné de multiples lauriers, dont le Grand-Prix RTL -Lire pour  « La Musique d’une vie »2005/le prix Prince Pierre de Monaco pour l'ensemble de son œuvre et  -entre autres distinctions- le prix  2014 de la Fondation Simone et Cino del Ducat et le

le prix des Romancières 2022 pour « L'Ami arménien ».

Reçu à l’Académie française en 2016,  Andréï Makine est le cinquième Immortel d'origine russe, après Maurice  Druon, Joseph Kessel et Henri Troyat. Proche de Dominique Fernandez,  Andreï Makine siège au fauteuil 5,  en toute amitié avec Hélène Carrère d'Encausse, écrivain, historienne et Secrétaire perpétuelle quai de Conti ,passionnée par cette science qu’elle a de la Russie, au point que ce savoir irrigue toute son œuvre.( dont « Alexandra Kollontaï, la walkyrie de la Révolution »,  (Fayard/ 2021).

 Extrait 1

Court passage du discours de réception  d’Andreï MAKINEà l’Académie française (le 15 décembre 2016 ( fauteuil 5).

Titre

Andreï Makine : «  Ils oublient, ces ignorants au pouvoir, qu’autrefois les présidents français non seulement lisaient les romans mais savaient en écrire ».

« Cette haute conception de la parole littéraire est toujours vivante sur la terre de France. Malgré l’abrutissement programmé des populations, malgré la pléthore des divertissements virtuels, malgré l’arrivée des gouvernants qui revendiquent, avec une arrogance éhontée, leur inculture. « Je ne lis pas de romans », se félicitait l’un d’eux, en oubliant que le bibliothécaire de Napoléon déposait chaque jour sur le bureau de l’Empereur une demi-douzaine de nouveautés littéraires que celui-ci trouvait le loisir de parcourir. Entre Trafalgar et Austerlitz, pourainsi dire. Ces arrogants incultes oublient la force de la plume du général de Gaulle, son art qui aurait mérité un Nobel de littérature à la suite de Winston Churchill oublient que l’un de ces présidents fut l’auteur d’une excellente Anthologie de la poésie française. Ils ne savent pas, car Edmonde Charles-Roux n’a pas eu l’occasion de leur raconter l’épisode, qu’en novembre 1995 le président François Mitterrand appelait la présidente du jury Goncourt et d’une voix affaiblie par la maladie lui confiait : « Edmonde, cette année, vous avez fait un très bon choix... » (…)Ceux qui aujourd’hui, au sommet, exaltent le dédain envers la littérature ne mesurent pas le courage qu’il faut avoir pour lancer un auteur inconnu, le défendre et ne pas même pouvoir vivre la joie de la victoire remportée – tel était le merveilleux dévouement de Simone Gallimard /  par Andréï MAKINE (2016) ( Discours de Réception à l’Académie française)

(quelques semaines avant sa disparition, Simone Gallimard, figure de l’édition française- avait publié « Le Testament français » au Mercure de France/NDLR »

EXTRAIT 2

« L'ancien calendrier d’un amour  » (Grasset)

Titre

Andreï MAKINE : « Ne dites jamais avec reproches, ce n’est plus. Mais dites toujours, avec gratitude : ce fut. »

« Dire le sens de nos vies est moins facile que d’exalter leur complexité́. Notre mémoire, tel un journal de bord, consigne mille liens qui nous unissent aux autres, remous de passions, labyrinthes de pensées. Ce qui nous fait oublier le but du voyage. » (Andreï Makine, « L'ancien calendrier d’un amour  »(Grasset)

« Au mois d’août 1913, Valdas allait avoir quinze ans et c’est alors que les décors du monde tombèrent. Tout paraissait pourtant si calme à l’Alizé, la grande maison de son père, Guéorgui Bataeff, une bâtisse mauresque (« tatare », disaient les jaloux), agrémentée d’un vaste jardin et de plans d’eau, « à l’andalouse ». La Crimée vivait dans une lenteur agréablement provinciale et seuls les jeunes invités des Bataeff apportaient de l’excitation – électrique – le mot devenait alors à la mode. Le père recevait des artistes et des avocats libéraux, ses confrères.

Les soirées se terminaient tard, les vins de Cri- mée se mêlaient aux alcools venus de France et d’Italie, répondant au chassé-croisé des langues européennes qui résonnaient sur la terrasse. Valdas n’était plus renvoyé dans sa chambre, comme les étés précédents. « Ça y est, je suis adulte ! se disait-il. Ils ne pourront plus rien me cacher... » Dans ce que les autres auraient voulu dissimuler, il y eut ce regard : au milieu des invités, sa belle-mère, Léra, bien plus jeune que le père de Valdas, échangea un coup d’œil avec Tomine, un peintre connu pour son « fauvisme ». Une brève rencontre entre leurs yeux – un enlacement visuel, un aveu plus certain qu’un baiser... Léra démentait les clichés d’une marâtre mal- traitant l’enfant « du premier lit ». Elle se montrait d’une vraie tendresse et Valdas, qui avait perdu sa mère quand il avait six ans, s’était épris de cette nouvelle présence – enjouée, hospitalière, festive.


