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Affaire Baupin : un révélateur des incohérences françaises, entre hypersexualisation débridée et police des mœurs aux aguets
©Reuters

Toucher avec les yeux ?

Les accusations de harcèlement sexuels portées contre Denis Baupin et l'interview qu'il a récemment accordée à l'Obs ont révélé la difficulté de définir la limite entre harcèlement et séduction.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : N'est-il pas paradoxal d'assister à une telle avalanche de jugements moraux sur ce sujet dans une société où la sexualité et ses représentations n'ont jamais été aussi présents ?

Jean-Paul Mialet : Vous parlez très justement de représentation : la sexualité est devenue un sujet de représentation, c’est à dire un spectacle. Le spectacle compte davantage que l’acte lui-même : l’acte est comme effacé par sa mise en scène. Chez les couples les plus jeunes, il est courant de se photographier ou se filmer en train de faire l’amour. Cette spectacularisation de la sexualité vide le sexe de sa substance. La jouissance, c’est toi ou moi qui nous regardons en train de jouir bien plus que ce que nos corps ressentent… Permettez-moi d’illustrer mes propos avec une anecdote empruntée à Roland Garros, puisque la période s’y prête. On m’a rapporté avoir vu sur les gradins du court central un couple qui se prenait en selfie, pivotant sur eux-mêmes pour que derrière eux, apparaissent les champions en pleine action : on ne jouit plus du tennis, on s’en sert, en lui tournant le dos, pour se mettre en valeur ! Tout le drame narcissique de notre époque me paraît contenu dans cette image. Or le narcissisme isole et réduit l’autre à un rôle d’instrument. 

Pourquoi ce paradoxe d’une société libérée et en même temps très morale ? Je me demande si la crainte d’être réduit au rôle d’objet sexuel par un partenaire aussi narcissique que soi-même n’a pas fait revenir en force les encadrements moraux qui, à la fin du siècle dernier, semblaient avoir perdu leur sens. Après une période où on la croyait innocente, la sexualité est à nouveau menaçante parce qu’elle est un théâtre qui se veut sans limites, mais où chacun craint d’être le jouet de l’autre. Car la sexualité qu’on nous montre partout n’a rien à voir avec l’intimité sexuelle. Elle nous en éloigne même. Savons-nous encore bien goûter le plaisir de l’absence à soi-même dans un abandon confiant à l’étreinte de l’autre ? Pouvons-nous encore nous laisser aller à la volupté de jeux imprévus nés dans la connivence, loin des scénarios exécutés comme des copier-coller de la dernière performance observée dans Youporn ? Il se pourrait qu’au fond, nous ne connaissions plus que le harcèlement par des images érotiques omniprésentes qui font de nous des harceleurs ou des harcelés en puissance. 

Comment en est-on arrivé à une telle omniprésence d'images et d'attitudes suggestives, notamment à travers la publicité et la médiatisation de nombreux artistes (femmes et hommes) hypersexués alors même que la société devenait de plus en plus répressive à l'égard de violences sexuelles (pédophilie, harcèlement, etc.) ?

S’il fallait résumer en un mot la réponse à votre question, ce serait le mot de commerce. On a utilisé la libération sexuelle à des fins commerciales. Mais autorisons-nous un bref historique. La liberté sexuelle a été préparée dès les années 50 par l’empirisme américain réduisant la sexualité à un comportement comme les autres, sans se soucier de l’intimité sexuelle. Par la suite, l’arrivée de la pilule contraceptive a ouvert la porte au plaisir sexuel cultivé pour lui-même, sans lien avec la procréation. Les femmes ont alors proclamé leur droit au plaisir, et le mouvement féministe a revendiqué une libération de la sexualité féminine, considérée, non sans raison, comme ignorée jusque-là ou assujettie au bon plaisir masculin. Porté par toutes ces émancipations, le plaisir sexuel pour tous est devenu une fin en soi très estimable, alors qu’il avait toujours été contenu et même plutôt réprimé. L’effondrement du sentiment religieux et la sacralisation de la liberté y ont contribué, ainsi qu’une mauvaise assimilation des idées freudiennes qui voyait dans la répression de la sexualité un refoulement générateur de névroses.

