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André Kaspi : « Il n’existe toujours pas de majorité en faveur du contrôle des armes à feu aux États-Unis »
©Seth HERALD / AFP

Culturel

André Kaspi, dans "La nation armée" (éditions de L’Observatoire) explique les origines et les tenants du débat sur les armes à feu qui enflamme l'opinion américaine.

André Kaspi

André Kaspi

André Kaspi, est agrégé d'histoire, spécialiste de l'histoire des États-Unis. Il a été professeur d'histoire de l'Amérique du Nord à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directeur du Centre de recherches d'histoire nord-américaine (CRHNA). Il a présidé notamment le comité pour l'histoire du CNRS.

 

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Atlantico : Dans "La nation armée" (éditions de L’Observatoire), vous commencez votre avant-propos en évoquant une scène de massacre aux Etats-Unis, et l'incompréhension qu'elle suscite dans l'Hexagone face à la persistance d'armes en ventes libres alors que les tueries se multiplient. C'est pour répondre à cette incompréhension ? En ressentez-vous l'urgence dans l'actualité ?

André Kaspi : Non, ce n'est pas pour cette raison. Aujourd'hui la société américaine est profondément divisée en deux camps. Et ce qui divise cette société se retrouve en trois points dans les campagnes des candidats à la présidentielle puisqu'il ne manque jamais d'en parler. Premièrement, l'immigration, et notamment l'immigration clandestine. Deuxièmement, c'est l'avortement et le regain de force des adversaires de l'avortement, notamment dans les Etats du sud. Troisièmement, ce sont les armes à feu. C’est-à-dire, qu'au fond, on ne fait pas suffisamment attention à ce que disent les candidats alors qu'ils sont obligés de prendre parti sur les armes à feu dans la problématique suivante : faut-t-il laisser les armes à feu en vente libre, les réguler ou bien les interdire ? Ces trois mesures constituent l'essentiel de qui agite le débat américain, et c'est pourquoi j'ai voulu y répondre.

Pour rentrer dans le vif du sujet, il faut donc revenir en 1791 pour comprendre les conditions d'élaboration de ce Second Amendement. Comment et pourquoi a-t-il était pensé ainsi ?

En 1787, les Etats-Unis ont adopté leur Constitution qui est toujours aujourd'hui la même. Cela fait donc plus de deux siècles que la Constitution des Etats-Unis règle les rapports entre les Etats et les citoyens. Alors, bien sûr que cette Constitution a connu des amendements mais ce qui est important est que dans ses toutes premières années les Américains ont jugé nécessaire d'établir une déclaration des droits –unebill of rights. Le premier point de cette déclaration concerne la liberté d'opinion, de religion…etc. Le deuxième est le port d'armes dans le cadre de la défense des Etats-Unis. Autrement dit, cet amendement de 1791 continue à régir au moins globalement le fonctionnement des Etats-Unis et ceci d'autant plus que la Cour suprême en 2008 a déclaré que cet amendement donnait à tous les Américains la possibilité de détenir des armes à feu.

Ce droit, aujourd'hui jugé inaliénable, a pourtant une origine très pragmatique.

Effectivement. Les Etats-Unis se sont constitués par la conquête de la nature, c’est-à-dire que la chasse était indispensable pour se nourrir. Deuxièmement, les rapports avec les Indiens étaient plutôt mauvais, de fait la défense contre les Indiens nécessitaitla détention d'armes alors que la police était à un état embryonnaire. Et puis enfin, pour la défense du pays, il fallait bien que les colons puissent posséder des armes pour se défendre contre les troupes britanniques. Ces trois facteurs expliquent l'importance des armes à feu au XVIIIe siècle.  Par la suite, au XIXe siècle, grâce aux armes à feu et le révolver, la carabine…tous ces armements étaient nécessaires pour la conquête de l'Ouest. Sans compter qu'entre 1861 et 1865, il y a eu une terrible guerre civile –la Guerre de Secession- qui opposait les Etats du Nord avec les Etats du Sud. Cette guerre a eu un aspect très moderne avec l'invention d'armes encore plus redoutables. C’est-à-dire que petit à petit cette nation est devenue une nation armée d'autant plus que, sur le plan de la culture, tout milite pour donner de l'importance aux armes. Exemple avec les films westerns : ici, l'acteur est en réalité le révolver –celui qui tirera en premier. Même si ça ne correspond pas exactement à la réalité historique, l'arme  devient l'acteur principal des cinémas américains. Le western est un cas quand le film policier en est un autre, et le film de guerre un troisième. A chaque fois que vous avez un film emportant un certain succès, c'est grâce à une arme. De ce fait-là, l'arme devient populaire où beaucoup d'Américains peuvent se dire la chose suivante : "si Clint Eastwood détient cette arme, c'est qu'elle doit être bien. Allons l'acheter!". Le cinéma contribue ainsi à la diffusion des armesà feu, et Hollywood vend des armes.

