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A quoi ressemblerait le sommet Europe Turquie sur les migrants si l’Union européenne n’existait plus ?
©Reuters

Morte et enterrée

Guerre entre la Turquie et la Grèce ; intérêts nationaux exprimés de façon beaucoup plus acerbe ; oubli des "petits" qui pèsent peu... Un sommet européen avec la Turquie mais sans l'Union européenne ne serait probablement pas bien plus efficace que maintenant. A défaut d'exprimer un avis unique et partagé par l'ensemble, Bruxelles reste un médiateur dans les échanges... dont le pouvoir dépend du bon vouloir des Etats à déléguer leur puissance politique.

Henri de Bresson

Henri de Bresson

Henri de Bresson a été chef-adjoint du service France-Europe du Monde. Il est aujourd'hui rédacteur en chef du magazine Paris-Berlin.

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Au regard des tensions qui se font sentir entre les Etats membres de l'Union Européenne au sujet de la crise des migrants, traduisant un ensemble d'intérêts divergents et une très forte difficulté à exprimer un objectif commun, quel est, dans le cas présent, le réel apport de l'Union européenne dans cette négociation ? En l'absence de ces institutions, un sommet européen aurait sans aucun doute eu lieu tout de même. Quelle aurait été la différence entre ce sommet fictif et celui de ce 7 mars ? 

Henri de Bresson : Le premier sommet il y a quinze jours n'avait pas abouti, et les participants s'étaient donné rendez-vous lundi. Dans ce processus de négociation, il faut bien comprendre que la Commission Européenne est là pour appliquer les décisions des états. Elle ne prend pas d'initiative, mais propose des solutions. C'est donc aux états, surtout sur des questions aussi complexes, que revient le rôle prépondérant : il ne s'agit pas de déléguer à l'Union Européenne le tout des négociations. En ce sens on a affaire depuis plus de trois mois à une préparation pour savoir qui reçoit ou ne reçoit pas, qui paye ou ne paye pas. Effectivement, on distingue deux camps : ceux qui essayent de se cacher sous la table (ce qui est un peu le cas des Français) et ceux qui refusent de recevoir des migrants (les Britanniques, les pays d'Europe Centrale ou l'Autriche) et enfin il y a au dessus de la mêlée l'Allemagne, vers laquelle convergent les gens, qui se trouve esseulée, marquée par un débat intérieur important et avec une chancelière qui défend mordicus une position humaniste. 

Est-ce que cela changerait avec une institution décisionnelle ? Sans doute. Si l'Union Européenne avait les moyens de mieux protéger les frontières et d'organiser une répartition dans des zones d'accueil selon des clés acceptées par tout le monde. Dans le cas présent, chaque état reste méfiant et veut prendre sa propre décision. En ce sens le rôle de l'Union Européenne n'est que celui d'un médiateur et ne diffère pas de celui d'un organisateur d'un sommet international et non supranational. En Europe, comme toujours en temps de crise, on retrouve deux solutions : soit on veut moins d'Europe et on se replie sur les états, et chacun décide. Les premiers à payer sont ceux sur la ligne de front. 

Ou alors on fait à nouveau confiance dans l'intégration, et on décide de donner plus de moyens à une police commune des frontières, à ce genre de choses.

Christophe Bouillaud : Tout d’abord, rappelons qu’il est difficile d’imaginer ce que serait actuellement l’Europe si l’Union européenne n’avait pas existé, ou plutôt que toute hypothèse à ce propos sera sans doute très marquée par les orientations idéologiques de celui qui parle. Si l’on essaye d’être réaliste, on pourrait déjà dire que l’Union européenne oblige à la consultation au moins formelle de tous ses pays membres. Le sommet fictif aurait peut-être eu tendance à oublier certains Etats peu importants pour la discussion. En même temps, le récent sommet des pays de la route des migrants, organisé par l’Autriche, qui rassemblait des pays dans l’UE et hors l’UE mais sans la Grèce, montre bien l’importance de tous les pays d’une région quand il faut traiter un problème,  y compris en dehors du cadre de l’UE. Il est vrai que ce sommet ressemblait furieusement à une bonne vieille réunion des familles austro-hongroise et yougoslave.  De fait, sans l’UE qui oblige à certaines précautions entre pays, on pourrait surtout parier que les intérêts nationaux s’exprimeraient dans des formes encore plus acerbes qu’actuellement. En particulier, il faudrait réfléchir à ce que la Grèce serait devenue sans l’Union européenne. Il existe une forte tendance au nationalisme de gauche comme de droite dans ce pays, et une longue tradition d’affrontement bilatéral avec la Turquie. Une Grèce, hors des mécanismes de l’Union européenne, pourrait en plus difficilement être en plus mauvais état économique que celle que nous connaissons suite aux mémorandums européens. Cette Grèce fictive aurait sans doute une attitude beaucoup plus agressive vis-à-vis de son voisin turc lui faisant passer des réfugiés indésirables sur son sol. Il y aurait sans doute du coup une intervention massive de la diplomatie au sein de l’OTAN pour éviter un affrontement direct entre les deux pays – sans compter que le problème de Chypre serait sans doute plus ouvert encore qu’il ne l’est aujourd’hui. 

