Aider les agriculteurs ou défendre l’environnement : la science est-elle aussi tranchée que l’affirment les militants écologistes ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Placer l’agriculture au rang des intérêts fondamentaux de la Nation, au même titre que notre sécurité ou notre défense nationale, est de ce point de vue un acte fort, mais il faudra le concrétiser à tous les niveaux.
Placer l’agriculture au rang des intérêts fondamentaux de la Nation, au même titre que notre sécurité ou notre défense nationale, est de ce point de vue un acte fort, mais il faudra le concrétiser à tous les niveaux.
©Miguel MEDINA / AFP

Vrai faux dilemme

Dans une tribune au Monde, un collectif de chercheurs spécialistes des questions d’écologie et de santé, parmi lesquels la Société française d’écologie et d’évolution, l’Office français de la biodiversité et la réserve naturelle nationale du Val de Loire, s’alarme des décisions prises par le gouvernement pour mettre fin aux mobilisations des agriculteurs.

André Heitz

André Heitz

André Heitz est ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles.

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Alexandre Baumann

Alexandre Baumann

Alexandre Baumann est auteur de sciences sociales et sur de nombreux autres sujets (Antéconcept, Agribashing, Danger des agrégats, Cancer militant).

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Atlantico : Dans une tribune au Monde, un collectif de chercheurs spécialistes des questions d’écologie et de santé, parmi lesquels la Société française d’écologie et d’évolution, l’Office français de la biodiversité et la réserve naturelle nationale du Val de Loire, s’alarme des décisions prises par le gouvernement pour mettre fin aux mobilisations des agriculteurs. Ces scientifiques décrivent-ils une vision scientifique ou une vision politique ?

André Heitz : Le corps de signataires de cette tribune est mixte : cinq entités et « plus de 1000 scientifiques ».

Parmi les premières, le Conseil scientifique de l'Office français de la biodiversité pose un problème de déontologie de taille : il y a une violation du devoir de réserve et, partant, une atteinte grave à l'obligation de neutralité et d'impartialité. Que le Conseil scientifique expose ses griefs dans le cadre de l'OFB, oui ; dans une tribune, non. 

Cela doit nous interroger aussi sur le fonctionnement de l'OFB, d'autant plus que la tribune a aussi été signée par 18 de ses agents.

Cette incursion des opinions personnelles dans la gestion des affaires administratives et politiques n'est pas nouvelle ; elle s'inscrit dans un cadre plus large. Ainsi fondé en 2019, le réseau du Lierre rassemble, dit-il, plus de 1.500 fonctionnaires, agents et décideurs publics, experts, consultants, tous acteurs des politiques publiques, qui se disent «convaincus que la transformation de l’action publique est indispensable pour répondre aux urgences écologiques et sociales ».

Par ailleurs, en octobre 2022, le gouvernement a lancé un programme de formation de près de 25.000 cadres supérieurs de la fonction publique d’État à la transition écologique. L'identité et le pédigrée de certains membres du groupe d'appui laisse rêveur. On ne s'étonnera donc pas, tout compte fait, d'une dérive militante au sein des administrations françaises et d'un service de l'État assujetti à une cause particulière. Cette tribune nous le rappelle à point nommé. 

Les signataires individuels n'ont pas précisé leurs spécialités. A priori, ils sont plus proches du sujet ou d'une partie de celui-ci que, par exemple, les sociologues qui se sont exprimés dans La Croix sur les pesticides et Écophyto, en prodiguant des conseils sur ce que devrait être la politique agricole.

Mais qu'une tribune soit signée par des personnes se revendiquant de la qualité de scientifiques n'en fait pas une tribune scientifique. Ce texte est vraiment informe. Il heurte les principes de la rationalité et de la démarche scientifiques. C'est un catalogue de récriminations sur fond de pensée magique. Rien à voir avec une vision scientifique, ni même une vision politique au sens noble.

Quant aux recommandations pragmatiques, allant au-delà des incantations, on cherchera en vain.

Alexandre Baumann : Plusieurs énoncés de cette tribune sont purement politiques:

  • "Le problème est profondément enraciné et résulte notamment des règles commerciales internationales et de leur mise en œuvre nationale, ainsi que d’une surreprésentation, au sein des instances de décision, d’organisations qui ne représentent qu’une partie du monde agricole."
  • "Cette situation entrave l’adoption nécessaire d’une approche vers une agriculture paysanne soutenable et nourricière, qui concilie les impératifs de subsistance de la population et la préservation des écosystèmes.

