Adultère en ligne, 20 millions d’hommes pour 1 500 femmes et ce que cela nous apprend sur les motivations réelles des inscrits d’Ashley Madison<!-- --> | Atlantico.fr
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A peine quelques milliers de femmes utilisaient le site de rencontres extra-conjugales Ashley Madison.
A peine quelques milliers de femmes utilisaient le site de rencontres extra-conjugales Ashley Madison.
©Reuters

Amour platonique

A peine quelques milliers de femmes utilisaient le site de rencontres extra-conjugales Ashley Madison, qui a fait récemment l'objet d'un piratage massif et a vu les adresses de ses utilisateurs être subtilisées. La plateforme compte 37 millions de profils, dont 5 millions de profils féminins, contre 20 millions de masculins.

Catherine Lejealle

Catherine Lejealle

Catherine Lejealle est docteur en sociologie et ingénieur télécom (ENST Bretagne). Elle est professeur à l'ISC Paris et co-fondatrice de la Chaire Digital BusinessSes domaines de recherche couvrent les usages des TIC (téléphone portable, Internet, médias sociaux…)

Elle a publié La télévision mobile personnelle : usages, contenus et nomadisme,  Les usages du jeu sur le téléphone portable : une mobilisation dynamique des formes de sociabilité  aux Editions L'Harmattan et J'arrête d'être hyperconnecté ! : 21 jours pour réussir sa détox digitale chez Eyrolles.

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Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico : Selon plusieurs sources, dont les hackers impliqué dans le scandale Ashley Madison, 90 à 95% des profils du site seraient des hommes. Cette statistique est elle crédible ? Est il possible de vérifier le nombre de profils "véritables" sur ce type de site ?

Nathalie Nadaud-Albertini : Disons que pour vérifier la crédibilité ou l’authenticité d’un profil (c’est-à-dire s’assurer qu’il a bien été créé par un internaute et non un employé du site), on peut commencer par s’intéresser à deux éléments : les informations contenues dans le profil et l’activité liée à ce dernier.

Tout d’abord : les informations définissant le profil sont-elles complètes ?

Puis : l’activité du profil. Le compte a-t-il déjà servi ? Les connexions sont-elles régulières ? Quel est le type d’activité réalisée sur le site (échange par messages privés, chat, discussion en ligne visible publiquement etc.) ?

Pour répondre à ces questions, il faut savoir que plus les activités s’orientent vers une relation personnelle en dehors de l’accès public, plus l’interaction devient intime et plus on se rapproche d’un échange IRL ("in real life"). Autrement dit, on pourrait dire que plus un profil se connecte, plus il utilise des moyens de discussion privés avec d’autres membres, plus on peut dire que le profil a des chances de ne pas être un "fake" (un profil créé artificiellement pour les besoins du site).

>> Lire aussi : Pourquoi il vaut mieux passer par email plutôt que par téléphone pour ses messages “romantiques”

Si on a l’habitude des échanges numériques, quelle que soit leur forme, on peut vérifier encore autrement l’authenticité d’un profil : par le respect de certaines règles de sociabilité numérique. En effet, une personne qui pratique ce genre de relations sait que les autres intervenants ne vont pas forcément tout dire d’eux, que ce soit dans la fiche de profil ou dans le cours des discussions. Souvent, en ligne, on préfère taire un certain nombre d’informations factuelles qui permettent de connaître l’identité IRL de la personne : ville de résidence, date de naissance etc. Les ignorer n’empêche pas de faire la connaissance de la personne, car autant il est facile de ne pas divulguer ou de modifier les informations factuelles autant il est difficile à la longue de dissimuler ce que l’on pense sur tel ou tel sujet ou ce que l’on ressent vis-à-vis des autres intervenants. Les habitués de toutes les plateformes numériques savent très bien qu’il y a des groupes internes qui se créent par affinités électives entre les membres.

Il en va de même pour les sites de rencontres : on peut dissimuler des informations factuelles, mais on ne peut pas modifier un soi intime (ce que l’on pense et ce que l’on ressent) qui dépasse le fait d’attribuer un nom, un lieu de résidence, une profession, un âge etc.

Donc si on constate qu’un profil n’a pas de cohérence, c’est-à-dire qu’il change de discours en fonction de son interlocuteur et qu’il ne se lie à aucun autre membre, on est en droit de penser que c’est un "fake".