Que révèle cette situation des difficultés actuelles de l'Union européenne ? Quels sont les principaux points de blocage institutionnels permettant de comprendre cette incapacité à exprimer une direction commune ? 

Henri De Bresson : Le point de blocage est d'abord une question de financement. La négociation budgétaire il y a deux ans sur ce point avait été arrêtée par la volonté des états de limiter les dépenses au strict minimum. On se rend compte qu'il nous faudrait une politique étrangère commune, une défense commune et une force qui défende les frontières communes s'il on veut être crédible. Mais on n'a pas les moyens de le faire, et l'Union Européenne est obligée d'aller quémander à chaque fois de l'argent aux états, qui eux-même ont des problèmes de budget importants ! 

Christophe Bouillaud : La situation traduit surtout l’incapacité de l’Union européenne de mener une stratégie cohérente face à son "étranger proche" pour utiliser le terme russe, et une stratégie qui soit approuvée par les électeurs européens. En l’occurrence, la Turquie d’Erdogan manipule les faiblesses des Européens de manière éhontée. Ce pays est train de racketter les Européens. Surtout Erdogan construit pas à pas dans son pays, et de plus en plus rapidement désormais, une dictature qui bientôt n’aura rien à envier à celle de Poutine, avec en plus une tendance génocidaire vis-à-vis des Kurdes. Une Europe unie aurait dû mettre tout son poids pour chasser cet apprenti dictateur du pouvoir, comme préalable à la résolution de la crise des réfugiés, plutôt que de faire semblant de s’appuyer sur lui, y compris en allant le soutenir de fait avant les élections comme l’a fait A. Merkel. En tout cas, les Européens ne devraient pas compter sur la Turquie d’Erdogan pour les aider. Les dirigeants de ce pays jouent double ou triple jeu, et tout le monde le sait et s’en accommode. Derrière cette faiblesse, il y a l’incapacité des Européens à s’être dotés d’une grande stratégie énergétique pour éviter d’être dépendants du pétrole vendu par des gens qui ne sont pas très recommandables, les monarchies sunnites du Golfe persique et la Russie chacun dans leur genre. A mon sens, les institutions ne sont nullement en cause, elles organisent et autorisent vraiment toutes les coordinations qui seraient nécessaires : simplement, les différents Etats nationaux qui composent l’Union européenne ne sont pas dirigés par des forces politiques capables ou désireuses de fusionner leurs intérêts dans une grande politique géostratégique européenne. L’Union européenne ressemble malheureusement de plus en plus à la défunte Yougoslavie d’avant 1990 : ce ne sont pas les institutions de la fédération qui étaient en cause dans l’agonie de cette fédération, mais simplement l’existence de forces politiques aux intérêts divergents à la tête des différents Etats fédérés et l’incapacité du gouvernement fédéral yougoslave à trouver une bonne politique économique. 

De la même façon, la rencontre de François Hollande et de David Cameron, jeudi 3 mars dernier, a poussé le Royaume-Uni à débloquer 22 millions d'euros pour épauler la France dans sa gestion de la crise migratoire de Calais. Si cet accord bilatéral est présenté comme une avancée par de nombreuses personnes, ne révèle-t-il pas également, en creux, la faiblesse du pouvoir politique de Bruxelles? 

Henri de Bresson : Bruxelles n'a un pouvoir politique que de manière déléguée : si les états ne délèguent pas, Bruxelles n'a aucun pouvoir politique ! En soi-même elle n'est pas du tout une puissance politique.