Par ailleurs, rien dans cet article ne discute de la proportionnalité entre les fins recherchées, les moyens mis en œuvre et leur adéquation. D'autres solutions ne seraient-elles pas plus efficaces ? Par exemple, pourquoi ne pas recourir à l'innovation génétique, si ce n'est pour des raisons bassement politiques ?

On trouve même d'inquiétantes manipulations. Les agriculteurs sont globalement moins touchés par le cancer, néanmoins les auteurs écrivent "De nombreuses maladies, dont certains cancers, ont une plus forte prévalence chez les agriculteurs". C'est malhonnêtement tourné pour dramatiser.

Ce n'est qu'un aperçu des manipulations qu'on peut identifier, mais c'est suffisant pour conclure: il s'agit bien d'une tribune purement politique.

Ils estiment que plusieurs décisions prises par le gouvernement représentent un recul majeur pour la santé des habitants des zones rurales, ainsi que pour l’ensemble de la population. Ils ciblent selon eux « la pause des inventaires de zones humides », « la remise en cause de l’obligation d’allouer des surfaces aux infrastructures agroécologiques (comme les haies) ou les jachères », « la pause du plan Ecophyto », « le recul sur les décisions prises dans le plan Eau sur la stabilisation des prélèvements en eau agricole » ou encore « la stigmatisation et le désarmement de la police environnementale de l’office français de la biodiversité ». Sur chacun des points cités, qu’en est-il réellement ? Dans quelle mesure ont-ils tort ou raison ?

André Heitz : Ce catalogue de griefs s'inscrit dans un paysage plus général de catastrophe en cours, prête à s'amplifier et à devenir une apocalypse. C'est aussi lassant qu'injustifié.

Qu'il y ait des points à améliorer dans le paysage agricole (mais pas que, loin s'en faut) n'empêche pas de constater les améliorations réalisées et en cours. Citons l'extraordinaire réduction du recours aux produits phytosanitaires classés CMR-1 (cancérogènes, mutagènes, toxiques pour la reproduction avérés).

Mais il faut être honnête et ne pas avoir d'agenda dont on ne peut plus dire qu'il est caché. Il faut aussi, hélas, constater les détériorations dues à des conceptions erronées de l'écologie, comme la destruction inconsidérée des seuils des rivières au nom de la continuité écologique. L'agriculture en est aussi victime, et cette tribune peut s'interpréter comme un appel à persister dans l'erreur. 

En matière de « décisions prises » nous en sommes plutôt, à l'heure actuelle, aux déclarations d'intention dont certaines sont encore floues (et risquent d'être contrecarrées par une administration infiltrée par le militantisme).

Il est donc difficile de concevoir un « recul majeur ». C'est encore plus vrai à l'examen des griefs.

De plus, le lien avec « la santé des habitants des zones rurales » et, pire, de « l’ensemble de la population » est plus que ténu. C'est là, du reste, une illustration du fait que la tribune n'a pas bénéficié d'une approche scientifique.

Dans le détail, et en bref, une pause des inventaires des zones humides est... une pause.

La problématique des infrastructures agro-écologique et des jachères s'est posée au niveau européen, et non national. Elle illustre en fait l'irresponsabilité d'une politique dictée par un écologisme qu'on peut qualifier de bête et méchant. Quel intérêt y a-t-il, en effet, à imposer une déprise agricole dans des régions déjà pourvues en infrastructures agro-écologiques ? Quel est l'intérêt pour la biodiversité d'une jachère ?

Cette tribune prétend s'investir pour améliorer le sort des agriculteurs mais exige d'eux, non seulement qu'ils abandonnent une source de revenus sur 4 % de leurs terres, mais encore qu'ils investissent pour y mettre des cultures dans le cas des jachères qui ne leur rapporteront rien.

S'agissant d'Écophyto, il n'y a plus de pause, le changement d'indicateur (le HRI-1 plutôt que le NODU) ayant été acté. Et, comme nous l'avons exposé précédemment, l'objectif – politicien et démagogique – de réduire de 50 % l'usage des pesticides est ridicule. On pourra aussi lire avec intérêt, à ce sujet, les explications de Mme Alessandra Kirsch.

Parmi les 53 mesures du plan Eau, il y a : « Un fonds d’investissement hydraulique agricole sera abondé à hauteur de 30 millions d’euros par an pour remobiliser et moderniser les ouvrages existants (curage de retenues, entretien de canaux…) et développer de nouveaux projets dans le respect des équilibres des usages et des écosystèmes. » Cela n'est pas compatible avec la « stabilisation [alléguée] des prélèvements en eau agricole ».

