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A bas français correct, cravates et convenances : ce que les codes du nouveau monde disent vraiment de l’état de la France
©FlickR / Sweet One

It's not joli joli !

Franglais partout et codes de sociabilité de start-up : le nouveau monde d'En Marche a son habitus propre qu'il entend imposer. Bienvenue dans un monde où les traditions n'existent pas, et où "yes la meuf est dead" peut se dire quand une personnalité comme Simone Veil décède.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Selon le Canard enchaîné, la conseillère en communication d'Emmanuel Macron, Sibeth Ndiaye​ aurait évoqué le décès de Simone Veil par un "Yes, la meuf est dead", ce qu'elle a démenti par la suite. Les députés de la France Insoumise se sont affichés sans cravate à l'Assemblée nationale. Dans un registre différent, l'anglicisation de la langue française; "task force" "made for sharing" prend toujours plus de place dans les discours ou les annonces politiques. Les exemples ne manquent pas pour constater une perte des codes et des convenances au sein de la sphère politique, et ce, jusqu'aux plus hautes fonctions. Qu'est ce que les Français ont à perdre d'une telle situation ? Que permettrait un certain maintien des codes et convenances ? 

Edouard Husson : Et bien quoi? C'est fun, non? Vous n'êtes pas cool! Mais il est vrai que ce n'est pas très stylé de la part d'une conseillère du Président. Je ne sais pas si l'on doit accorder sa foi - pardon pour l'ironie involontaire - à notre volatile préféré mais "se non è vero, è bene trovato". Si ce n'est pas vrai, il aurait fallu inventer cette histoire qui est dans l'air du temps. En plus, vous en rajoutez, vous faites l'amalgame avec les "sans cravate" mélenchoniens et l'épidémie de franglais qui semble avoir atteint Macronland. Alors, dites-vous, c'est la fin des convenances! Vous partez du principe qu'il existait naguère - il n'y a pas si longtemps - un code des bonnes manières politiques. Nous n'avons même pas besoin de remonter à de Gaulle ou Pompidou, au risque d'en faire les derniers des Mohicans. Giscard s'entretenait en anglais, à huis clos, avec Helmut Schmidt mais il n'aurait jamais fait un discours en anglais, comme Emmanuel Macron, pour dénoncer le président américain - et pourtant il détestait Jimmy Carter. On a surestimé les manières de François Mitterrand mais il est bien vrai qu'il avait le maintien d'un homme né en 1916 et qu'il ne faisait pas de fautes de français. Quant à Jacques Chirac, il a été hissé par la fonction présidentielle bien au-dessus du rad-soc en campagne électorale permanente qu'il avait été avant 1995. Une rupture se produit avec Sarkozy, du "M'ame Royal" du débat d'entre-deux-tours au "Casse-toi, pauv' c...." de 2008. . Et il est fascinant d'observer comme François Hollande et Emmanuel Macron sont incapables de revenir en arrière, quand bien même ils l'auraient voulu. 