Catherine Lejealle : Il semble assez étonnant que 95% des profils du site soient masculins. Il faudrait avoir l’information précise sur ce qu’on entend par profil : est-ce un profil au sens le plus large, par inscrit une fois. Ils comptent les profils sans savoir s’il est encore actif et s’il l’a jamais été !Sur tous les sites, qu’il s’agisse de sites de troc comme de sorties culturelles il y a des profils créés un jour pour voir mais sans jamais être actif. Parce qu’on n'a pas le courage, qu’on pense y revenir plus tard et qu’on oublie ou qu’on va voir pour pouvoir en parler avec ses amis ou collègues. 

Les sites se réservent toujours une certaine opacité quand au stock réellement actif mais ce n’est qu’une transposition numérique de pratiques millénaires. Qu’il s’agisse des agences matrimoniales, des agents immobiliers ou encore des lectorats, tous ont intérêt à gonfler leur pool de clients pour attirer le chaland en recherche d’un bien immobilier comme d’un annonceur qui paiera pour un encart publicitaire. C’est leur fonds de roulement, leur actif. C’est un peu comme avoir des fans sur Facebook : le chiffre brut est moins pertinent que le nombre de fans actifs (qui commentent, postent des contenus, réacheminent…) dans votre cible. Sauf à accéder à leur base de données interne et à effectuer un tri sur la récence des activités, il n’est pas possible de vérifier les chiffres.

En revanche, ce chiffre semble peu probable car le site existait depuis longtemps et attirait des clients sans buzz négatif qui aurait nuit à sa croissance. Il s’agit d’un acteur majeur de la relation amoureuse plutôt libertine mais crédible. Malgré le manque d’information sur les chiffres réels, on sait que l’offre et la demande en matière de relations sexuelles n’est pas équilibrée selon les genres.. Il y a davantage de demande masculine comme l’illustre le plus vieux métier du monde ! Les clients devaient y trouver une certaine satisfaction sinon ils seraient directement allés sur les sites clairement d’escorting. 

Seules 1492 femmes auraient lu leurs messages sur le site, contre 20 millions d'hommes. Comment expliquer que les inscrites n'aillent pas plus loin que le simple stade de l'inscription ?

Nathalie Nadaud-Albertini :Pour répondre à cette question, il faut prendre en considération la particularité du site Ashley Madison, c’est-à-dire le fait qu’il se présente comme un espace de rencontres extraconjugales. Traditionnellement, la relation extraconjugale est un comportement qui est socialement moins bien accepté de la part d’une femme que de la part d’un homme. Bien sûr, les normes ont évolué. Mais il n’en reste pas moins un noyau normatif que beaucoup de femmes ont intériorisé. On attend d’elles un comportement plus passif, moins direct, davantage axé sur le sentiment et le romantisme que sur la sexualité. Elles connaissent cet horizon d’attentes présent dans l’imaginaire collectif, de sorte qu’elles peuvent avoir beaucoup plus de difficultés que les hommes à accepter de participer à un site comme Ashley Madison. Elles vont avoir en effet tendance à se dire qu’en fréquentant un tel site elles vont avoir immédiatement l’image d’une femme facile qu’elles ne se sentent pas prêtes à assumer. Elles peuvent ne s’en rendre totalement compte qu’une fois qu’elles se sont inscrites et sont sur le point de commencer à échanger sur ce site. Incapables de se percevoir comme des femmes faciles ou d’être perçues comme telles, elles préféreront que leurs profils restent lettres mortes. La question que l’on se pose alors est : mais dans ce cas pourquoi s’être inscrites sur un tel site ? Je pense à un type particulier de femmes : celles qui ont vécu une longue relation de couple et viennent de rompre.

Elles se trouvent dans une situation où elles doivent réinventer une grande partie de leur vie, car elles réalisent que leurs amis et leurs loisirs étaient très liés à leur couple. En effet, souvent un couple a des amis communs, des loisirs communs, de sorte que lorsque la relation prend fin, on doit non seulement faire le deuil de son couple mais aussi des relations et activités qui l’entouraient. On cherche alors à se créer d’autres liens affectifs, notamment amoureux, mais pas uniquement. Parmi les moyens choisis figurent les sites de rencontres en général. Les femmes qui viennent de rompre après une longue période passée en couple les apprécient pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’elles se demandent comment s’y prendre pour rencontrer à nouveau quelqu’un, ne serait-ce qu’en terme de codes de séduction. Elles ont tendance à se dire que passer par des sites de rencontres a le mérite d’être clair et aussi de permettre de se familiariser à nouveau avec les codes de la séduction sans trop de "danger". Elles ont en effet le sentiment de pouvoir se désengager plus rapidement et plus facilement sur un espace numérique que dans un espace IRL.

