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Alerte a l’inquisition : la spirale infernale de (la lutte contre) la fraude sociale
©Reuters

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Derrière la question de la fraude sociale, se pose la question d’un renforcement ou non de l’inquisition socio-fiscale dans la société française.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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L’approximatif rapport Grandjean et Goulet sur la fraude sociale a mis le feu aux poudres en pointant les chiffres ahurissants mais déjà bien connus du répertoire national d’identification. Aussitôt, des personnalités conservatrices, dont Charles Prats, déjà épinglé pour sa campagne sur la fraude à la Carte Vitale, ont tonitrué en réclamant plus de contrôles. Agnès Verdier-Molinié plaide même pour que les contrôles sociaux soient confiés aux services fiscaux. On voit bien que, derrière la question de la fraude sociale, se pose la question d’un renforcement ou non de l’inquisition socio-fiscale dans la société française.

La fraude sociale, on l’a dit, on le redit, est un sujet fantasmagorique où chacun nourrit son fraudeur idéal. Il n’existe par exemple pas un discours de la France Insoumise sans une référence implicite ou explicite au patron fraudeur qui fait travailler des salariés clandestins au noir, ou qui exfiltre ses bénéfices à l’étranger sans payer sa contribution sociale généralisée. Il n’existe non plus pas de discours du Rassemblement National sans animer le mythe de l’Algérien ou du Malien bardé de ses trois femmes et de ses vingt-cinq enfants, qui cumuleraient indument des montagnes d’aides en dehors de toutes conditions réglementaires.

Au demeurant, la conviction intime, souvent en dehors de toute raison audible, que la société serait sapée par des groupes obscurs qui profiteraient d’elle sans payer leur écot, est une donnée inhérente aux doctrines fondées sur des appels à la morale et non sur des constructions politiques objectives. En ce sens, entre le patron fraudeur, qui emploie des clandestins, et l’éboueur faussement invalide qui regroupe son village du Sahel dans un HLM de banlieue, il existe une communauté de destin. L’un va de pair avec l’autre, et la chasse à l’un entraîne toujours, tôt ou tard, la chasse à l’autre.

Le fantasme mal ajusté de la fraude sociale

Périodiquement, donc, le débat sur la fraude sociale revient et alimente la chronique des haines et des appels à l’inquisition. Le débat ouvert par les parlementaires Grandjean et Goulet n’échappe pas à cette règle.

Les amateurs du genre souligneront que les deux parlementaires se sont contentées de découvrir l’eau chaude. En 2009, déjà, la CNIL avait consacré une fiche au sujet du répertoire national d’identification des personnes physiques, annonçant qu’il comptait près de 100.000 millions de numéros actifs (à comparer aux 84 millions actuels). Depuis dix ans au moins, l’opinion publique est donc informée des désordres qui existent dans ce domaine (en l’espèce celui de la création des numéros de sécurité sociale, et non de l’attribution des prestations), si tant est que la méthode suivie pour produire des numéros dans ce registre puisse être qualifiée de désordre.

On peut ici reprocher à nos administrations sclérosées de ne pas s’être emparées du sujet durant toute cette décennie, et d’avoir innocemment laissé perdurer un système boîteux où le grand public voit volontiers des fraudes et de l’incompétence. Mais inférer de ce répertoire national obèse et peut-être mal tenu que la fraude sociale coûte 45 milliards aux contribuables, il y a un abime que certains ont allègrement franchi sans preuve.

Cette légèreté est regrettable parce que les estimations statistiques les plus plausibles montrent que, en l’état de la réglementation, le volume de fraude s’approche plutôt des 7 milliards d’euros (ce qui est déjà trop, mais représente 1% des prestations) que des 45 milliards. Surtout, les deux parlementaires ont clairement expliqué qu’elles déposaient un pré-rapport avec des questions, mais sans réponse et surtout sans chiffrage. Celui-ci devrait tomber en novembre.

