Abstention record : mais qui sont véritablement les responsables de la crise démocratique française ? <!-- --> | Atlantico.fr
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L’abstention au premier tour des élections législatives est de 52,49%, selon les chiffres du ministère de l'Intérieur, un record.
L’abstention au premier tour des élections législatives est de 52,49%, selon les chiffres du ministère de l'Intérieur, un record.
©FRÉDÉRIC FLORIN / AFP

Législatives 2022

Plus d’un électeur sur deux a boudé les urnes, dimanche 12 juin, pour le premier tour des élections législatives. Ce nouveau record pour l’abstention (52,49%) alerte sur le malaise démocratique du pays et sur le désintérêt des Français pour ce scrutin.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : L’abstention au premier tour des législatives est de 52,49%, selon les chiffres du ministère de l'Intérieur, un record. A quel point cela témoigne-t-il d’un malaise démocratique français ?

Christophe Bouillaud : Il faut en effet prendre la mesure de ce niveau d’abstention : c’est vraiment plus d’un électeur inscrit sur deux qui n’a pas fait l’effort d’aller voter au premier tour de ces législatives.

Ce taux d’abstention aux législatives correspond en premier lieu à la perception par les électeurs de l’enjeu en terme de pouvoir dévolu par ces élections. Vu la scénographie mise en œuvre, à la fois par les hommes et femmes politique, par les partis principaux, et surtout par les médias, l’électeur moyen est fondé à croire que tout se joue lors des deux tours de l’élection présidentielle. Il n’y a donc pas lieu de se déranger pour aller voter.

Or la France reste une démocratie représentative dotée de deux Chambres élues, l’une directement, l’Assemblée nationale, l’autre indirectement, le Sénat, et ces deux Chambres votent la législation, avec une nette prééminence de l’Assemblée en cas de désaccord. C’est donc là un manque de connaissance des institutions de la part des citoyens qui expliquent d’abord cette augmentation.

Mais la faute principale en revient aux politiques et aux médias qui ont fait comme si nous étions en pratique dans un régime d’autocratie présidentielle. Il est vrai que la pratique de l’hyperprésidence à la Macron a validé ce diagnostic : entre 2017 et 2022, l’Assemblée nationale avec sa majorité macroniste est apparue comme une « chambre d’enregistrement ».

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En plus, comme la stratégie du Président réélu a été de faire comme si ces élections législatives étaient une formalité et comme celle de Marine Le Pen, la finaliste du deuxième tour de la présidentielle, a été de lui accorder d’avance la victoire, la campagne de ces législatives a été particulièrement atone jusqu’à ces tous derniers jours. Ce n’est qu’à cause du pari de Jean-Luc Mélenchon de rassembler autour de son parti et de sa personne la gauche dans la NUPES qu’un enjeu est apparu pour de nombreux électeurs, que ce soit en soutien ou en opposition. On peut légitimement se demander ce qui se serait passé si Mélenchon avait décidé de ne rien tenter. Serions-nous en train de commenter les 60, 65, 70% d’abstention au premier tour des législatives de 2022 ? Le paradoxe politique de tout cela, c’est que, du point de vue de la légitimité, ce combat qu’impose le choix de Mélenchon à Macron, permettra à ce dernier en cas de victoire de la majorité présidentielle dimanche prochain de s’en réclamer pour souligner qu’il dispose vraiment d’un mandat des électeurs français pour son projet présidentiel. L’autre paradoxe, et non des moindres, c’est que les électeurs du RN se sont mobilisés en dépit même de la campagne ratée des leaders de ce camp, qui se sont, si j’ose dire, réveillés in extremis.

En second lieu, au-delà de ce problème de l’enjeu perçu ou non par les électeurs, largement en fonction de la manière dont les grands médias présentent la situation, il faut bien sûr noter le progressif détachement des électeurs, en particulier les moins éduqués ou les plus jeunes, d’un ordre politique que plus aucune institution intermédiaire ne leur explique vraiment. Ni l’Eglise catholique en déclin, ni les syndicats, ni les associations d’éducation populaire, ni même le bistro du coin, ne sont là pour expliquer les tenants et les aboutissants des conflits en cours au sein de l’ordre politique. Il ne reste que les proches ou les médias, anciens ou nouveaux. Le collant intermédiaire qui amenait aux urnes des électeurs peu intéressés par la chose politique ne fonctionne plus.

