Adolescents tueurs : qui saura rendre du sens à la vie ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les violences entre jeunes augmentent très vite sur le temps long : il y avait 132 000 mineurs mis en cause par la police en l’an 2000. Ils sont 217 000 aujourd’hui.
Les violences entre jeunes augmentent très vite sur le temps long : il y avait 132 000 mineurs mis en cause par la police en l’an 2000. Ils sont 217 000 aujourd’hui.
©AFP / REMY GABALDA

Ère du vide

Les violences entre jeunes, entre autres, font l'objet de multiples débats sur la notion d' "ensauvagement" de la société française.

Pierre-Marie Sève

Pierre-Marie Sève

Pierre-Marie Sève est délégué général de l'Institut pour la Justice. 

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Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Le 16 janvier, lors d’une bagarre entre jeunes, à deux pas d'un lycée dans le Val-de-Marne, un mineur de 16 ans est décédé. Un autre a été poignardé à la cuisse. Une enquête pour « homicide volontaire en bande organisée » et « tentative d’homicide en bande organisée » a été ouverte. Est-ce qu’on assiste à une hausse de ce genre de phénomène de violence chez les jeunes y compris les homicides ?

Pierre-Marie Sève : Je suis au regret de répondre par la positive. Oui, les violences entre jeunes augmentent très vite sur le temps long et les statistiques le prouvent. Cette délinquance des mineurs est plus nombreuse : il y avait 132 000 mineurs mis en cause par la police en l’an 2000. Ils sont 217 000 aujourd’hui. Mais cette violence est également plus grave : les tentatives d’homicide ont augmenté de 144% depuis 1996, les agressions (coups et blessures volontaires) ont augmenté de 124%. Les viols de 279%. Bref, les tendances de fond qui inquiètent les Français sont confirmées par les statistiques.

Michel Maffesoli : Il faut se garder de confondre la violence « ressentie » et les faits objectifs. Je ne sais pas du tout si ce phénomène est de plus en plus fréquent. Les statistiques officielles estiment à environ 850 le nombre d’homicides commis en France en 2021, avec une surreprésentation parmi les assassins d’hommes âgés de moins de 30 ans. L’augmentation du nombre total d’homicides entre 2020 et 2021 serait d’un peu plus de 50, mais bien sûr il faut prendre en compte le confinement.

Quoiqu’il en soit et je ne suis pas le mieux placé pour tirer des conclusions d’une analyse chiffrée, je ne répondrai donc pas directement à votre question qu’il faudrait poser à un statisticien ou à un sociologue spécialiste de l’analyse quantitative de la délinquance et de la criminalité.

Je m’interroge plutôt quant à moi sur la signification symbolique de ces crimes et de leur retentissement dans l’opinion ainsi que sur ce qu’ils signifient de l’imaginaire de l’époque.

Je dirai enfin que les conséquences fatales de bagarres violentes entre bandes ne sont pas un phénomène nouveau. Pensons par exemple aux bagarres opposant les communistes et les nazis dans l’Allemagne des années 30, aux nombreux meurtres qui ont émaillé l’actualité italienne des années 80 sans parler des sorties de bals et autres bagarres violentes.

S’agissant de l’affaire de Thiais, elle s’inscrit sans doute dans une double logique, celle des règlements de compte entre trafiquants et acheteurs de drogues et celle des bagarres entre bandes rivales venues de quartiers ou de villes voisins.

Enfin, il faut également prendre en compte les caractéristiques particulières de ceux qui manient le couteau : il y a depuis longtemps une violence psychopathologique chez un certain nombre de jeunes, qui a été bien analysée dès les années 90 (par exemple par le pédo-psychiatre Philippe Jeammet), dont on connaît les racines très précoces dans une enfance soumise à des violences comme victime ou spectateur et qui nécessite sans doute un accompagnement social et psychothérapeutique beaucoup plus intensif. On peut se demander pourquoi un jeune qui a déjà été mis en cause pour des violences aggravées, à qui on a interdit d’accéder aux quartiers où s’est déroulé le crime continuait à suivre sa scolarité dans ce lycée ! Pourquoi n’a-t-il pas bénéficié de manière réactive et précoce d’une scolarisation plus adaptée, par exemple dans un internat spécialisé ? Il existe beaucoup de moyens permettant de suppléer aux difficultés éducatives des familles et des quartiers. Ils ne sont mobilisés que quand les faits sont devenus trop graves pour qu’on les occulte.