Affirmer à partir de ce pré-rapport, comme on l’a lu un peu partout, que la fraude s’élève à 45 milliards d’euros relève donc aujourd’hui de la pure spéculation et ne repose sur aucune base solide.

Qu’est-ce qu’une fraude?

Dans tous les cas, ce débat se heurte tôt ou tard à une barrière méthodologique, qui semble échapper à des moralistes comme Charles Prats ou Agnès Verdier-Molinié (qui propose de confier la chasse aux fraudeurs sociaux aux services fiscaux), mais que tous les employeurs de ce pays connaissent bien: qu’est-ce qu’une fraude sociale?

En apparence, cette question est simple: est un fraudeur celui qui ne respecte pas les règles. Mais la simplicité de la réponse dissimule une réalité bien plus complexe, car elle fait l’impasse sur ce que les juristes appellent l’inintelligibilité des règles, d’abord, et sur ce que les humains appellent d’ordinaire le simple bon sens, ensuite.

Pour illustrer le propos, deux exemples simples devraient fixer les esprits.

Certains patrons, par exemple (sans doute des « paternalistes ») aiment bien ou aimaient bien accorder de beaux cadeaux de Noël à leurs salariés. Or, au-delà d’un montant très incertain jusqu’à la dernière loi de financement de la sécurité sociale, ceux-là étaient des fraudeurs. Offrir, par exemple, un téléphone portable de 300 euros à un salarié pour Noël relève (encore aujourd’hui) de la fraude sociale, dès lors que le salarié ne déclare pas cet avantage pour qu’il soit soumis aux prélèvements idoines.

Et que dire de ces boulangers de villages qui se rendent des services mutuels durant les vacances en effectuant des permanences chez les uns et les autres, pour que les papy et les mammy peu mobiles du coin puissent avoir du pain tous les jours? Les redressements URSSAF ont plu, dans ces cas-là, considérant que ces dépannages n’étaient rien d’autre que de la fraude par travail dissimulé.

On parle ici des patrons, mais que dire des salariés, du secteur privé comme du secteur public qui se félicitent d’arrondir leurs fins de mois par de menus travaux au noir ? Que dire de ce plombier qui vient vous dépanner votre machine à laver ni vu ni connu, le dimanche ? Moyennant 30 euros payés en liquide, vous pouvez à nouveau laver votre linge, alors que vous auriez payé 150 euros en déclarant son intervention. Que dire du professeur de mathématiques du collège de votre enfant, que vous appelez pour trois ou quatre séances de cours particuliers avant le baccalauréat, que vous payez au noir au lieu de le déclarer en bonne et due forme ?

Tous ces gens-là, les patrons paternalistes, les artisans qui se dépannent entre eux, les plombiers qui travaillent le dimanche, les enseignants qui donnent des cours particuliers sont d’horribles fraudeurs sociaux. Mais on pourrait aussi évoquer le cas de tous ceux qui ne comprennent tout simplement pas les règles à appliquer (par exemple les cadres au chômage qui perçoivent l’ACCRE pour créer une entreprise) et qui, à leur insu souvent, se mettent hors-la-loi pour des broutilles. Tous ces gens-là font partie des prétendus 45 milliards disparus et contre lesquels les Prats, les Verdier-Molinié, les Grandjean, les Goulet, demandent un renforcement de l’inquisition fiscale et des persécutions.

Quand les conservateurs appellent à l’inquisition étatique

La mise en exergue de la fraude, la mise aux enchères publiques de sommes folles, allant de 10 à 45 milliards, n’est pas perdue pour tout le monde. Elle tape au bon endroit : celui de l’indignation des gens honnêtes, horrifiés à juste titre par les fausses déclarations d’identité, par les mensonges caractérisés, par les violations les plus flagrantes des règles. Alors, quand on fait croire, comme Charles Prats, que ces mensonges-là coûtent 45 milliards aux braves gens, somme à laquelle il faudrait ajouter selon lui « la fraude aux cotisations » (c’est-à-dire la fraude patronale), l’émotion devient si étouffante qu’on dresserait n’importe quel bûcher pour exorciser le mal et brûler les profiteurs.