Christophe Bouillaud : Oui, dans la mesure tout au moins où le cas de Calais correspond à l’incapacité de l’Union européenne à se doter d’une politique d’asile raisonnable. Les règles dites  "de Dublin" étaient considérées depuis longtemps comme déraisonnables, puisqu’elles revenaient à "bloquer" les demandeurs d’asile dans les pays périphériques de l’Union. Toute discussion sérieuse sur la réforme de ces textes a échoué à froid, et la tentative de revoir tout cela à chaud avec le plan de relocalisation des réfugiés de la Commission ne marche visiblement pas. Ce n’est pas tant la faute de la Commission que celle des Etats qui jouent chacun pour soi – d’ailleurs en lien avec leurs propres opinions publiques. Quand Manuel Valls va dire à Munich que l’Europe ne peut plus prendre de réfugiés, il dit exactement ce que la majorité des Français veut entendre. En réalité, il faudrait une force politique de nature déjà réellement fédérale à la Commission européenne pour imposer aux Etats récalcitrants sa solution –un peu comme l’Etat fédéral américain a imposé le respect des droits civiques des noirs dans les Etats du sud dans les années 1960. 

En dehors de la volonté des gouvernements à s'accorder entre eux, quelles seraient les réformes institutionnelles à mettre en oeuvre pour permettre une amélioration de cette situation? Est-ce seulement souhaitable au regard de la défiance qui règne actuellement au sein des populations de l'Union ? 

Henri de Bresson : C'est une question très politique : d'un côté il y a ceux qui prônent un retour aux frontières nationales, en affirmant que l'on sera beaucoup mieux contrôlé ; de l'autre ceux qui affirment que cela ne servira absolument à rien. On a bénéficié sur le plan économique et celui de la liberté de circulation de beaucoup d'avantages depuis que l'on a retiré les contrôles aux frontières. Pourquoi le faire ? Cela coûterait cher, on perdrait ces avantages pour des contrôles qui ne seraient certainement pas aussi efficaces que cela. Aujourd'hui, contrôler des frontières indéfiniment est peu utile. Quand on voit comment la Macédoine se fait déborder malgré une surveillance très importante, on peut se demander si cette idée de contrôle est encore adaptée à notre temps. 

En allant vers plus d'intégration, on peut penser qu'on mutualisera nos moyens pour répondre aux problèmes.

Christophe Bouillaud : Je ne crois pas beaucoup à des réformes institutionnelles à l’échelle de l’Union. Il n’y a pas effectivement de grand soutien pour quelque saut qualitatif que ce soit en la matière. Par contre, il est urgent que l’Union européenne soit capable de relancer la prospérité du continent, en menant une politique économique beaucoup plus favorable à la croissance, à la réduction drastique du chômage,  et en ayant une vraie visée de politique sociale. L’Union européenne récolte en effet le fruit de son erreur historique : avoir tout misé sur la "concurrence" pour se construire. Cette mise en concurrence des Européens entre eux a fini par dresser tout le monde contre tout le monde. Si les Britanniques sont tellement obsédés par l’arrivée de travailleurs européens, roumains, lettons, polonais, etc. sur leur sol, et plus encore contre toute arrivée de réfugiés, c’est qu’ils voient ces arrivants comme des concurrents et non comme des personnes venus les aider dans leur prospérité à construire. On pourrait dire la même chose de nos agriculteurs confrontés à la concurrence perçue comme déloyale des autres pays de l’Union, ou du problème des travailleurs détachés en France ou Allemagne. La concurrence revient actuellement à dire : "attention, il n’y en aura pas pour tout le monde, pas de travail pour tous, pas de commandes pour tous, pas de marché pour tous !  Et certains d’entre vous vont en crever demain !", il est tragiquement logique de constater que du coup, tout le monde veut garder ce qu’il a pour lui-même, et que, du coup, l’arrivée des réfugiés apparait comme une catastrophe supplémentaire ! Ce n’est pas un hasard si ce sont les Slovaques qui sont parmi les électeurs les plus hostiles à toute arrivée de réfugiés, il suffit de regarder ce qui s’est passé depuis 1990 dans ce pays. Le raisonnement par la concurrence intégratrice allait très bien dans les années 1950-60 quand on avait besoin de tout le monde pour assurer une croissance forte, c’est une erreur politique dans le cadre des années 1990-2010 où, d’évidence, on n’a pas besoin de tout le monde pour croître, sans compter le rôle de l’Asie et de la Chine en particulier dans l’équation ! Donc, le seul espoir qui reste pour ne pas finir comme la Yougoslavie me parait être que les dirigeants actuels se mettent d’accord pour une vision plus dynamique de l’économie européenne, et aussi moins agressive vis-à-vis des espoirs de vie bonne des simples citoyens. 

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