Alstom / General Electric : l’abdication française que signe l’accord final malgré l’implication de l’État<!-- --> | Atlantico.fr
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La récente vente d’ALSTOM à General Electric (GE) pose un problème fondamental de souveraineté à notre pays.
La récente vente d’ALSTOM à General Electric (GE) pose un problème fondamental de souveraineté à notre pays.
©Reuters

Bon pied mon oeil !

L'Autorité des Marchés Financiers vient de dénoncer ce 3 juillet un accord constitutif d'une "action de concert" en violation des règles du droit boursier. Les seules options pour le gouvernement seraient donc d'augmenter la participation au capital de l'entreprise ou d'y revoir son implication stratégique. Un rebondissement peu étonnant qui en dit long sur les modalités de l'accord passé avec General Electric.

Eric Denécé

Eric Denécé

Eric Denécé, docteur ès Science Politique, habilité à diriger des recherches, est directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

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La récente vente d’ALSTOM à General Electric (GE) pose un problème fondamental de souveraineté à notre pays, tant en matière énergétique que militaire, deux domaines dans lesquels notre indépendance est désormais, il faut bien le dire, révolue.

En matière de turbines pour les bâtiments de surface et les sous-marins de la marine nationale, GE se trouve désormais être un fournisseur en situation de quasi monopole, ce qui rendra notre flotte de guerre très largement dépendante de ses livraisons.

En matière de surveillance de l’espace, nous cédons également la filiale d’ALSTOM Satellite Tracking Systems, qui fournit nos armées - en particulier la Direction du Renseignement militaire (DRM) - et qui contribue à l’efficacité de notre dissuasion nucléaire par la surveillance constante de l’activité et de la position des satellites alliés ou adverses.

Sur le plan du nucléaire civil, nous sommes, par cette vente, totalement entre les mains de GE pour l’approvisionnement de nos centrales en turbines, en pièces de rechange, mais aussi en matière de développement de ces composantes essentielles pour le fonctionnement d’installations nucléaires. Le rachat de cette filiale critique remet directement en cause notre maitrise intégrée de la construction d’une centrale - donc notre autonomie - et nous prive de débouchés export, car ALSTOM est l’un des leaders mondiaux en la matière.

Dans tous ces domaines, nous venons d’abandonner à la fois notre souveraineté, des savoir-faire technologiques essentiels que peu de pays au monde maîtrisent et que nous avons mis des années à construire, et une entreprise rentable qui dispose de débouchés commerciaux indéniables

Pour ceux qui considèrent que « tout cela n’est pas très grave », il convient préciser que désormais les priorités de R&D pour ces composants ne se feront plus selon les critères de la Marine Nationale ou d’EDF, mais selon les priorités de GE décidées outre-Atlantique.

En ce qui concerne plus précisément la filiale Satellite Tracking System, véritable joyau technologique, il est indispensable de bien connaître les enjeux de ce secteur et la logique des entreprises américaines pour comprendre l’intérêt qu’elle revêt pour General Electric. Certes, il ne s’agit pas ici de l’unique motivation, mais elle est néanmoins l’une des principales.

J’en suis d’autant plus convaincu que personne, ni côté français, ni côté américain n’en a parlé. Or un tel silence assourdissant est révélateur. Pourquoi ? Parce que le contrôle de l’espace et notamment des données montantes et descendantes vers les satellites est un enjeu majeur pour les décennies à venir. Cela est stratégique non seulement pour la connaissance des moyens satellitaires adverses, mais aussi pour la protection de notre force de dissuasion. De plus, cela concerne aussi les drones, Google, les télécommunications, etc.

Certes, la France, n’est pas la seule à disposer de cette capacité. Toutefois, elle fait partie d’un club très fermé - comme pour les turboalternateurs et le nucléaire - à maîtriser ces savoirs de pointe. Dans ce cas, le rachat par GE n’a pas pour but d’acquérir une technologie dont les Américains ne disposeraient pas, mais au contraire d’en priver un allié souvent rétif, dérangeant, et surtout un concurrent réel. La France sera désormais aveugle en la matière et nous n’aurons d’autre option que de nous ranger derrière la bannière américaine et d’adhérer à leur politique étrangère de plus en plus irresponsable et dangereuse pour la paix mondiale. Il n’est qu’à suivre l’évolution du Moyen-Orient depuis 2003 pour le mesurer.

