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"Les solutions existent, mais quand serons-nous, chacun individuellement (et pas seulement dans l’attente de décisions politiques qui n’arriveront pas), prêts à les porter ?", lance Antoine Jeandey.
"Les solutions existent, mais quand serons-nous, chacun individuellement (et pas seulement dans l’attente de décisions politiques qui n’arriveront pas), prêts à les porter ?", lance Antoine Jeandey.
©Sylvain THOMAS / AFP

Sainte colère

Existe-t-il plus de raisons aujourd’hui qu’hier à la colère paysanne ? Les promesses données aux agriculteurs n'ont pas été tenues.

Existe-t-il plus de raisons aujourd’hui qu’hier à la colère paysanne ? Non, il n’y a pas eu un nouveau faux-pas récent contre les agriculteurs. En revanche, tout ce qui ne devait plus durer, toutes les promesses données et prononcées avec la juste sémantique pour calmer toute ardeur belliqueuse, n’ont pas été tenues.

« Et quand les agriculteurs allemands, nos voisins, se mobilisent comme jamais, que le mouvement gagne d’autres pays européens, que l’information mondialisée montre des colères des travailleurs de la terre au Canada ou ailleurs… La question finit par se poser : au fait, pourquoi pas nous ? Est-ce qu’on vit mieux qu’eux ? Est-ce qu’on a, dans les faits, obtenu une lisibilité financière sur l’avenir de nos exploitations au moins égale aux échéanciers des investissements qu’on nous demande de faire ? Et pourquoi y a-t-il encore des collègues qui se suicident, on nous avait parlé d’un plan gouvernemental… » 

Pour comprendre pourquoi un mouvement de contestation nait aujourd’hui dans les champs, il faut essayer de se mettre dans la tête de l’agriculteur. Penser comme lui. Cela fait des années qu’il voit défiler des politiques de tous les partis, avec un pouvoir gouvernemental ou autres, des années qu’il entend des phrases qui ressemblent tant aux revendications syndicales de la corporation. « Les agriculteurs doivent vivre du prix de leurs produits », « 400 € par mois pour plus de la moitié d’entre eux, ce n’est pas normal », « nous avons besoin des agriculteurs pour nous nourrir ».

Encore récemment, le nouveau Premier ministre Gabriel Attal a réussi l’exploit de mettre bout à bout tous ces poncifs dans une même phrase, en en ajoutant même quelques autres. Le tout, en ayant l’air au moins aussi sincère que ses prédécesseurs dans cette posture politicienne. Mais dans les faits ? A-t-il demandé aux banques de finir par accepter de regrouper tous les crédits des agriculteurs en un seul pour leur permettre d’alléger leurs trésoreries ? Aux techniciens administratifs ministériels chargés de transcrire en droit français les directives (principalement environnementales) de Bruxelles de ne plus en ajouter pour éviter des distorsions de concurrence avec les voisins européens ? S’est-il rendu au chevet d’une veuve d’un agriculteur suicidé, déjà par compassion, et pour essayer de comprendre ensuite ?

Car si depuis quelques années désormais le suicide des agriculteurs n’est plus un sujet tabou, l’étape suivante, celle consistant à en déterminer les causes pour agir en conséquence, reste un vaste chantier à l’abandon. Qu’une population aussi importante à l’intérieur d’une corporation en arrive à une telle extrémité a valu deux rapports parlementaires (un de l’Assemblée, un du Sénat) lesquels ont abouti à un plan ministériel… Résultat aujourd’hui : on n’a toujours pas de comptage officiel du nombre d’agriculteurs (ou agricultrices, il y en a aussi, malheureusement) qui se suicident chaque année. On a demandé à des institutions agricoles de participer à une sorte de plan de prévention, sans tenir compte du fait que ces mêmes organismes ont été cités lors de témoignages de familles comme ayant eu des attitudes faisant partie des causes du fléau. Quant aux causes financières, elles n’existaient pas selon le rapport de l’Assemblée, elles n’ont pas été examinées de trop près par les sénateurs pour ne pas entraver le travail de leurs collègues sur une loi d’orientation agricole, et elles sont seulement mentionnées (mais non élucidées bien sûr) dans le plan gouvernemental.

En d’autres termes, dans cette profession inédite où le revenu est très largement inférieur au Smic pour une majorité, l’argent ne serait pas la source du problème d’un mal-être sans commune mesure avec ce que connaissent les autres secteurs d’activité…

Qu’il ne s’agisse pas de la cause unique, certes. Mais occulter l’importance de la pression financière dans la viabilité économique des exploitations, cela revient à s’exposer à ce que nous vivons aujourd’hui, un ras-le-bol généralisé, où les manifestants savent qu’in fine ils n’obtiendront qu’un peu d’intérêt médiatique et des promesses politiciennes. Rien de plus. Parce que le fond du problème, on ne s’y attaque pas. Pire, on ne l’identifie pas.

Notre société glisse de la production vers les services. Nous avions des secteurs d’excellence que nous avons abandonné au fil du temps. Les filatures textiles du nord de la France ou des Vosges ont fermé, l’industrie entière a été entrainée dans cette spirale de délocalisations… Je me souviens de slogans de syndicats agricoles pas si vieux que ça, il y a moins de 20 ans, disant « on ne peut pas délocaliser l’agriculture ». Pourtant, aujourd’hui, on y arrive. Les agriculteurs sont de moins en moins nombreux, et les agrandissements des surfaces par individu ont leur limite. Dans certaines régions, les friches gagnent. Nos entreprises agroalimentaires doivent parfois se fournir au-delà de nos frontières : les réseaux sociaux foisonnent de photos d’étiquetages de viandes « made in France » mais aussi « élevé en Irlande » (ou ailleurs, pays juste cité pour l’exemple), sur le même produit.