En épousant Léra, le père avait lui-même rajeuni, oubliant la mort de son épouse, une baronne balte – d’une beauté glaciale, hiératique, celle d’un « camée de nacre », selon le poète Lévitsky. Une « beauté d’orchidée à la tige brisée », soupirait l’un de ses sonnets « décadents ».

Le prénom lituanien, Valdas, fut l’héritage que la mère avait laissé à son fils.

Le regard échangé entre Léra et Tomine marqua la première faille dans l’unique existence que Valdas connaissait : la vie de leur famille dans un vaste appartement à Saint-Pétersbourg, ses études dans le meilleur lycée de la ville (parmi ses condisciples, on comptait un neveu du tsar !), le pas pesant de l’empire qui ne tolérait pas la moindre perturbation.

Plusieurs rêves tentaient Valdas : une carrière militaire, la bruyante camaraderie estudiantine, ou encore le passe-temps de la bohème qui gravitait autour de sa belle-mère. C’était surtout le déguisement qui l’attirait – l’uniforme de la garde impériale, sinon l’élégant manteau, galbé et galonné, des étudiants. Ou bien, cette veste de velours violet que portait Tomine.

Valdas écrivait des vers qui disaient son impa- tience de vivre, sa fébrilité de futur amant et, encore davantage, l’attente d’un renouveau pour sa patrie assoupie, du « progrès » que clamaient leurs invités.

Mais en cette année 1913, le pays paraissait plus figé que jamais. Le grand jubilé du tricente- naire des Romanoff le confirmait : Nicolas II ne trouva rien de mieux que de s’affubler en tsar du dix-septième siècle ! Les appels au « renouveau » résonnèrent alors avec une aigreur dépitée.

Les vacances en Crimée calmaient l’irritation des novateurs. Dans la belle villa Alizé, le père oubliait ses plaidoiries et la jeune Léra concoctait de savants panachés d’invités, mêlant les vieux birbes, parmi la clientèle de son mari, et les artistes, prudemment rebelles.

Dans les dîners, le choix de vins dépassait ce qu’on pouvait trouver à Saint-Pétersbourg, le poisson était livré vivant, les baignades donnaient aux corps un reflet d’Italie et d’Espagne. Et les conversations sur la nécessité du progrès, adoucies par le farniente, devenaient ironiques : sur le même littoral, le tsar Nicolas goûtait à la villégiature, dans son palais de Lévadia. Il s’y prélassait en compagnie de son épouse Alexandra, une Allemande neurasthénique haïe par le peuple. Quant à « l’ami de la famille » (tout le monde se mettait à glousser), oui, Raspoutine, il suscitait des quolibets que Valdas ne comprenait qu’à moitié. Ou plutôt, il n’en saisissait pas le sel jusqu’à ce mois d’août 1913 où tout allait changer.

Cette année-là, comme d’habitude, sa belle- mère Léra lança une « saison théâtrale ». Il ne s’agissait pas d’aller à Yalta ou à Sébastopol et de voir une troupe en tournée. Elle aménageait une scène sur la terrasse et une demi-douzaine d’invites interprétaient des saynètes, souvent tirées des récits humoristiques de Tchekhov.

Dès que tombait le rideau, Valdas était obligé de monter dans sa chambre, emportant les échos des répliques : quiproquo entre jeunes amants, médicastres s’acharnant sur leurs patients, hobereaux aux manières mal équarries... Le joyeux petit monde tchékhovien.

En cet été 1913, Léra monta un spectacle où jouait un trio : un mari âgé, sa juvénile épouse et ce voyageur que le couple croisait dans une auberge. Les punaises ne les laissant pas dormir, le mari engagea une conversation avec leur voisin, à travers la mince cloison qui séparait les deux chambres. L’homme lui répondit et se déclara médecin. Une aubaine ! La jeune femme souffrait d’une « oppression dans la poitrine » et l’époux supplia le docteur d’examiner cette frêle patiente. Le charlatan se retrouva en tête à tête avec la charmante personne très peu vêtue... À l’issue de la « consultation », et de la palpation, il rédigea une ordonnance : cinq gouttes de Sic transit, une dose de Gloria mundi, le tout mélangé à une cuillerée d’acquæ distillatæ... Malgré ses protestations, le mari le rémunéra généreusement. Le lendemain, arrivés à destination, ils se rencontrèrent de nouveau. Au tribunal ! L’époux s’avéra être juge et le faux médecin – le prévenu dans un procès en bigamie...

Sa dernière réplique fut chuchotée avec frayeur : « J’écris ces notes pendant une suspension de séance. Le juge va prendre la parole ! »

Les comédiens furent longuement applaudis et, pour la première fois, on autorisa Valdas à poursuivre la soirée. Il but du champagne, puis une liqueur qui laissa dans sa bouche un lent embrasement torréfié. Les voix des invités lui parvenaient à travers un voile d’ivresse. Au salon, les collègues de son père parlaient de la réforme de la Justice et, sur la terrasse, deux groupes d’artistes s’opposaient – les uns ne jurant que par l’avant-garde européenne, d’autres s’extasiant devant « la floraison tardive de la décadence ».