Ce n’est pas bien sûr l’unique raison. En matière nucléaire, les Américains savent tout faire, sauf des turboalternateurs. Il leur fallait donc acquérir cette compétence par un rachat majeur, d’où le ciblage d’ALSTOM. De plus, sur le plan commercial, ce qui intéressait particulièrement GE c’était la base installée d’ASLTOM (clients et marchés). Ainsi, des impératifs stratégiques, technologiques et commerciaux sont à l’origine de cette opération

Notons au passage que tout a été fait pour convaincre le public français des « bonnes intentions » de GE : nos médias (télévisions, radios, presse écrite) ont été inondés, en mai et juin, par des spots, messages et publicités vantant le sérieux de la société américaine. Quand on analyse cette campagne de communication, son budget donne une idée des moyens accordés par la société américaine pour parvenir à ses fins ; et cela pose la questions des agences médias françaises y ayant collaboré à des fins mercantiles…

Il est difficile pour des esprits français de comprendre que, côté américain, il puisse exister une combinaison d’intérêts commerciaux et stratégiques, tant cela paraît contradictoire avec le libre-échange prôné par Washington.

Bien sûr, cette combinaison d’intérêts commerciaux et stratégiques directs peut sembler contraire à la logique de libre-échange que prône traditionnellement Washington. Le discours américain sur disparition des mesures protectionnistes est fait pour les autres… Tout ce qui relève de l’intérêt stratégique des Etats-Unis est prioritaire, comme Hillary Clinton l’explique dans son dernier livre (Hard Choices), dans lequel elle révèle n’avoir cessé de faire du lobbying pour GE.

En France, nous raisonnons encore en termes de marché et de rentabilité, alors que nos adversaires d’outre-Atlantique raisonnent en termes de puissance. Contrairement à ce que trop d’acteurs hexagonaux imaginent, chez les Américains, les intérêts nationaux priment sur les intérêts commerciaux ; mais ceux-ci ne sont pas négligés pour la simple et bonne raison que les deux vont de pair, car il existe une forte symbiose entre l’action politique et l’action économique. Il ne faut pas oublier que ce sont les grands groupes industriels américains qui financent l’élection présidentielle comme celles de tous les représentants au Congrès et au Sénat. En retour, ces élus soutiennent leurs sponsors pour l’obtention de marché, en Amérique comme à l’international. Ainsi, dans les faits, les Etats-Unis sont davantage une « Moneycratie » qu’une démocratie.

Surtout, depuis la fin de la Guerre froide, les Américains ont développé une vraie stratégie de domination politique, juridique et économique : la mondialisation n’est finalement qu’une conversion de la planète aux normes américaines. Le reste du monde est ainsi devenu le 51e Etat de la confédération où le droit et les lois américaines s’appliquent. C’est là la définition même de l’impérialisme.

S’ils sont à blâmer pour leur impérialisme de plus en plus marqué, il serait malvenu de reprocher aux Américains leurs succès. Ils se sont fixés des objectifs, se sont donné les moyens de les atteindre et y parviennent le plus souvent. Certes, cela se fait généralement au détriment des autres. Mais cela est possible parce que face à eux, personne n’ose réagir. Et nous, Français, nous abdiquons comme les autres ! Donc fustigeons d’abord notre passivité et notre irresponsabilité : nous ne sommes finalement que des victimes consentantes !

Pourtant, à travers l’accord annoncé, le gouvernement français déclare avoir reçu de GE des garanties, tant pour l’approvisionnement en composants critiques que quant à la localisation des centres de décision dans l’hexagone. D’ailleurs, 20% du capital reste français… C’est bien évidemment une illusion totale, une erreur de lecture, une méconnaissance profonde des montages économico-juridiques et des pratiques américaines. Les 20% de participation d’Etat ne seront qu’une sorte subvention française à la politique de GE qui aura moins à dépenser pour atteindre son but.