Du reste, comment peut-on, surtout en tant que scientifiques, s'opposer au déploiement de l'irrigation dans un contexte de réchauffement et de dérèglement climatiques ? Au stockage de l'eau quand elle est abondante et excédentaire pour l'utiliser quand les plantes en ont besoin ? 

Enfin, la question de la police environnementale n'a aucun lien avec la science. Notons toutefois que s'il y a « stigmatisation » alléguée, c'est bien qu'il y a eu des situations posant problème (voir par exemple ici).

Alexandre Baumann : Dans aucun des cas une "pause" ne représente une sorte de danger mortel. Au contraire, il s'agit surtout de faire une pause après une frénésie réglementaire désordonnée pour réfléchir sur les dispositifs. Faisons un rapide commentaire dans le détail :

  • "la pause des inventaires de zones humides": qu'appelle-on "zone humide" ? Géraldine Woessner l'avait déjà dénoncé il y a un mois: "Les détails des neuf règles BCAE (pour bonnes conditions agricoles et environnementales) de la PAC sont en eux-mêmes un poème. La BCAE2 protège les tourbières et les zones humides. Mais la France envisage de l'étendre aux « zones humides probables » qui, dans les faits, engloberaient de nombreuses plaines et bords de rivières." (24/01/2024)
  • "la remise en cause de l’obligation d’allouer des surfaces aux infrastructures agroécologiques (comme les haies) ou les jachères": il n'y a pas de preuve que le coût représenté par cette mesure soit proportionné à l'intérêt qu'elle représente. Mais bon, c'est l'agriculteur qui paie, ce n'est pas le problème des militants.
  • "la pause du plan Ecophyto": il s'agit d'une pause pour réévaluer les indicateurs de performance, qui sont incapables de saisir efficacement l'amélioration des pratiques agricoles (je développe ce point dans un précédent article). Voir des "scientifiques" s'alarmer d'une telle démarche est stupéfiant: il faudrait s'arrêter de réfléchir et juste faire n'importe quoi ?
  • "le recul sur les décisions prises dans le plan Eau sur la stabilisation des prélèvements en eau agricole": rappelons que les bassines sont présentées par le 3e chapitre du rapport du GIEC comme un mode légitime d'adaptation aux sécheresses.
  • "la stigmatisation et le désarmement de la police environnementale de l’office français de la biodiversité" 1/ en quoi le gouvernement stigmatise l'OFB ? 2/ est-ce qu'il y a un consensus scientifique sur le fait que les agents de l'OFB devaient être en mesure de menacer les agriculteurs avec des armes ?
Sur l'absurdité administrative des normes environnementales, j'ai aussi vu passer cet article du Huffington Post.
La réponse des signataires, qui diabolise même la réflexion la plus élémentaire, n'est simplement pas pertinente et traduit une démarche qui n'a rien de scientifique, à part la plus superficielle apparence.

« Ces reculs n’apportent aucune réponse satisfaisante aux problèmes de qualité de vie des agriculteurs. Au contraire, ils entraînent des risques majeurs sur la santé humaine, en premier lieu celle des agriculteurs, mais également celle de l’ensemble de la population actuelle et future. Notre communauté scientifique est solidaire du monde agricole avec lequel elle collabore et interagit étroitement », est-il écrit. Dans cette tribune, la place de l’agriculteur est-elle suffisamment légitimée pour la prise de décisions finales ? Ou au contraire les scientifiques ont-ils tendance à parler au nom des agriculteurs ?

André Heitz : On concédera volontiers aux auteurs de la tribune qu'ils ont raison sur l'insuffisance de ces « reculs » pour répondre aux problèmes de qualité de vie des agriculteurs. Mais les pistes d'action dont il s'agit s'inscrivent dans un cadre plus large, dont il reste à mesurer l'efficacité quand – ou plutôt si – les paroles se seront traduites en actions. Et c'est faire un mauvais procès aux mesures susceptibles d'apporter une partie de la solution que de ne pas résoudre le tout.

Les « risques majeurs sur la santé humaine » sont aussi un mauvais procès fait à l'agriculture, celle qui nous nourrit. En réalité, la grande cohorte AGRICAN (180.000 personnes suivies depuis 2005) montre que les agriculteurs sont en moyenne en meilleure santé que la population générale. 

Oui, il y a des affections qui sont plus répandues dans cette population, une partie d'entre elles étant inscrites à des tableaux de maladies professionnelles en lien avec les pesticides (incluant les biocides vétérinaires) sur la base de présomptions plus ou moins fortes et étayées par l'épidémiologie. Mais on est loin des « risques majeurs ». La tribune, de ce point de vue, succombe à l'hystérie anti-pesticides et aux manœuvres destinées à faire prospérer une certaine forme d'agriculture par le dénigrement des formes majoritaires.

