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Afrin : l’étonnante opération à haut risque entreprise par la Turquie en Syrie
©Reuters

Bonjour Syrie

L'opération militaire lancée par la Turquie dans la nuit du 19 au 20 janvier dans la région syrienne d'Afrin montre qu'Erdogan n'a pas l'intention de s'arrêter à la chute de l'Etat islamique.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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Pressenties depuis plusieurs semaines, annoncées depuis plusieurs jours, l’attaque de la Turquie sur la région d’Afrin a débuté dans la nuit de vendredi à samedi par le pilonnage de positions tenues par les rebelles kurdes du PYD – tant par des moyens aériens que par l’artillerie – et par des tentatives d’incursion semble-t-il repoussées pour l’instant. Selon plusieurs sources, ces dernières tentatives seraient plus le fait des milices connues sous le nom d’Armée Syrienne Libre, et soutenues par la Turquie, que des forces turques proprement dites. Ce nouveau développement du conflit syrien survient dans une conformation particulièrement périlleuse et interroge les réelles motivations de Recep Erdogan, le maître sans partage de la « nouvelle Turquie ». En termes de politique extérieure, l’opération est en effet risquée pour Ankara.

D’une part, les Kurdes syriens du PYD sont soutenus par les Etats-Unis dans leur lutte contre les diverses factions islamistes. Autrefois, il s’agissait de contrer l’Etat islamique ; désormais il s’agit de combattre les diverses branches des rebelles prétendument « modérés » – Ahrar al-Sham et Hayat Tahrir al-Sham anciennement connu sous le nom de Front Al-Nosra affilié à Al-Qaïda. Erdogan, soutien de toujours des islamistes, a averti que les instructeurs américains, membres des forces spéciales, opérant sous l’uniforme des YPG – les forces armées du PYD – pourraient être pris pour cible dans le canton d’Afrin mais également plus à l’Est, au Rojava (région de Kobané).

Un blanc-seing russe ?

D’autre part, les forces russes sont également présentes dans ce canton d’Afrin et surtout – elles gardent une maîtrise totale de l’espace aérien syrien, maîtrise renforcée par la mise en place de missiles S400 à proximité de la base de Tartous. En outre, l’Armée Arabe Syrienne – force légitime du pays au service du président Assad – a également annoncé qu’elle abattrait tout appareil militaire turc pénétrant dans son espace aérien. Dans ces conditions, Il est hautement improbable que l’opération n’ait pas bénéficié d’un assentiment au moins tacite donné par le pouvoir russe, en dépit des avertissements de façade lancés par Sergeï Lavrov contre toute incursion turque. Il n’empêche que sur le terrain, la situation pourrait être tout autre que dans les alcôves d’ambassades et que des accrochages se produisent. 

Bien évidemment, l’appareil d’Etat turc qui mène une politique viscéralement anti-kurde ne pouvait tolérer plus longtemps la perspective d’une région autonome sous l’égide du PYD dans le nord de la Syrie. C’est d’ailleurs sous la bannière de la lutte contre le « terrorisme » qu’Ankara a placé son opération. Jusqu’à présent cependant, la Turquie avait réussi à conjurer cette possibilité par l’emploi de voies politico-diplomatiques plus que militaires. L’agression d’Afrin apparaît donc plutôt comme un aveu d’impuissance de la part d’une Turquie plus isolée que jamais, que comme une démonstration de force. De plus, Ankara prend le risque très palpable de voir à nouveau le conflit se propager sur son propre territoire : la destruction opérée par l’armée turque des centres urbains comme Sirnak, Nusaybin ou Cizre n’a nullement atteint la guérilla du PKK, idéologie et militairement proche du PYD.

Des raisons de politique intérieure

Il en fallait donc peut-être plus pour que le président Erdogan se soit laissé aller à une telle aventure militaire et chercher dans la politique intérieure turque les vraies raisons de cette intervention. Si l’AKP garde en effet la haute main sur l’électorat turc, le Président Erdogan est loin d’être sûr de remporter les élections générales de Novembre 2019. Son pouvoir – vieillissant, miné par des affaires de corruption et grevée de performances économiques douteuses – pourrait être sérieusement contesté par le traditionnel parti républicain (CHP) et par une nouvelle formation, le « bon parti » (IYI). Le IYI a récemment été fondé par Meral Aksener, une ancienne du MHP, formation racialiste d’extrême-droite, après qu’elle ait raté sa tentative de déloger l’actuel président de ce parti. Mme Aksener entend positionner sa nouvelle formation sur le centre-droit, en reprenant l’antienne « laïque » qui la différencierait de l’AKP. Côté CHP, plusieurs personnes sont également candidates à la succession de Kemal Kilicdaroglu, contesté pour n’avoir pas réussi à enrayer l’amenuisement de la base électorale du parti. Parmi elles, Ümit Kocasakal – ancien président de l’Association du barreau d’Istanbul – a clairement annoncé son intention de remettre le CHP sur « ses réglages d’usine ». Précisant qu’il se considérait comme « un soldat d’Atatürk » et comme « anti-impérialiste », il a indiqué qu’il ne considérait pas le CHP « comme mondialiste mais comme nationaliste ». 

Au regard de ces positions affichées, un regain du CHP canal historique et éventuellement une alliance avec le IYI positionné peu ou prou sur le même créneau pourrait bien avoir raison de l’hégémonie AKP dans laquelle vit la Turquie depuis plus de quinze ans. Et il est donc possible qu’Erdogan ait cru pouvoir redorer son blason par une bonne vieille opération militaire extérieure.

Une victoire à la Pyrrhus ?

Reste que l’opération syrienne pourrait bien s’avérer une victoire à la Pyrrhus pour Ankara. Il est en effet probable qu’en échange de l’autorisation accordée par Moscou, Ankara ait dû accepter d’abandonner à leur sort les dernières factions islamistes du Nord de la Syrie. Celles-ci sont en train de perdre toutes leurs positions autour d’Idleb face à l’Armée Arabe Syrienne puissamment soutenue par les forces aériennes russes. En outre, il est peu probable que les YPG bien formés et bien équipés tant par Moscou que par Washington se laissent déloger sans résistance du canton d’Afrin. On a vu ce qu’il en était sur le territoire turc proprement dit, où le PKK oppose une résistance sans fin à Ankara.

A termes, on peut donc craindre, ou espérer, qu’une fois les islamistes définitivement défaits, les Russes changent à nouveau d’alliance en remettant en selle les Kurdes ou en les livrant aux forces de Bachar el-Assad, selon leurs intérêts du moment et selon la capacité des uns et des autres à monnayer leurs services. A courir trop de lièvres et à s’être heurtée frontalement à trop de puissances, la Turquie risquerait à ce jeu d’être désormais mal servie tant par Washington que par Moscou.

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