En fait, GE a eu ce qu’il voulait. Jeffrey Inmelt, le patron de GE n’a pas augmenté le montant du prix d’achat, il a seulement donné une Golden Share au gouvernement français et a consenti à quelques concessions qui ne l’engagent pas et ne lui coûtent rien : la promesse que la maintenance nucléaire et les centres de recherche et de décision resteront en France.

Mais en réalité, tout va se jouer lors de la mise en place des modalités pratiques de cet accord. Et nous risquons bien alors de nous retrouver « gros jean comme devant », sauf si l’Etat sait se battre pour que l’accord ne soit pas dénaturé.

En effet, GE peut bien faire croire que la R&D va rester en France, mais sans développement local ni financement, ce ne sera qu’une mort lente de nos centres de recherche. Par ailleurs, il a été dit que les centres de décision resteront français… mais les décisions ne seront pas paritaires, elles appartiendront à General Electric, ce qui change tout malgré les promesses. Ainsi, la Joint Venture ALSTOM/GE 50%-50% (en réalité 49%-51%) est nullement équilibrée. Il s’agit bien d’une absorption d’ALSTOM Energie par GE, cachée derrière le droit de veto accordé à l’Etat français.

De plus, cet arrangement ne va pas tenir longtemps et GE vendra rapidement ses participations dans les activités qui ne l’intéressent pas, notamment dans l’éolien marin, domaine qui nécessite beaucoup d’investissements et pour lequel il n’y a pas de marché stratégique identifié comme tel par la société américaine. A moyen terme (3 à 5 ans), ALSTOM sera démantelé et revendu « par appartements », GE réalisera ses actifs après avoir écarté un concurrent et acquis les technologies et les clients internationaux qui l’intéressait.

Les engagements pris vis-à-vis du gouvernement maintenant par GE, maintenant que le groupe américain va devenir le fournisseur de la quasi totalité des turbines et turboalternateurs des bâtiments de la marine et des centrales nucléaires sont insuffisants.

En effet, le département d’Etat américain a proposé de faire une lettre à EDF en disant que les Etats-Unis et GE assureront toujours les livraisons des pièces essentielles au fonctionnement des centrales… Franchement, de qui se moque-t-on ? Qui va croire à de pareilles promesses ? Notre autonomie stratégique et énergétique contre une vague promesse d’une administration étrangère dont nous savons qu’elle privilégie toujours ses intérêts et n’hésite pas à manipuler l’information, les média et le droit international quand cela est nécessaire ? Nous n’avons pas réussi à protéger ce qui devait l’être et nous continuons de croire au Père Noël.

Pourtant, le gouvernement français sera présent dans le capital du nouvel ensemble ; mais cela n’est pas suffisant pour offrir les garanties indispensables à notre pays.

Dans le souci de préserver les intérêts stratégiques français un système de double commande décisionnel doit être mis en place, mais à ma connaissance, rien n’a encore été annoncé.

Il faut que l’entrée de l’Etat au capital serve à quelque chose, pas à faire de la figuration et à entériner les décisions de GE ! Tout va résider dans l’application des modalités de cet accord bâclé et improvisé ; il va falloir veiller au grain à ce qu’il ne soit pas dénaturé, ce dont les Américains sont spécialistes.

L’une des façons d’assurer le contrôle, c’est de placer un haut fonctionnaire français – ayant le sens de l’intérêt national, compétent, vigilant et actif - dans les trois centres de décisions du nouvel ensemble : à la Présidence, à la Direction générale et au Comité d’implémentation (équipe en charge de l’intégration d’ALSTOM dans GE). C’est-à-dire qu’il devra y avoir chaque fois deux « têtes » : un gestionnaire américain et un haut fonctionnaire français responsable de la défense des intérêts nationaux. Sans cela, il n’y a guère d’espoir d’influer sur le système.

Ainsi, en l’état actuel des choses, la vente d’ALSTOM à GE, malgré la prise de participation de l’Etat français, n’a rien d’une victoire. Il s’agit plutôt d’une abdication. 

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