Bertrand Vergely : La bienséance a une longue histoire derrière elle. Par le passé celle-ci a été marquée par l’étiquette et les mœurs de cour. Il s’agissait alors de savoir tenir son rang sans déchoir.  Puis, elle a été marquée par les convenances et la règle sociale bourgeoise. Il s’agissait alors de veiller au bon ordre social. Aujourd’hui, dans notre société, qui n’est plus dominée par la noblesse et par la bourgeoisie mais par la démocratie et sa diversité, la règle n’est plus le rang ni les convenances mais la norme et, derrière elle, l’acceptabilité dont le critère est le politiquement correct. En conséquence de quoi, du moment qu’un comportement, une attitude, un langage ou une façon de s’habiller plaisent et marchent en devenant ce qui se fait et donc une norme tacitement acceptée, cela passe en tenant lieu de critère. Le Président de la République passe-t-il par une expression anglo-américaine ? Notre monde démocratique marqué par la mode et le commercial aura tendance à applaudir en voyant là une façon d’être dans le coup.  La maire de Paris choisit l’anglo-américain comme devise des futurs jeux olympiques à Paris en 2024 ? Notre monde démocratique applaudit là encore en voyant là une affirmation mondialiste audacieuse et heureuse. Qu’a-t-on à y perdre ? Incontestablement la retenue, la rigueur et la modestie qui donnent à la fonction politique de la hauteur, un style ainsi que de l’allure. Les Français aiment que la politique se situe à un certain niveau. Ils détestent notamment que les politiques se livrent à des batailles de chiffonniers.  Quoi qu’ils prétendent le contraire, le politique est chargé à leurs yeux d’une certaine sacralité. D’où l’erreur de ne plus passer par le Français afin de paraître dans le coup, commercial et mondial. Mitterrand était apprécié pour sa culture et la façon qu’il avait de prendre de la hauteur. Ce style a disparu avec Sarkozy ainsi qu’Hollande. Si les politiques continuent de faire passer le côté tendance, commercial ou mondial avant la retenue et la hauteur qui sied au politique, le fossé entre les Français et le politique se creusera de plus en plus. Et les députés auront beau voter des lois de moralisation, ce n’est pas ainsi que ce fossé sera comblé. Les hommes politiques devraient se souvenir que les fautes de goût comme de style sont toujours impardonnables et de ce fait jamais pardonnées. Pourra-t-on sortir du jeunisme, du commercial et du mondial qui s’est emparé de nos mentalités jusqu’à devenir notre habitus aujourd’hui ? Sans doute. Comme tout passe parce que tout lasse, un jour cela passera parce que cela lassera. Un jour également, viendra un homme, une femme, qui, en s’imposant par sa hauteur, sa retenue et son style, sans oublier sa modestie, saura redonner au politique l’allure qui lui manque. Ce sont toujours des hommes, des femmes, qui savent être des personnes vraies et fortes qui changent le monde. Parce que le fond de la vie politique est fait de sensibilité et d’émotions, il est possible de tirer celles-ci vers le bas afin de les capturer. C’est ce que fait la provocation qui, aujourd’hui, fascine encore. Toutefois, parfois, il existe des héros qui tirent la sensibilité et les émotions collectives vers le haut. En ce sens, c’est un héroïsme culturel qui nous sortira des ornières où notre démocratie tend à s’enliser en ayant le sentiment de libérer le monde.

Si une accélération de cette perte des convenances semble bien avoir eu lieu au cours de ces toutes dernières années, quelles sont les origines et les causes d'un tel mouvement ? 

Edouard Husson : Repartons de Nicolas Sarkozy. Il proclame, à la veille de son élection, qu'avec lui ce sera la fin de 1968. Il veut rendre aux Français le goût de l'effort, de l'autorité. Et, il est indéniable qu'il a amorcé de vrais changements aussi bien à l'Education Nationale - en particulier en deuxième partie de mandat, avec Luc Chatel comme ministre et Jean-Michel Blanquer comme Directeur Général de l'Enseignement Scolaire- qu'à l'université - Valérie Pécresse a mis fin aux lois Faure et Savary. Mais Nicolas Sarkozy était lui-même un enfant de 1968: le manque de dignité avec lequel il a assumé la fonction présidentielle a sapé le goût de l'autorité qu'il voulait rétablir; de cet homme de dossiers on ne retient que le côté clinquant à la limite de la vulgarité;  il partage avec les soixante-huitards une fascination incontrôlée pour l'américanisation de la culture - culte de l'individualisme exacerbé; incapacité à distinguer entre vie privée et vie publique; étalement de la fortune; tutoiement généralisé etc.... François Hollande avait promis que, "Moi président" il en irait autrement; sans s'écouter: imagine-t-on de Gaulle placer son "moi" devant la fonction présidentielle. Et c'est bien le moi qui l'a emporté chez Hollande qui, par bien des aspects, a fait pire que Sarkozy aussi bien dans l'abaissement de l'autorité présidentielle que dans la confusion entre sphère privée et publique ou dans la soumission aux caprices euro-atlantistes. Quant à Emmanuel Macron, il a suffisamment d'instinct pour se dire qu'il doit faire autrement. Mais regardez le contraste entre la marche lente de ses apparitions publiques et son côté hyperprésident qui ne se contente pas de copier Sarkozy: il est capable, lui, de parler l'anglais des milieux dirigeants internationaux. 