La liberté sexuelle est ainsi devenue une valeur culturelle. Etre libre sexuellement représente aujourd’hui le garant d’une liberté intérieure valorisante. A l’inverse, critiquer ce qui a un fort contenu sexuel témoigne d’une étroitesse d’esprit. D’où l’explosion de la médiatisation du sexe, menée avec une feinte candeur : actrices pornos pimpantes commentant l’actualité sur les plateaux de télé ; people s’exhibant dans des tenues ultra-suggestives ; artistes du même sexe ou mieux, d’un genre indéterminé, s’enlaçant lascivement. Pas question de faire la moindre objection, sauf à paraître ringard ou pire, sexophobe.

Tout cela n’est cependant pas exempt d’hypocrisie. Le sexe a toujours été l’une des grandes motivations humaines ; il capte l’attention et il se vend bien – mieux encore que le foot. Il peut se vendre pour lui-même, comme la pornographie qui fait vivre et prospérer une industrie considérable. Mais il aide aussi à vendre : des machines à laver et des voitures, comme on sait depuis longtemps. Mais aussi des acteurs et des actrices qui soignent leur autopromotion, tout en faisant vendre les médias sur lesquels s’étalent leurs photos ou grimper l’audimat des chaînes TV qui les accueillent : du "win-win", en somme. Tous ces heureux profits conduisent ainsi notre société consumériste à laisser s’étaler un peu partout des images à fortes connotations sexuelles et à cultiver le désir.

Dans ce climat de forte exaspération du désir sexuel, des pare-feu s’imposent. Des limites doivent être fixées pour rassurer. La mise en accusation si largement proclamée de certaines conduites, certes unanimement condamnables, telles que la pédophilie, le harcèlement, n’aurait-elle pas pour fonction de délimiter un périmètre de liberté sexuelle dans une société effrayée par la perte de tous ses repères ?

A force d'être extrêmement permissifs d'un côté, et de plus en plus répressifs de l'autre, ne risque-t-on pas d'aboutir à un déni pur et simple de la "zone grise" qui existe nécessairement dans les rapports de séduction ? Quelles en seraient les conséquences ?

A mesure que le sexe s’étale sur les murs et les écrans, il devient de plus en plus, comme on l’a dit, une représentation qui éloigne de l’action. Il hante les esprits et il semble que se propage largement cette inhibition que me décrivait un jour un patient : craignant que les femmes qu’il pouvait rencontrer ne devine son imaginaire nourri de pornographie, il évitait les contacts et se repliait sur ses vidéos, s’enfermant ainsi dans une spirale d’évitement et d’onanisme… Les hommes et les femmes semblent aujourd’hui cultiver la méfiance. Les hommes ont peur de leurs désirs, qui peuvent paraître crus pour une femme ; quant aux femmes, elles ont besoin d’être désirées et ne se privent pas de solliciter le désir masculin, mais cela, en toute ingénuité - avec l’ingénuité même de cette société hypocrite qui à la fois étale le sexe et nie la force du désir. Si la sexualité continue à devenir un jeu innocent et aseptisé au point qu’on peut en parler, l’exhiber mais non plus la vivre, il faudra bien réinventer les règles du jeu. On peut craindre alors que, comme aux Etats Unis, la spontanéité des élans du corps soit remplacée par des procédures qui permettent à chacun de se rencontrer en maîtrisant la scène. Ce serait le dernier degré de la scénarisation de l’érotisme, réglé par un protocole explicite et parfois juridique, rassurant chacun en l’éloignant de l’abandon au désir. Mais que devient l’attirance amoureuse quand elle est ainsi muselée ? Le meilleur des mondes n’est pas loin. Et la lourdeur du processus pourrait nous faire regretter le bon temps des règles morales.

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