Mais le meilleur sujet de conversation fut le spectacle qu’ils venaient de voir et où le père de Valdas jouait le rôle qui lui « allait comme un gant » : un avocat était bien placé pour interpréter un juge. Léra, elle, avait été parfaite pour camper la jeune épouse, c’est-à-dire elle-même. Enfin, le peintre Tomine s’était moulé, avec brio, dans la peau d’un bigame.

Grisé par les boissons et son basculement vers la vie adulte, Valdas se cala dans un fauteuil en rotin, au fond de la terrasse – là où les comédiens avaient laissé leurs costumes : l’habit noir du juge, la chemise de nuit de la voyageuse auscultée...

Les bruits de la soirée le berçaient – des notes de piano, des toasts, des rires... Soudain, il inter- cepta cet échange de regards : sa belle-mère, les lèvres entrouvertes, fixait le visage de Tomine. Curieusement, l’homme se montrait essoufflé, tout en demeurant immobile, appuyé sur la balustrade.

Valdas se hâta de faire taire le soupçon, préférant croire que Léra et le peintre vivaient encore dans leur émotion théâtrale : un faux médecin qui allait « examiner » une jeune épouse faussement naïve...

Pourtant, le doute persista. Ce qui, auparavant, lui semblait désuni forma un tableau dont les fragments s’emboîtèrent d’un coup. Il se souvint qu’une nuit, au début d’août, un grincement l’avait réveillé : il était allé à la fenêtre et avait aperçu un reflet de lumière dans la gloriette du jardin, en face de l’Alizé. Le père était absent – parti à Sébastopol, pour assister aux funérailles d’un client. Et Léra, restée à la maison, se disait souffrante... Le matin, Tomine viendrait prendre le petit déjeuner – « en voisin ». En fait, il avait passé la nuit à l’Alizé !

L’infidélité de sa belle-mère avait une certaine logique. Le père avait trente ans de plus qu’elle, il était chauve, bedonnant et, à table, assourdissait tout le monde de sa voix de plaideur. Tomine, lui, ressemblait à l’un des acteurs du cinéma naissant, ces bruns ténébreux qui palliaient leur mutisme avec une gestuelle expressive. Oui, un parfait comédien.

Valdas allait découvrir d’autres « coulisses » de la vie adulte. Les peintres fulminaient contre la richesse des bourgeois, tout en espérant vendre leurs œuvres à ces mêmes « rupins ». Léra jouait les entremetteuses : les riches s’offraient une aura de mécènes, les artistes – une réserve d’admirateurs pour leurs vernissages.

Tout cela n’était donc que du théâtre ! Un jeu dont il démêlait, de mieux en mieux, les arcanes : l’attirance des corps, le pouvoir de l’argent... Deux forces qui faisaient tourner ce monde. Mariages, carrières, manœuvres de séduction, postures de nababs pour les uns, grimaces de génies artistiques pour les autres. Et, à l’église, un beau choix de postures hypocrites.

Son brusque dessillement le fit souffrir. Il aurait voulu revenir à l’inconscience de l’été précédent, redevenir cet enfant qu’on envoyait dormir après les spectacles, le petit rimailleur qui croyait aux poèmes sur les « orchidées à la tige brisée ». Oublier les comédiens qui enlevaient leurs costumes au milieu des décors badigeonnés à la va-vite.

Un soir, ses doutes reçurent une réponse inattendue : cette feuille de papier où l’un des peintres, peut-être Tomine lui-même, griffonna un dessin. Les artistes se le transmettaient les uns aux autres, en poussant des rires étouffés. Quand les notables qui prenaient un digestif dans le salon sortirent sur la terrasse, la feuille disparut et les conversations prirent un tour moins persifleur...

En descendant dans le jardin, Valdas ramassa ce dessin jeté dans l’herbe et reconnut facilement les personnages caricaturés : une jeune femme, en belle robe avec traîne, se laissait enlacer par un gros bonhomme hirsute dont le pantalon moulait un sexe démesuré, tandis qu’un freluquet leur tournait le dos, une canne à pêche à la main. Un détail indiquait de qui il s’agissait : le pêcheur portait une couronne. Et le malotru qui étreignait la femme exhibait la barbe de Raspoutine...

L’image reprenait les rumeurs sur la passion de la tsarine pour ce rustre. Encore récemment, l’allusion aurait choqué Valdas – il était attaché, aussi benoîtement que la plupart des gens, à la personne du tsar. À présent, il éprouva la mauvaise joie d’avoir eu raison : tout n’était qu’un jeu, y compris ce trône qui pouvait être approché, semblait-il, par des individus aussi répugnants que ce moujik barbu. La famille impériale se prêtait donc aux mêmes intrigues qui agitaient la petite société des vacanciers.

Courtisanerie, adultères, déguisements.

Rien n’échappait à la logique théâtrale de la vie ! » 

Copyright Andreï MAKINE « L'ancien calendrier d'un amour » ( Grasset / janvier 2023) Toutes librairies et « La Boutique »

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