Mais cette tendance sociétale n’explique pas tout. Surtout, ce grand partage au sein de la mondialisation (à chaque continent ou groupe de pays son type de productions, avec un maximum d’échanges) n’a jamais été acté officiellement. Cette vision stratégique n’a jamais figuré dans aucun programme politique, et pourtant elle est appliquée. Le raisonnement a des limites. Une crise comme celle du Covid a démontré que dans une période où les échanges ne peuvent s’opérer, l’autonomie alimentaire est un gage de sécurité. Or le contexte géostratégique actuel, avec la guerre aux portes de l’Europe, devrait inciter, au minimum, à une certaine méfiance envers des mécanismes trop dépendants d’autrui.

Si le repli sur soi serait une erreur monumentale sur ce plan géostratégique (dans un monde où les conflits se multiplient, il nous faut des partenaires), l’abandon pur et simple de nos facultés de productions en est une autre, doublée de conséquences humaines qui méritent que l’on s’y attarde davantage.

L’histoire récente le démontre. Si, sur le coup, ce n’est pas paru évident pour tout le monde, il apparait avec les développements en Ukraine que le gouvernement français a eu raison de ne pas livrer deux porte-hélicoptères à la Russie après l’invasion de la Crimée… Pour autant, pour les agriculteurs français, ce choix fut funeste, car il a correspondu, en mesure de rétorsion, à la perte du marché intérieur russe, très important. D’où des mouvements déjà importants en 2015. Aucune mesure n’ayant l’envergure du marché perdu n’avait été prise alors. Aujourd’hui, les agriculteurs sont aussi inquiets des annonces d’entrée dans l’Europe de pays à fort potentiel concurrentiel tels l’Ukraine ou même la plus petite Moldavie. Dans tous ces arbitrages diplomatiques globaux, notre agriculture est oubliée. Cela ne signifie pas qu’il faille remettre en cause ces choix essentiels, mais il convient en revanche de ne plus oublier les conséquences internes qu’ils engendrent par ricochet ensuite, en l’occurrence l’impact sur nos agriculteurs.

Il existe des pistes pour soulager les trésoreries, autres que de renoncer à tout rôle diplomatique humaniste. Aujourd’hui, il n’est question que de mesures ponctuelles (en particulier les fameuses « années blanches », où on exonère de cotisations les chefs d’exploitation pendant une année), mais qui ne résolvent rien sur le fond, elles ne font que reporter le problème. Pour un gouvernement, c’est pratique, il peut espérer que le boomerang ne reviendra qu’avec son successeur. Mais pour notre société, c’est dramatique.

Sous l’ère Macron, les états généraux de l’alimentation, ainsi que les lois Egalim qui ont suivi, devaient en principe rétablir un plus juste partage de la valeur ajoutée entre les différents acteurs de l’agroalimentaire. Mais derrière, quels résultats ? L’économiste Olivier Mevel ne cesse, arguments chiffrés à l’appui, de fustiger les marges prises par les grandes surfaces, au détriment de leurs fournisseurs (le suivre sur les réseaux sociaux pour aller plus loin). C’est une partie du problème. Mais ces centrales d’achat sont loin d’être les seules à profiter du système aujourd’hui. J’évoquais plus haut les banques, y compris la plus célèbre dans la profession, puisque à l’origine créée par des paysans pour répondre à leurs besoins. Les agriculteurs sont endettés. Pas qu’une fois, et pour longtemps. Quand ils doivent construire un bâtiment, un hangar, acheter du matériel, s’orienter vers des diversifications pour éviter d’être trop tributaires de la météo... A chaque fois, c’est un nouvel emprunt. Les mensualités s’accumulent. J’en connais qui ont jusqu’à une quinzaine d’emprunts à rembourser... Les banques en profitent pour se rétribuer... Ce qui ne serait pas anormal si ce n’était fait exagérément. Principe bancaire de base : plus le client présente des risques, plus on élève le taux... En d’autres termes, si un agriculteur est « limite » en termes de trésorerie, il paye son emprunt plus cher. Une forme « d’assurance pécuniaire » pour la banque, mais évidemment également la cause directe de soucis supplémentaires pour l’exploitant. Qui plus est, les banques refusent aujourd’hui catégoriquement toute forme de regroupements de crédits avec re-discussion des taux au passage. Un agriculteur qui n’aurait plus qu’une mensualité au lieu d’une dizaine, avec un montant inférieur au global qu’il paye aujourd’hui, ne serait-il pas enclin à cesser de se révolter ?

Ce n’est pas le chemin imaginé aujourd’hui. La communication, et la sémantique, reprennent le dessus. Ce que veut le gouvernement, c’est éviter la « gilet-jaunisation » (quel affreux néologisme) du mouvement. Pas régler le problème, trop complexe de mêler d’autres secteurs d’activités à la discussion. Cette tartufferie gouvernementale est révélatrice de l’ensemble de notre société, pas prête elle aussi à honorer ses engagements. Toutes les enquêtes d’opinion qui paraissent chaque année au moment du Salon de l’agriculture (fin février) montrent que près des deux tiers des consommateurs sont prêts à payer plus cher leurs courses alimentaires quand elles sont identifiées faites en France. Mais dans les faits, cet intérêt s’évapore dès qu’il s’agit de remplir son caddie, après avoir fait le plein d’essence, reçu différentes factures...

Les solutions existent, mais quand serons-nous, chacun individuellement (et pas seulement dans l’attente de décisions politiques qui n’arriveront pas), prêts à les porter ? En attendant, à une cadence que nous ne connaissons pas officiellement, les agriculteurs disparaissent, arrêts d’activité, liquidations. Suicides... Adieu paysan, on t’aimait bien.

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