Quels sont les déterminants de cette hausse de la violence, mortelle, chez les jeunes ?

Pierre-Marie Sève : Il est très difficile de le savoir car cela va de raisons a priori banales : des histoires de filles, de respect, etc…En criminologie, il est connu que les sociétés basées globalement sur la réputation sont plus violentes que les autres. Au Moyen-Âge, en l’absence d’un Etat qui poursuivait les crimes, la réputation d’un homme était très importante. Elle était son bouclier contre les agressions. Si l’on était craint, on était moins attaqués.

Le parallèle semble audacieux, mais il semble évident à tous que l’adolescence est une période très sociale ou la réputation prend une importance démesurée. On sait également que l’immigration en France fait coexister des jeunes issus de cultures et civilisations différentes. Les sociétés plus anciennes sont davantage basées sur la réputation.

Le pédopsychiatre Maurice Berger fait, lui, clairement le lien entre la culture clanique des pays d’Afrique du Nord et les comportements violents des jeunes qu’il rencontre. Mais plus largement, cette hausse de la violence chez les jeunes suit une évolution de la société des adultes. Depuis 20 ans, la violence retrouve une place en France en général. Le nombre d’agressions ou de tentatives d’homicides a été multiplié par deux. 

Michel Maffesoli : Je ne suis pas sûr qu’il faille parler de hausse de la violence mortelle chez les jeunes. Gardons-nous d’égrener des chiffres qui font peur et de renforcer ainsi un climat de peur généralisé. Je viens de publier un livre qui s’intitule Le Temps des peurs dans lequel je montre comment la peur de la mort est utilisée comme une stratégie d’asservissement. Et comment et c’est pourquoi on peut mettre cela en rapport avec les affaires telles celle de Thiais, comment la peur est utilisée pour juguler toute tentative de rassemblement, de manifestation, d’expression collective de la révolte.

J’ai dit qu’il y avait des raisons individuelles et collectives dans ces expressions de violence entre bandes. Il me semble que l’issue fatale de ces bagarres, c’est-à-dire l’usage d’armes entraînant la mort me semble plus liée à une pathologie individuelle qu’à un processus collectif. Je ne m’exprimerai pas plus avant sur les comportements individuels, qui relèvent de spécialités, la psychiatrie, le travail social, l’éducation qui ne sont pas les miennes.

S’agissant de l’aspect collectif, notons que les bagarres à main nue sont de tous les temps et sauf accident n’entraînent pas la mort. Je dirais même que quand on regarde cela d’un œil anthropologique, il a existé dans nombre de sociétés des manières de ritualiser, d’encadrer cette expression d’une violence juvénile. Les jeux et les tournois au Moyen-Âge servaient à cela. Des rituels plus récents tels ceux du bizutage par exemple, mais d’autres jeux de rôles permettaient également d’endiguer ces pulsions collectives. Je dirais même, de manière un peu provocante, que les incendies de voitures et autres dégradations de biens (notamment les Tags sur les RER, les bancs et abribus etc.) ressortissent de ce même besoin d’affirmation collective ou communautaire de la bande.

La bagarre entre bandes sert essentiellement à affirmer l’identité collective, communautaire de chaque bande. Chaque tribu (j’ai analysé ce phénomène d’appartenance « tribale » dès 1988) se définit en s’attaquant à l’autre tribu. Dans mon enfance dans un village de mineurs cévenol, nous nous bagarrions entre « quartiers » du village ; les bandes regroupaient une dizaine d’enfants et les bagarres parfois violentes étaient aussi une forme de jeu. Peut-être aussi une manière d’évacuer collectivement la violence bien plus grande que constituaient la mine et les divers accidents et morts qui en émaillaient le fonctionnement.