Pour résumer, c'est la persistance de cet état de tension sur le territoire américain doublé à une mythification des armes qui explique leur continuelle présence comme droit inaliénable ?

C’est-à-dire, qu'au fond, les armes sont la base de la culture américaine. Aujourd'hui, il ne s'agit pas combattre les Indiens ou conquérir l'Ouest en 2019. Mais, il n'empêche qu'en 2019, le principal est de pouvoir se défendre, et ainsi d'avoir la certitude d'être en mesure de se protéger grâce à l'arme à feu qu'on a acheté. Mais encore une fois, ne généralisons pas; un tiers  des Américains détiennent les armes à feu.

Ce droit est-t-il devenu inaliénable en raison d'une dimension religieuse ?

De fait, plus la religion est forte, notamment parmi les évangéliques, et plus on détient d'armes. Mais ce n'est pas vraiment lié à la religion. Je pense que s'il est inaliénable, c'est surtout lié au rapport à l'autorité politique. C'est une conception qui estime que l'Etat ne suffit pas à protéger l'individu. Par opposition, vous ou moi, citoyens français, nous n'avons pas d'armes parce que si nous risquons de nous faire agresser nous avons le réflexe d'appeler la police – qu'elle vienne ou pas. Aux Etats-Unis, on appelle certes la police mais on peut lui faire moins confiance. D'abord, parce qu'elle peut être lointaine –une raison géographique due aux larges espaces américains- mais aussi parce qu'on préfère dépendre de soi-même plutôt que la police. Le rapport à la force publique est donc très différent aux Etats-Unis par rapport à la France.    

Voilà plus de cinquante ans que vous scrutez l'Amérique et son histoire. Au vue de ce demi-siècle, ce droit à porter des armes est-t-il toujours resté inaliénable ? A parti de quand a-t-il commencé à évoluer et pourquoi ? Stefan Breyer, juge à la Cour Suprême,  avait pour sa part défendu le droit individuel au port d'armes tout en demandant qu'on s'interroge sur "son application et ses limites". Dans quelle mesure peut-t-il être changé ?

D'abord, précisions que Stefan Breyer voudrait carrément mettre de côté le deuxième amendement. Mais celui est absolument minoritaire. Ce qu'il faut retenir est qu'il y a un débat aux Etats-Unis non pas pour interdire les armes mais pour interdire les armes les plus dangereuses, notamment les fusils-mitrailleurs. Une partie des Américain souhaite la possibilité de s'en servir, quand l'autre souhaite sa régulation.

Dans le contexte actuel, comment le programme des antigun pourrait-t-il remporter l'adhésion d'une majorité d'Américains ? Quel rôle y joue la NRA ?

Je ne pense pas que cela soit possible d'emporter l'adhésion d'une majorité. Tout simplement parce que ceux qui sont favorables à la liberté de détention sont amplement plus nombreux, plus influents et que ceux qui souhaitent un contrôle. Il y a donc peu de choses changent. On le voit avec les candidats débattant du Gun control qui ne doivent pas aller trop loin autrement leur élection serait gravement en péril.

Dans ce contexte, la National Rifle Association (NRA) joue un rôle très important dans la mesure où elle joue sur un sentiment très répandu dans l'opinion. Si la NRA était un lobby sans influence, sans poids, sans adhérents, cela ne marcherait pas. Pour autant, elle a la spécificité d'être présente tous les Etats de l'Union, d'être influente sur la plupart du personnel politique et de représenter, en somme, une tendance profonde de l'opinion américain.

A lire aussi sur Atlantico, deux extraits de l'ouvrage :

- Pourquoi les Etats-Unis ne renonceront jamais aux armes à feu
- Les femmes et les jeunes : les nouvelles "cibles" privilégiées de la NRA

André Kaspi, "La nation armée", aux éditions de L’Observatoire.  

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