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Une abstention hautement politique

En troisième lieu, il y a le renouvellement des générations. Plus une génération est récente, plus elle ne voit le vote que comme une possibilité parmi d’autres d’influer les choix collectifs, et surtout elle ne considère plus le vote comme un devoir. Encore cette fois-ci, ce sont les plus de 60 ans qui font la participation.

Le cumul des trois aspects produit des poches d’abstention dans certains segments de la population, surtout la plus jeune ou la moins éduquée, et, inversement, heureusement que l’électorat n’a jamais été aussi âgé en moyenne, car sinon quel résultat en terme d’abstention cela donnerait-il ?

Dans quelle mesure ce phénomène d’abstention est-il plus marqué (y compris à la présidentielle) qu'ailleurs en Europe ?

Il ne faut pas croire que la France soit un cas isolé en Europe. Partout, la hausse de l’abstention peut être constatée, avec ces trois caractéristiques : l’enjeu perçu par l’électeur amène au vote ou en éloigne ; les structures sociales d’encadrement, partout affaiblies, jouent sur la participation ; les générations nouvelles ne voient plus le vote comme une obligation, et surtout, pour une part d’entre elles, voient d’autres moyens d’agir politiquement. C’est à mon avis une illusion de leur part que de ne pas considérer le vote comme l’acte majeur de la vie démocratique, mais elle se retrouve partout.

De fait, si l’on élargit le regard hors de France, il y a quelques pays à l’est du continent, la Pologne par exemple, où l’abstention est durablement élevée depuis le retour à la démocratie en 1989. Et à l’ouest, l’Italie bat de son côté ses propres records d’abstention.

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Quelle est la responsabilité des partis français dans ce constat ? Sont-ils plus "perdus", moins cohérents idéologiquement qu'ailleurs en Europe ? Si oui, pourquoi ?

Il ne semble pas que cela soit une question de cohérence idéologique de la part de nos partis politiques. Leur discours politique n’est pas moins cohérent idéologiquement qu’ailleurs, et, pour connaitre bien au moins un pays de l’ancienne Europe de l’Est, la Roumanie, j’aurais tendance à trouver nos propres oppositions idéologiques d’un tranchant et d’une limpidité sans appel. Vu du point de l’offre politique, contrairement à une idée reçue sur l’affaiblissement idéologique de nos partis, il ne me semble pas permis de parler de « partis perdus ». Oserait-on ainsi dire que le parti d’Eric Zemmour, Reconquête, était sans cohérence idéologique ? Or il semble qu’il connaisse une Bérézina complète lors de ce premier tour.

Par contre, il faut pour s’y retrouver connaitre toute une grammaire des oppositions politiques. Cela suppose un minimum de socialisation à la politique, et c’est sans doute cela qui manque à l’électeur. C’est d’autant plus net aujourd’hui que la majorité présidentielle, Ensemble !, fait tout en raison de son positionnement central pour éviter de trop clarifier ses propres positions.

C’est un effet de notre système électoral majoritaire à deux tours. Il vaut mieux pour gagner au centre, ne pas fâcher l’électeur de centre-droit et celui de centre-gauche. Dans des systèmes électoraux proportionnels, les choses peuvent souvent être plus claires pour l’électeur. Chaque parti occupe un segment, plus ou moins large, de l’espace électoral. Il lui faut être plus explicite dans ses options. En Allemagne, c’est particulièrement net, voire parfois caricatural, mais, au moins, c’est plus facile à lire pour l’électeur.

Au-delà de ces aspects de lecture plus ou moins facile de l’offre politique, la France souffre sans doute des effets à long terme d’une incapacité des élites politiques qui se sont succédé au pouvoir depuis le début des années 1970, avec la fin des « Trente Glorieuses », à protéger adéquatement toute la population contre les effets de la mondialisation. Il y a eu vraiment des gagnants et des perdants, et c’est bien du côté des perdants que l’abstention ou le vote pour les deux extrêmes du champ politique domine. Une bonne part de la géographie du vote RN va rappeler encore une fois à tout le monde cet aspect du problème français.