Elles s’inscrivent sur différents sites de rencontres en ne les connaissant que de noms, en se disant qu’elles pourront les comparer et trouver celui sur lequel elles se sentiront le plus à l’aise. Sur un site comme Ashley Madison, ce type de profil ne dépasse pas le stade de l’inscription parce qu’elles se disent que sur cette plateforme numérique les relations se limiteront à la sexualité. Or, ce qu’elles cherchent sur les sites de rencontres est bien plus général : des relations affectives au sens large. D’ailleurs, il n’est pas rare qu’elles y rencontrent des hommes qui vont devenir uniquement des amis…

Catherine Lejealle :Là encore, les pratiques dépendent du genre. On sait que des femmes s’inscrivent pour traquer leur conjoint et le piéger. Elles n’ont pas l’intention d’y aller pour l’usage habituel qu’on y entend ! Malgré tout, le déséquilibre semble peu croyable. On estime plutôt que sur des sites de libertinage on a 80% d’hommes et 20% de femmes. 

Avec un tel rapport de force comment expliquer le succès commercial de ce type de sites, surtout si les rencontres n'ont pas lieu ? Qu'est ce que cela révèle du comportement des inscrits ?

Nathalie Nadaud-Albertini : Le succès commercial de ce genre de sites et le fait que les rencontres n’ont pas lieu indiquent que les inscrits recherchent autre chose que ce qui est promis a priori. En effet, ils cherchent moins à tromper leur épouse ou leur compagne qu’à s’évader de leur vie quotidienne par le biais d’une relation dont on ne veut surtout pas qu’elle débouche sur une rencontre IRL.

Ce sont des hommes installés dans une relation de couple stable, souvent mariés et pères. Avec le temps, la relation avec leur épouse/compagne est moins définie par l’amour que par les liens du quotidien : le travail, s’occuper des enfants, de la maison, les amis et loisirs communs etc. Bien que sincèrement attachés à la femme qui partage leur vie et n’ayant pas envie de casser leur couple, ces hommes désirent également vivre une belle histoire d’amour. Parce que la stabilité du quotidien est sécurisante et étouffante à la fois. Ils cherchent alors une sorte de projection imaginaire qui leur permet d’échapper à la dimension pesante de la vie en couple installée depuis longtemps.

Pour ce faire, l’histoire leur importe souvent plus que l’amour effectif avec une personne IRL. C’est pourquoi la mise en récit dans un imaginaire personnel permise par la relation épistolairo-numérique  est parfaite. Elle fixe l’histoire, permet de se la raconter à soi-même sans venir menacer la relation de couple IRL… sauf lorsque le site fait l’objet d’un piratage informatique…  

Catherine Lejealle : Sur le marché du sexe, il y a de multiples attentes. Celle d’un conjoint en est une, celle de la relation sexuelle tarifée en est une autre. L’échangisme, le triolisme s’y ajoutent. Des applications à la Tinder géolocalisées existent par type de pratiques et d’attentes.

Mais ces attentes impliquent un  passage à l’acte qui n’est pas souhaité par tous. Pour certains, l’excitation d’échanger par téléphone, mail ou sms suffit. Cela a fait le succès du Minitel Rose ! Pour d’autres, la web cam permet à distance de s’exciter pour se satisfaire en solo derrière son ordinateur. On peut très bien imaginer que le site ait donc trouvé sa cible et répondu à diverses attentes. N’oublions pas que la presse érotique avec LUI, Playboy et autres titres continue à très bien se vendre et qu’elle répond aussi à des attentes.Nous n’avons aucune garantie ni moyen de lutter contre l’opacité de ces sites car ils présentent une particularité par rapport à tous les autres sites de mise en relation entre inconnus. En effet, qu’il s’agisse d’échange, de vente, de rencontres pour voyager ou aller courir, les sites comme airBnb, ebay, le boncoin, OVS, blablacar et autres Uber peuvent mettre en place un moyen de créer de la confiance. Avec les notations acheteur, vendeur, conducteur, avec les taux de participation effective, il est possible d’apporter aux tiers un grand nombre d’informations avant qu’ils entrent en transaction avec le tiers inconnu et ces notations aident à fixer le choix sur un profil ou un autre.

Classiquement la confiance se définit en fonction de deux critères : une dimension historique (votre passé et un cadrage sur un temps long) et une dimension communautaire et collective. Ainsi, si vous arrivez en retard, on réagira en fonction de vos habitudes. On vous excusera si vous n’êtes pas familier à ce genre de pratiques. Mais pour les sites de rencontre ce n’est pas possible. Un acteur majeur du dating avait tenté de mettre en place un boudoir où les internautes venaient raconter leurs expériences mais il a du abandonner car cela devenait vite ingérable. Ainsi, on n’a pas d’historique et c’est un risque à courir ! C’est la particularité de ces sites. 

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