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Alstom : pourquoi le choix entre mort subite ou mort différée au moyen de transferts de technologie n'est pas une fatalité indépassable pour l'industrie française
©Reuters

Eurêka ?

Si Alstom continue de séduire de nouveaux clients partout dans le monde, ces derniers exigent à la signature des contrats un transfert de technologie et une production sur place. Une situation problématique pour l'entreprise française et pour tout le secteur industriel de l'Hexagone.

Sarah Guillou

Sarah Guillou

Sarah Guillou est économiste à l’OFCE dans le domaine de l’économie internationale et des politiques publiques affectant la compétitivité des entreprises. Son travail mobilise l’exploitation statistique de bases de données d’entreprises et de salariés ainsi que les données de commerce international par pays. Une partie de ses recherches porte sur les politiques industrielles et les politiques commerciales.

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Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Atlantico : La situation actuelle d'Alstom reflète un certain paradoxe : l'entreprise continue de séduire des clients du monde entier, mais ces derniers exigent en signant les contrats un transfert de technologie et une production industrielle dans leur pays. Sommes-nous ici face à une forme de fatalité ? Alstom doit-il forcément choisir entre une mort lente (accepter les transferts de technologies) et une mort rapide (ne rien accepter et donc passer potentiellement à côté des contrats) ?

Sarah Guillou : Alstom fait face à une évolution caractéristique de la globalisation industrielle. La localisation de la production se désolidarise de la conception. La technologie constitue l’essentiel de l’avantage comparatif d’une économie et d’une entreprise et ce qui détermine sa compétitivité. A cet égard, Alstom fait partie des quelques acteurs mondiaux du ferroviaire et peut encore se vanter de posséder une maîtrise technologique qu’on lui achète comme l’illustre le récent contrat acquis pour équiper Amtrak, l’acteur ferroviaire américain, pour sa ligne Boston-Washington. Mais aujourd’hui la technologie se désolidarise de la production proprement dite. Les commandes étrangères, majoritairement d’origine publique, exigent dans leur cahier des charges de l’emploi local, ce que demande l’actionnaire d’Amtrak, et quand la commande émane de pays émergents, les exigences du contrat vont jusqu’au transfert de technologie. Dans les deux cas, on achète à Alstom sa technologie. Mais cela ne conduit pas à une mort lente. La technologie ne prend sa valeur que dans son usage, sa confrontation avec le réel et les exigences des clients. La technologie a vocation à être dépassée et transformée et pour cela il faut la vendre et réinvestir. Par ailleurs, l’utilisation de sa technologie, même par autrui, est une publicité formidable pour l’entreprise.

Eric Verhaeghe: Il ne me paraît pas choquant que les pays importateurs qui choisissent Alstom comme fournisseur demandent une contrepartie ou proposent à leur fournisseur de produire chez eux. Cette façon d'agir est d'ailleurs conforme à un objectif de développement plus harmonieux dans une division internationale du travail bien comprise. Au demeurant, la France elle-même bénéficie de ce type d'opérations. Le Canada Bombardier, qui travaille lui aussi dans le secteur du ferroviaire, a créé deux mille emplois en France. Dans l'automobile, Toyota a créé une très grande usine près de Valenciennes. On voit à travers ces exemples que le choix n'est pas dans une mort lente ou une mort rapide, sachant que je ne crois pas un seul instant à cette théorie des transferts de technologie. Ces transferts sont dangereux lorsque la production locale se fait sous forme de joint venture où le pays d'accueil devient propriétaire de tout ou partie des procédés de fabrication. L'installation d'une usine à l'étranger ne suffit pas à "transférer" une technologie auprès du pays hôte. En revanche, c'est l'absence d'innovation qui tue une entreprise aujourd'hui. Ceci ne s'applique pas à Alstom dans sa branche ferroviaire, dont l'existence n'est pas menacée en général. Ce sont simplement les sites français de production de rames traditionnelles qui posent problème. 

Comment pourrait-on dépasser cette situation peu réjouissante pour l'industrie française ? Est-il possible de mêler à la fois haute technologie et production sur le territoire français ? L'économie française en a-t-elle les moyens ?

Eric Verhaeghe : Oui, bien sûr, et là encore l'industrie française regorge d'exemples où la haute technologie est exemplaire. Dans le domaine du textile, par exemple, la France dispose d'outils tout à fait remarquables, capables de produire des textiles complexes et très novateurs. La France ne dispose donc pas d'obstacle intrinsèque pour développer des filières industrielles performantes. En revanche, elle est face à deux problématiques. La première est celle de son marché du travail. Les rigidités et les surcoûts de ce marché conduisent régulièrement les entreprises à la délocalisation. Dans le textile, par exemple, les coûts de production en Tunisie ou au Maroc sont très inférieurs à ceux de la France. Mais on peut prendre le cas de l'automobile, où Renault a délocalisé la production des Dacia, ses voitures low cost, en Roumanie. Là encore, ces choix obéissent à une rationalité évidente. Prenons l'exemple du plan d'investissement de Peugeot, à Sevelnord, qui veut "compacter" son usine: la CGT s'oppose à cet objectif en réclamant le maintien du mode actuel de production et en empêchant les gains de productivité sur le site. Forcément, face à une telle rigidité, le producteur ne peut que penser à délocaliser dans des pays où le marché est plus flexible. 