Selon l’IFOP, 22% des électeurs se sont décidés le jour du vote ou la veille. Seuls 31% ont toujours su pour qui ils allaient voter aux Législatives 2022. Comment analyser le fait que moins du 1/3 de l’électorat apparaisse fixé politiquement ?

La source de cette labilité de l’électorat se trouve dans le détachement complet d’une très grande partie de la population de tout encadrement social, pour ne même pas parler d’encadrement partisan. C’est une banalité que de le souligner : nous sommes devenus une société d’individus. Or, en pratique, comme individu isolé, se faire une opinion politique ne va pas du tout de soi. Il vaut mieux hériter d’une orientation familiale, ou bien avoir eu l’occasion de fréquenter une organisation qui vous socialise à la politique, à savoir une Eglise, un syndicat, une association. Il est frappant ainsi de voir, lorsqu’on interroge de jeunes abstentionnistes, à quel point ils disent ne rien y comprendre. On peut surtout dire que personne ne les a aidés à comprendre. Ils se plaignent souvent de l’école sur ce point, mais cela ne peut pas être son rôle. Expliquer les oppositions politiques en vigueur est une activité trop politique pour être confiée à un service public se voulant neutre politiquement.

Il est d’ailleurs inquiétant de constater que 47% des abstentionnistes selon ce même sondage IFOP déclarent s’abstenir parce que ces élections ne changeront rien à leur situation personnelle, que 44% de ces mêmes abstentionnistes déclarent ne pas voter parce qu’elles ne changeront rien à la situation du pays, et 39% d’entre eux ne pas voter parce qu’aucun candidat ne défend ou représente leurs idées. Ces déclarations traduisent certes de leur part une méconnaissance des réalités à l’œuvre en politique, mais cette méconnaissance correspond largement à des mécanismes d’isolement à l’œuvre dans notre société. 

Quelles sont les autres raisons de ce malaise démocratique qui mènent à ces chiffres records de l’abstention ?

J’ajouterai volontiers deux aspects.

D’une part, le système institutionnel est devenu incohérent. Si le Président décide de tout, il faudrait pour rendre tout cela plus clair élire en même temps que lui sa majorité. On pourrait penser à un mécanisme similaire à l’élection du maire et de son conseil municipal. Un Président élu aurait automatiquement une majorité parlementaire pour enregistrer ses actes comme lois du pays, et les oppositions seraient officiellement priées de laisser passer les trains législatifs sans broncher. Cela reviendrait à officialiser la pratique « hyperprésidentielle » en vigueur depuis 2017.  Il n’y aurait plus besoin de Premier Ministre. Au moins n’y aurait-il plus à s’ennuyer avec des législatives.

D’autre part, si l’on ne veut pas se diriger dans cette direction, on pourrait penser à admettre en politique le fait sociologique que notre société est devenue très plurielle, que l’usage d’un scrutin majoritaire est devenu absurde, et qu’il faut donc que la représentation nationale soit élue à la proportionnelle pour traduire cette pluralité. Cela donnerait bien sûr lieu pour gouverner à des coalitions entre de nombreux partis, mais, comme cela fonctionne ailleurs en Europe, j’ai du mal à comprendre pourquoi cela ne serait pas le cas en France. Sommes-nous génétiquement un peuple incapable de faire des compromis entre nous ?  Mais, du coup, c’est l’élection présidentielle qui ne passionnerait plus grand monde, puisque le vrai pouvoir résiderait dans le Premier Ministre, comme en Autriche ou au Portugal, deux pays qui élisent directement leur Président de la République, mais où le Chancelier ou Premier Ministre gouverne grâce à une coalition de partis.

Cette réforme par la proportionnelle aurait l’avantage de pouvoir être passé simplement par une loi, sans devoir même réviser la Constitution. Cela ne résoudrait pas tout.

En effet, comme je l’ai dit, l’abstention est un phénomène montant dans les pays démocratiques, et correspond largement au renouvellement des générations.

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