Il est du reste significatif que la tribune utilise trois fois le mot « bifurcation », un terme chéri de La France insoumise (et, on s'en souvient, d'une petite poignée d'ingénieurs agronomes frais émoulus d'AgroParisTech crachant sur leur diplôme). Elle ne critique que les intrants « de synthèse ». Et elle promeut une « agriculture paysanne » qui serait « soutenable et nourricière, qui concilie les impératifs de subsistance de la population et la préservation des écosystèmes ». Le bréviaire est pieusement récité...

À l'évidence, ces signataires de tribune – qui, incidemment, prétendent exprimer une opinion unanimement partagée, l'« indignation et [la] colère » de « [l]a communauté scientifique qui travaille sur les enjeux environnementaux » – ne sauraient exciper d'une solidarité avec les agriculteurs, et encore moins parler en leur nom.

Leur propos est du reste clair, même dans son incohérence : d'une part, le problème de nombreuses maladies résulterait « d’une surreprésentation, au sein des instances de décision, d’organisations qui ne représentent qu’une partie du monde agricole » (mais aussi, de manière surprenante, « des règles commerciales internationales et de leur mise en œuvre nationale »). D'autre part, l'envolée finale s'interprète comme un appel pressant à, nominalement, associer « les citoyens et les scientifiques » à la définition de la politique agricole et, en réalité, à confier les clés de cette politique au militantisme écolo-politique.

Alexandre Baumann : Attention, les auteurs de cette tribune ne représentent pas "les scientifiques".

Et non, ces scientifiques se moquent des agriculteurs. Ce discours est en fait commun de la pseudo-écologie agricole: ils prétendent délivrer les agriculteurs du joug de l'agrochimie. Cela permet de créer le doute, tant chez les observateurs que chez les agriculteurs eux-mêmes. C'est aussi une des stratégies utilisées par Poutine en Ukraine, qu'il prétend libérer des "Ukronazis".

Quelles décisions prises ou à prendre pourraient faire consensus entre les scientifiques qui travaillent sur les enjeux environnementaux et les agriculteurs ?

André Heitz : Les signataires de la tribune ne sauraient en aucun cas se dire représentatifs des scientifiques qui travaillent sur les enjeux environnementaux quand bien même ils expriment des opinions aussi largement répandues qu'erronées. 

Prenons encore l'exemple du recul allégué « sur le relèvement de la redevance pour pollutions diffuses […] alors que le coût associé au traitement de ces pollutions explose ». Le problème prioritaire sur la table est celui d'un revenu décent pour les agriculteurs... et les auteurs de la tribune plaident pour l'application intransigeante du « principe pollueur-payeur ». On marche sur la tête ! Sous-jacent il y a aussi l'idée qu'augmenter le coût des traitements phytosanitaire entraînera mécaniquement une baisse des recours aux pesticides. Cela ne se passe pas comme cela dans la vraie vie ! 

J'aurais tendance à dire que la décision principale à prendre consiste à écarter la science militante – les militants se prévalant de l'autorité de la science, en fait de « leur » science – des processus décisionnels. 

Il faut revenir ici aux fondements de la crise actuelle, qui n'est pas seulement française mais européenne. Si des mèches différentes ont été allumées pour mettre le feu aux poudres dans les différents pays, on a partout un empilement de problèmes actuels et de craintes pour le futur dont une partie relève de politiques nominalement environnementalistes et certainement malavisées.

On rétropédalerait à Bruxelles sur le Green Deal et surtout Farm to Fork ? On a – enfin – compris qu'on fonçait dans un mur. Il serait temps de réaliser que le même problème se pose à Paris.

Placer l’agriculture au rang des intérêts fondamentaux de la Nation, au même titre que notre sécurité ou notre défense nationale, est de ce point de vue un acte fort, mais il faudra le concrétiser à tous les niveaux.

Alexandre Baumann : "Les scientifiques qui travaillent sur les enjeux environnementaux" ne décrit pas une entité un tant soit peu homogène et, encore moins, qui ait une représentation et, encore moins, dont la représentation se serait exprimée dans la tribune du Monde. La sphère scientifique environnementale est noyautée par le militantisme, comme on l'a notamment vu avec l'étude Hallman et al. (2017). Il y en aura toujours pour dénigrer les vraies solutions et promouvoir des fadaises.

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