On ne peut pas se prononcer actuellement sur les déterminants de ces meurtres de Thiais. Clairement il y avait une volonté de s’en prendre à la bande rivale, une volonté de « punir ». L’homicide était-il volontaire ou est-il résulté d’un coup sans intention de provoquer la mort, la justice tranchera.

Mais je pense que les conséquences létales de ce type de bagarre sont liées non pas à une escalade de violence, mais à notre incapacité à réguler la violence, à la ritualiser, à lui donner sens. Nous sommes dans une société qui croit pouvoir éradiquer la violence, qui dès l’enfance interdit aux enfants de se battre, qui amalgame tous les comportements violents comme si le coup de poing valait le coup de couteau. On sait pourtant que l’apprentissage des sports de combat par exemple ou d’ailleurs des sports collectifs en général est un bon moyen de d’expression d’une violence que j’ai appelé « banale et fondatrice ».  

Est-ce que c’est une question de perte de sens de la vie ? De nihilisme ?

Michel Maffesoli : Les psychiatres et éducateurs qui s’occupent de jeunes très violents disent que quand il y a une pression psychique très forte, du fait notamment d’une exposition précoce à des violences intra-familiales, à des traumatismes graves, il y a une pulsion à faire couler le sang : le sien ou celui de l’autre. Or il y a en ce moment un climat d’agressivité et de violence légale très important.

Les manifestations des gilets jaunes qui étaient des rassemblements festifs et très peu violents au départ ont donné lieu à une répression féroce et à une mise en scène guerrière outrancière : les chars dans Paris !! Ensuite la pandémie du Covid a été instrumentalisée dans des images et des métaphores on ne peut plus guerrières. Les États-Unis et l’Europe mettent en scène la fourniture d’armes toujours plus meurtrières à l’Ukraine et la violence guerrière est magnifiée on ne peut plus. La paix est un mot presque obscène.

Certains parlent même de destruction de la Russie et l’usage de l’arme atomique est presque banalisé. Ce ne sont donc pas seulement ces jeunes en mal d’identification à leur bande qui sont en perte du sens de la vie. Notons que le nombre de jeunes admis en soins psychiatriques notamment pour dépression ne fait qu’augmenter. Et la dépression est une perte du sens de la vie.

Ne nous focalisons donc pas sur un évènement, mais réfléchissons à ce qui pourrait permettre à ces jeunes comme à tous les jeunes de donner sens à leur vie.

Est-ce aussi une question de valeurs ? 

Michel Maffesoli : Je n’aime pas le mot "valeurs". C’est un mot valise qui finalement a une connotation instrumentale et presque économique. Ce qui fait sens ce ne sont pas des valeurs, mais un sens commun, une croyance commune, une passion commune.

Je constate que les faits incriminés ont eu lieu devant un lycée, leur lycée et que d’une certaine manière l’école n’est plus le lieu qui donne sens à la vie de ces jeunes. Car l’école n’est plus qu’un vaste centre de tri permettant de mettre d’un côté les futurs chefs (ceux qui vont accéder à Sciences-Po, aux écoles de management etc.) et de l’autre ceux qui seront en quelque sorte de modernes esclaves, plus ou moins illettrés.

Le lycée est souvent pour ces jeunes un lieu d’attente, d’ennui. Et c’est pourtant le seul lieu public qui les rassemble, qui leur permettrait d’être ensemble, de développer une dynamique commune, de construire un enracinement ici et maintenant. Je le dis souvent, le lieu fait lien. Mais le lieu de l’école est souvent conçu de telle sorte qu’il casse les liens.

