Accusée Merkel, levez-vous : après 8 ans au pouvoir, faut-il condamner la chancelière allemande pour crime contre l'économie européenne ou l'absoudre pour renflouement de l'Union ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les excédents allemands sont dans la ligne de mire de Bruxelles.
Les excédents allemands sont dans la ligne de mire de Bruxelles.
©Reuters

À la barre

Le 22 novembre 2005, Angela Merkel débutait son premier mandat de chancelière. Aujourd'hui, l'Allemagne de "Mutti", championne à l'export, s'attire les foudres de Bruxelles qui lui reproche de déséquilibrer l'économie européenne.

La Commission européenne a annoncé l'ouverture d'une procédure d'enquête sur le niveau de l'excédent commercial allemand jugé néfaste – car supérieur à 6% de son PIB – pour la cohésion économique européenne. Après huit ans de gouvernement Merkel où l'Allemagne s'est affirmée comme leader incontesté de la zone euro, zoom sur les principaux chefs d'accusation contre l'Allemagne. 

1) L’Allemagne a plombé la croissance européenne par son imposition de la rigueur

Alain Fabre : La rigueur a ses causes, en Allemagne comme ailleurs, pour des raisons qui tiennent à des déséquilibres nationaux. Si l’Allemagne ou la zone euro n’étaient pas là pour mettre la pression, les marchés interviendraient pour corriger les déséquilibres qu’ils viennent du marché du travail ou du commerce extérieur. On est dans la même configuration que lorsqu'on demande à une entreprise de prendre des mesures de rigueur pour redresser son activité. Je dirais que l’Allemagne veut mettre en place une politique pour une croissance qui soit du "muscle" et pas uniquement de la "gonflette". L’Allemagne, quand elle fait de la croissance, c’est du muscle, là où, par exemple, les Etats-Unis font souvent de la gonflette. Et, pour ces derniers, la croissance que l’on pensait importante ne repose pratiquement que sur l’acceptation d’un équilibre à terme intenable. 

Francesco Saraceno : Comme toute crise suivant une bulle spéculative, la crise commencée en 2008 est caractérisée par une augmentation de l’épargne privée. Le besoin de désendettement des ménages, des firmes, et des institutions financières, ont provoqué une chute drastique de la demande privée (de consommation et d'investissement). Pour soutenir la croissance et la demande agrégée, il fallait donc une augmentation, temporaire, des dépenses publiques. Ceci est effectivement arrivé en 2009. Mais à partir de 2010, à cause de la crise de la dette souveraine, les pays de la périphérie de la zone euro ont été contraint de réduire leur dépenses publiques. La somme du désendettement privé et public a mené à la profonde crise que ces pays ont vécu. L'Allemagne aurait pu aider ces pays (et donc s'aider elle-même) en envoyant le message que la consolidation budgétaire, quoique nécessaire, aurait du être plus graduelle, et retardée dans le temps. Ceci aurait probablement suffi à calmer les marchés. A défaut d'un soutien explicite aux pays en difficulté, elle aurait pu en accompagner l'ajustement avec une politique plus franchement expansionniste, soutenant ainsi la demande agrégée au niveau de la zone euro, et donc en rendant l'ajustement plus efficace et moins douloureux. Le choix a été différent. L'Allemagne a alimenté le récit moral des cigales et des fourmis, justifiant ainsi les inquiétudes des marchés ; en outre, en prétendant des politiques d’austérité radicales, et en menant en plus une politique restrictive chez elle, l'Allemagne a contribué à réduire la demande publique européenne pendant que la demande privée peinait à reprendre. La crise s'est ainsi aggravée.

2) Elle a encouragé l’euro fort et en a profité au détriment des intérêts des autres pays

Alain Fabre : Sur cet aspect-là, il faut prendre la question de manière plus minutieuse. Ce que les observateurs qui dénoncent l’Allemagne relèvent, c’est plutôt qu’elle a bénéficié d’une devise sous-évaluée par rapport au Deutschemark qui aurait pénalisé ses exportations s’il avait été conservé. Il y a donc eu un vrai coup de pouce. Et effectivement, l’Allemagne est capable de supporter un euro élevé, notamment par rapport à la France, tout en restant compétitive. Le système qui fait reposer une croissance sur un système de change est de toute façon, selon moi, destructeur de valeur à moyen terme, comme en Italie ou en Espagne.  