Ces techniques de manipulations des masses sont bien connues et donnent lieu à des perles impressionnantes, dont le but assumé est de rétablir l’inquisition morale dans nos sociétés en mettant tout le monde sous surveillance. On soulignera en particulier la proposition toxique d’Agnès Verdier-Molinié, qui plaide pour l’extension de la compétence sociale aux services fiscaux.

En apparence, cette idée technique n’appelle que peu de commentaires. Mais si on la concrétise, chacun en mesurera immédiatement le danger. Exemple: vous êtes enseignant au lycée et vous donnez des cours particuliers ni vus ni connus pour aider des élèves en difficulté. Ces cours payés en chèques vous rapportent deux mille euros par an, que vous versez sur votre compte en banque. Vous êtes contrôlés fiscalement, et l’inspecteur vous demande d’où viennent ces sommes versées sur votre compte… et hop, le redressement fiscal s’accompagne d’un redressement social. Alors que, jusqu’ici, les services fiscaux se contentent d’adapter le montant de l’impôt sur le revenu, ils pourront, s’ils ont aussi une compétence sociale, reconstituer l’ensemble des sommes dues aux organismes de sécurité sociale. Au besoin, ils pourront vous poursuivre pénalement pour travail dissimulé.

On voit à partir de cet exemple simple comment l’idée de regrouper le contrôle fiscal et le contrôle social devient liberticide. Toutes les fractions de bon sens, de vie simple, de vie libre, qui subsistent dans nos existences seront désormais susceptibles d’être passées au peigne fin, et les derniers éléments de notre cohésion sociale tomberont dans la socialisation policée voulue par les idéologues de la sécurité sociale.

La France est déjà un pays d’inquisition fiscale. Elle deviendra un pays d’inquisition socio-fiscale, ce qui est un luxe qu’aucun pays industrialisé ne s’offre.

Et si l’on redonnait de la liberté en changeant les règles

Ce dangereux processus liberticide repose sur une dérive bien connue : l’Etat réglemente de plus en plus, et le contrôle des règles de plus en plus complexes est de plus en plus intrusif.

On a compris que, dans les milieux conservateurs, certains proposent d’instrumentaliser ce rapport mal bâti sur la fraude sociale pour approfondir encore l’intrusion étatique. En un sens, ce n’est pas absurde, dès lors que des règles complexes supposent des contrôles de plus en plus intrusifs.

La question est de savoir si nous voulons de cette inquisition, ou si nous préférons une société libérale, où l’inquisition étatique est limitée. Pour y parvenir, il est impératif de changer les règles d’attribution des prestations sociales.

De longue date, on sait qu’il existe une corrélation logarithmique entre l’épaisseur des règles et la lourdeur des contrôles. On sait aussi qu’il existe une corrélation linéaire entre l’épaisseur des règles et le ciblage des populations à qui elles profitent. Plus les prestations visent une population de petite taille, plus les règles d’attribution sont complexes, et plus les contrôles pour débusquer la fraude (qui est parfois une simple erreur d’interprétation de bonne foi) sont intrusifs.

Pour éviter l’inquisition, il faut donc universaliser les prestations. Donner à chacun un droit automatique, sans condition, aux prestations sociales, est la meilleure façon de limiter la fraude, d’éviter les contrôles intrusifs, et de redonner une espace de liberté à nos sociétés.

Sur ce point, la protection sociale, en France, gagnerait à se transformer en revenu universel. Au lieu d’utiliser les cotisations sociales pour financer des hôpitaux ou des médecins, confions-les aux assurés pour qu’ils souscrivent au contrat de leur choix. Cette somme de droit, distribuée sous forme d’un revenu égalitaire à chacun, ne sera l’objet d’aucune fraude… et aucune inquisition ne sera nécessaire pour en contrôler l’usage.

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