Le développement de la coopération, de la collaboration, la participation à des projets d’apprentissage communs, la construction d’une œuvre, tous ces moyens qu’ont bien sû développer le compagnonnage et diverses formes de formation par l’initiation manquent cruellement à l’école d’aujourd’hui.

Nos  élites attentives surtout à la formation de leurs enfants, dans les bons lycées et les bonnes écoles supérieures ont beau répéter comme des incantations les valeurs de la République, force est de constater que rien n’est fait pour favoriser l’être ensemble sur tout le territoire.

On évoque souvent des causes diverses et variées de la violence des adolescents : jeux vidéos, drogue, etc. Quelles sont les vraies responsabilités ?

Pierre-Marie Sève : Autant le dire tout de suite, je ne crois pas à la thèse des jeux vidéos. Les enfants ont toujours joué à faire la guerre, et cela ne les a pas poussés à s’entretuer pour autant. La drogue, en revanche, reste une possibilité. Les trafiquants aiment utiliser des mineurs car ils savent qu’ils ne risquent rien ou presque.

Michel Maffesoli : Encore une fois, la violence est une composante structurelle de notre espèce animale. On ne peut pas l’éliminer, on peut en revanche la réguler, la ritualiser, l’homéopathiser.

S’agissant de la drogue, question dont je ne suis pas non plus spécialiste, je remarquerai seulement deux choses : les faits de violence sont plus déterminés par les trafics de drogue que par la prise de drogue. Bien sûr l’alcool fait monter le taux d’agressivité et est à l’origine de nombre de faits de violence, notamment intrafamiliale. Mais les drogues interdites sont à l’origine de violences liées au commerce interdit lui-même.

Légaliser le commerce de la drogue, en faire un commerce contrôlé permettrait peut-être de faire baisser cette violence-là. (et également de contrôler la qualité de la drogue). D’autre part la consommation de drogues obéit en France à de curieuses définitions : l’alcool n’est pas une drogue, mais le cannabis si, les diverses substances psychotropes tels les anxiolytiques et autres somnifères sont délivrés comme des bonbons par les médecins généralistes et pourtant leur puissance addictive est bien documentée. Là encore, je dirais que la prise de substances modifiant les humeurs existe dans toutes les sociétés, mais qu’elle devient très dangereuse, individuellement et socialement quand elle n’est pas intégrée à un processus communautaire, à une convivialité ritualisée.

Il en est de même s’agissant des jeux vidéo d’ailleurs qui peuvent être des médias de convivialité bien maitrisés par chacun et le groupe ou des occasions de repli et d’isolement.

Comment lutter contre cette tendance ?

Pierre-Marie Sève : Je pense qu’un mot résume tout : l’autorité. A l’école, dans les familles, dans la rue, dans la Justice. Les jeunes ont besoin d’une dose bien compris et bien adaptée d’autorité. Or, chacun fait le constat de cette disparition de l’autorité. Maitre Thibault de Montbrial l’a bien identifié dans un ouvrage récent « Osons l’autorité ». Je pense également aux écrits de Maurice Berger : lui qui a pratiqué pendant des décennies dans des centres éducatifs fermés et renforcés, il parle de « lieux contenant » comme seul moyen de canaliser les énergies et les pulsions des jeunes délinquants ou criminels.

Michel Maffesoli : On ne luttera bien contre la violence qu’en acceptant qu’elle existe et en cherchant à la ritualiser, à l’homéopathiser, à l’intégrer dans un cadre communautaire. Je dis communautaire pas au sens ethnique bien sûr, mais au sens du besoin qu’à chacun de se retrouver dans un groupe, une bande, une solidarité de proximité. C’est cela que cherchent les bandes de jeunes. L’expression très violente n’est que le constat de leur difficulté à faire exister cette solidarité de proximité.

Les institutions de la République et notamment l’école et le travail social ont trop tendance à vouloir casser les groupes, sortir les individus de leur environnement communautaire au lieu de se servir de cette dynamique pour donner un sens à leur formation, pour faire de leur accession à l’âge adulte une vraie initiation à la vie en commun.

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