Mais la France a un deuxième problème: dispose-t-elle d'une élite d'investisseurs, qui souhaitent lui voir jouer un rôle de puissance industrielle? En particulier, les politiques sont-ils sensibles à la question de l'industrie, où misent-ils tout sur le développement du secteur tertiaire? Ou bien n'ont-ils aucune forme de stratégie économique?

Sarah Guillou : Ce qui est peu réjouissant c’est l’impact que cette évolution a sur l’emploi manufacturier mais pas forcément pour les entreprises. C’est un ajustement de l’emploi qui est brutal mais quoiqu’on en dise il est partagé par toutes les autres puissances industrielles : Royaume Uni, Japon, Etats-Unis, Italie. Il n’y a bien que l’Allemagne qui se singularise en termes de part manufacturière dans sa valeur ajoutée mais qui a perdu beaucoup d’emplois manufacturiers également.

Le recul de l’emploi manufacturier est le résultat d’une mutation industrielle qui n’est absolument pas intégrée par le gouvernement français ni par tous les partisans du retour à l’âge du "faire". Il faut bien comprendre que partout l’emploi manufacturier sera substitué par des robots et cela d’autant plus que l’on parie sur les industries du futur, innovantes et empruntes d’intelligence artificielle. Donc haute technologie rime avec faiblesse de l’emploi manufacturier. Mais si on multiplie les industries de haute technologie, on augmentera les quelques emplois manufacturiers qui y sont associés et les autres. Ce qui compte c’est la croissance des entreprises.

Cela n’est évidemment pas le calendrier du "politique". Mais il gagnerait à avoir un discours de vérité et à s’occuper de l’adaptabilité des qualifications des individus ou du volet social et territorial des fermetures d’usines. Il gagnerait à éviter de conforter les entreprises françaises avec des commandes de "convenance" qui hypothèquent leurs efforts de compétitivité et de gains de parts de marché futurs.

Le secteur industriel français est-il aujourd'hui en phase avec son temps ? La concurrence internationale n'est-elle pas révélatrice de certaines lacunes de notre système ?

Sarah Guillou : Je me demande si ce n’est pas surtout la classe politique française qui est en décalage avec son temps. Et les entreprises, notamment celles qui possèdent des moyens de pression et des relations privilégiées avec l’Etat, utilisent la naïveté ou faiblesse politique pour exercer un chantage aux aides publiques.

La classe politique laisse entendre un monde qui est déconnecté de la réalité : celui où on pourrait augmenter les commandes de la SNCF sans conséquences ; celui où on pourrait équiper encore plus de villes françaises de réseaux de tramways sans augmenter les dotations aux collectivités territoriales; celui où les marchés publics devraient privilégier, par de malignes spécifications, les acteurs français alors même qu’ils se trouveraient ne pas être les meilleurs pour la commande en question ; enfin celui où l’entreprise a des obligations envers le politique. L’entreprise a des obligations envers ses salariés et la première est sans doute de leur assurer un discours de vérité, ce qui semble avoir manqué dans le cas d’Alstom. La globalisation accentue l’anachronisme du discours politique français bien plus que l’inadaptation des entreprises dans le cas présent. 

Eric Verhaeghe : Notre principale lacune tient aujourd'hui avant tout à notre absence de vision et d'ambition dans le domaine des hautes technologies. On voit bien que la France ne s'est pas dotée d'une filière électronique digne de ce nom. Nous ne sommes pas capables de fabriquer un smart-phone, une tablette ou un ordinateur portable. Ce me semble être un sujet majeur. Cette lacune nous condamne à être pays importateur pour des biens fondamentaux dans la société de demain, sans disposer d'une industrie d'excellence qui contrebalance cette dépendance. Prenez le cas de l'Allemagne: elle ne sait pas plus que nous fabriquer un smartphone, mais son excellence dans le domaine des machines-outils fait d'elle la seule vraie puissance exportatrice en Europe. C'est ici que nous avons besoin d'une stratégie collective, publique et privée, pour modeler le futur. On se souviendra ici des problèmes avec Peugeot il y a deux ans. Le gouvernement a pratiquement reproché à Peugeot de n'avoir pas assez investi à l'étranger. Tel est le sens de notre politique aujourd'hui: celui d'une réaction au coup par coup à base d'injonctions contradictoires. Nous avons désormais besoin de façon urgente d'une stratégie qui transcende les partis et qui permette de bâtir l'avenir salutaire de notre appareil productif. 

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