Francesco Saraceno : Un pays surendetté et à faible compétitivité, peut recourir à une dépréciation de son taux de change réel (le prix de ses biens en devise étrangère) pour augmenter ses exportations et réduire sa dépendance des flux de capitaux étrangers. Ceci peut se faire par un taux d'inflation inférieur à celui de ses partenaires commerciaux, ou par une dépréciation du taux de change nominal. Pour les pays de la périphérie de la zone euro ceci aurait pu se faire par une dépréciation de l'euro, qui aurait augmenté les exportations hors zone euro, et par un taux d'inflation inférieur à celui de l'Allemagne et des autres pays du centre, qui aurait amélioré la compétitivité à l’intérieur de la zone euro. L'Allemagne a rendu les deux stratégies extrêmement difficiles. Ses excédents commerciaux se sont traduit par une balance extérieure de la zone euro dans son ensemble qui est restée proche de l’équilibre (et dernièrement en surplus). L'euro est donc resté très fort. En outre, le taux d'inflation très faible de l'Allemagne a obligé les pays de la périphérie, pour restaurer leur compétitivité, à mener des politiques de réduction des prix et des salaires. Cette déflation a contribué à alourdir le poids de la dette et à plomber la croissance, rendant l’austérité inutile. Encore une fois, une politique moins restrictive de la part de l'Allemagne aurait rendu l'ajustement de la périphérie moins douloureux, et plus efficace.

3) L’excédent de sa balance commerciale plombe celles des autres pays de l’UE

Alain Fabre : C’est un argument que je trouve très curieux car il supposerait que les uns gagnent ce que les autres perdent. Or, dans les principes de l’économie de marché, chacun des partenaires encaisse des gains liés à l’échange, par rapport au fait de vivre plutôt en autarcie. L’autre point un peu plus statistique est que l’Allemagne réalise les trois quarts de ses excédents commerciaux avec des pays qui ne font pas partie de la zone euro. Les succès commerciaux de l’Allemagne sont obtenus sur les marchés émergents – c’est pour cela qu’elle engrange les succès d’ailleurs – alors que la zone euro est handicapée par ses problèmes structurels. D’ailleurs, on peut également préciser que les Allemands sont aussi de gros consommateurs de tourisme et sont très présents dans les pays du Sud, et que dans le domaine, elle a une balance qui est très déficitaire. Ce n’est certes pas compris dans la balance du commerce international, mais cela rappelle qu’il faut avoir une vision un peu plus raisonnable de la façon dont les échanges se passent entre l’Allemagne et ses partenaires européens. 

Francesco Saraceno : L’excès d’épargne allemand, cause de son excédent commercial, prive les autres pays de la zone euro d'un marché particulièrement important. Ceci les oblige à réduire leur déficit en cherchant à exporter hors de la zone euro, avec en plus, comme on remarquait plus haut, un euro qui reste très fort. L’amélioration des soldes courants des autres pays s'est donc fait plus lentement que cela n'aurait été le cas si l’Allemagne acceptait d'augmenter ses importations et d'avoir un déficit commercial.

4) Elle a tiré les salaires vers le bas, à un niveau que ne pouvait se permettre ses partenaires

Alain Fabre : Si l’on s’intéresse à ce qu’il se passe vraiment sur cette question, plutôt que de se pencher sur des points anecdotiques, c’est que les salaires en Allemagne augmentent au rythme d’environ 3% dans le secteur industriel. Ce qui fait d’ailleurs que – contrairement à ce qui est avancé souvent de manière confuse – la demande intérieure joue plus dans la croissance que les exportations. Deuxième point, il est facile de prendre des situations isolées – comme les abattages de porcs où l’on trouve des travailleurs étrangers qui acceptent des salaires faibles voire dérisoires – mais ce n’est pas cela qui explique la performance économique allemande. L’Allemagne se caractérise même par des salaires élevés, puisque ils sont supérieurs d’environ 30% à la moyenne de la zone euro. Les travailleurs allemands ne sont donc pas sous-payés sauf cas très spécifiques.

Francesco Saraceno : En effet, la transition d'un déficit à un excédent commercial s'est faite grâce aux effets des réformes Hartz, qui ont instauré un marché du travail dualiste. A partir de ce moment, tout choc négatif dans d'autres pays (par exemple la France) se traduisait en une augmentation du chômage, et en Allemagne augmentait les nombre de travailleurs pauvres, à chômage constant ou décroissant. Il ne s'agit donc pas de pouvoir se permettre de baisser les salaires, mais d'un choix politique différent. Si la France et les autres pays devaient faire le même choix que l'Allemagne, pourtant, ils enclencheraient une course au rabais qui ne laisserait que des perdants. Les dévaluations compétitives des années 1930 sont là pour en témoigner. La modération salariale allemande ne marche que parce ce que les autres pays ne la suivent pas. Ceci n'est pas prêt de changer, comme en témoignent les difficultés rencontrées par le SPD dans sa tentative d'introduire un salaire minimum dans le cadre des négociations pour la formation du nouveau gouvernement.

5) Elle ne propose aux autres pays membre qu’un seul modèle de développement – le sien – au mépris de leur diversité culturelle et des traditions politiques et sociales

Alain Fabre : Primo, il y a le traitement des difficultés financières de la zone euro. Et dans ce domaine, l’Allemagne considère que la solidarité des uns est indissociable de la responsabilité des autres. Il faut donc, pour elle, accepter de mettre en place des réformes de structures pour réduire les déficits. Et c’est cette exigence qui tient l’ensemble car on ne peut pas imaginer une Allemagne qui accepterait de payer en tolérant tous les déficits. D’ailleurs, dans cette optique, l’Allemagne n’aurait même pas les moyens d’aider tous ses partenaires. Il y a donc une forme de logique. Secundo, l’Allemagne n’a jamais voulu « d’Europe allemande », elle veut surtout une « Allemagne européenne ». Elle n’agit donc pas pour sa propre gouverne, mais aussi pour la gouverne des autres. Elle insiste donc beaucoup pour que la dimension sociale du développement économique européen soit liée à la compétitivité. Une fois que l’on a dit cela, les autres Etats sont libres de gérer les choses comme ils l’entendent. Je rappelle aussi que cette manière négative de présenter les choses est très « française » et ne correspond pas à la réalité de l’Allemagne qui est un pays où seuls trois ou quatre Länder tirent toute la machine allemande, qui applique pour elle-même ces règles de solidarité/compétitivité. L’idée d’une décision économique centralisée qui s’impose à tous les Etats ne correspond donc pas à la vision allemande. 

Francesco Saraceno : Plus que la diversité culturelle, l'Allemagne semble mépriser la logique économique et la comptabilité de base. Un modèle de croissance tirée par les exportations ne peut marcher que s'il n'est pas généralisé. Le solde commercial au niveau mondial est par définition nul, et donc on ne pourra généraliser le modèle allemand que le jour où on commencera à exporter sur Mars. Il s'agit donc d'un drôle de modèle, dont le succès repose sur le fait qu'il n'est pas imité. Mis à part son manque de cohérence comptable, le modèle de croissance tirée par les exportations a un autre défaut, d'ordre géopolitique. Une Europe "allemande", reposant sur les exportations vers le reste du monde pour assurer sa croissance, serait obligée de se faire remorquer par les Etats-Unis aujourd'hui, par la Chine demain, et par qui sait d'autre après-demain. Le résultat serait un géant économique, peut-être, mais un nain politique. Une Europe incapable d'assumer son rôle de puissance mondiale, et condamnée à être politiquement insignifiante.

Propos recueillis par Damien Durand

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