Bertrand Vergely : Il y a plusieurs facteurs qui expliquent la fin de ce que l’on peut appeler les convenances. D’abord, et principalement, le fait que nous sommes passés, ces cinquante dernières années, d’une société bourgeoise à une société démocratique. Il y avait auparavant une culture de classe, la culture bourgeoise, qui dominait le monde avec comme règle la prospérité économique au service de la civilisation, de la société, de la culture et de la morale. Ce monde  a disparu,  l’idéal de notre société étant toujours la prospérité économique mais au service de soi. Servir l’Homme, la civilisation, la société, la culture et la morale ? Qui avancera ces idées fera rire et sera traité de curé. Nous ne sommes plus dans une culture de l’idéal, qu’il soit aristocratique ou bourgeois, mais dans une culture individualiste du pour soi érigé en pour tous. D’où la perte du sens de la règle et de la retenue dans le langage. Quand une culture a un idéal, on prend des gants. Quand elle n’en a plus parce que le pour soi tient lieu d’idéal, on   direct et immédiat. On l’est d’autant plus que cela plaît en donnant à tout le monde l’idée de faire la même chose. Ce que l’on hésite de moins en moins à faire. À ce changement total de moeurs lié à l’avènement de la démocratie, il convient d’ajouter le poids du jeunisme. L’avenir a remplacé le passé et la tradition, ne l’oublions pas. D’où le fait de bousculer la politesse, la retenue et la modestie au nom de l’invention de l’avenir. À cela, il importe d’ajouter le poids de la culture rebelle et d’un héritage historique de celle-ci qui remonte à la Révolution Française en passant par les mouvements révolutionnaires du XIXème et du XXème siècle. Enfin, il ne faut pas négliger le poids du social. Tout comme il existe une culture individualiste, jeuniste et rebelle, il existe une culture du  social qui, pour paraître près des « gens » (c’est ainsi que l’on appelle le peuple aujourd’hui), contre les nantis et le système, aime bien les hommes politiques qui viennent à l’Assemblée Nationale sans cravate, boycottent le Congrès quand il  est réuni et se font photographier le poing levé. En agissant ainsi, ces politiques donnent le sentiment à leurs électeurs très antisystème qu’ils ne les ont pas trahis. Bref, mettez une bonne dose d’individualisme démocratique et rajoutez pour saler, poivrer et épicer beaucoup de social et une bonne dose de jeunisme et de culture rebelle, vous avez tous les ingrédients permettant d’expliquer le nouveau style de notre vie politique. 

Puisque ces nouvelles convenances sont construites par ceux détiennent le pouvoir, en quoi est il possible d'y voir également un moyen d'exclusion ? En quoi cette nouvelle forme de "convenances mouvantes" peuvent elles renforcer le caractère d'exclusion de codes plus établis, comme cela peut être le cas au Royaume Uni ? 

Edouard Husson : Oui, vous avez raison. Nous avons perdu les anciennes convenances, celle de la République, de Clemenceau à Chevènement. Mais si vous ne jouez pas le jeu de la coolitude, si vous ne souriez pas au mélange de verlan et de franglais, si vous vous offusquez du "Make the planet great again", alors il y a de bonnes chances pour que vous soyez exclu de la tribu dirigeante. Tout ce dont nous parlons est très codé. Ce sont les "convenances" de ceux qui n'acceptent même pas le début d'une critique concernant l'aboition des frontières, la construction européenne, l'adhésion aux guerres états-uniennes etc.... Vous faites la comparaison avec la société britannique mais il y a une énorme différence. En Grande-Bretagne, les convenances traditionnelles ne disparaissent jamais complètement - pensons à la tenue blanche qui reste obligatoire pour les joueurs à Wimbledon ou aux rituels parlementaires; et ces convenances traditionnelles sont vécues comme un moyen de protéger la liberté: les rites qui entrourent la high table d'un collège d'Oxford pu de Cambridge seront défendus même par les universitaires les plus gauchistes parce qu'ils sont un moyen de défendre la liberté du collège face à l'administration centrale de l'université. En France, nous avons le plus grand mal à assurer la continuité des convenances. On a le plus souvent affaire aux codes imaginés par les gardiens de la dernière mode intellectuelle. Et, vous avez raison, cela se fait aux dépens de toute un pan de la société qui n'a pas accès aux codes du parisianisme et de ses imitations ailleurs....en région. Christophe Guilly décrit très bien dans "Le crépuscule de la France d'en haut" comment la France périphérique est en train de développer codes et socialbilités propres, par réaction à la coolitude cultivée dans les métropoles.  Dans les cycles de notre histoire, nous sommes bien à l'opposé de la pratique gaullienne (même quand on cherche à l'éviter, c'est bien à lui qu'on revient): je n'ai jamais oublié cette confidence, dans les années 1980, d'un voisin paysan né en 1927,  à l'endroit où je passais mes vacances en Normandie: "Ah, de Gaulle! Tu sais, quand il parlait à la radio, je descendais de mon tracteur et je rentrais l'écouter. Avec lui, on comprenait ce qui se passait dans le monde. Il nous expliquait des choses compliquées avec ses mots à lui: on avait l'impression d'être plus intelligent à la fin!".

Bertrand Vergely : Vous avez raison de souligner que ce nouveau style qui se veut ouvert, libéré, tendance, contre toute discrimination au nom de l’antiracisme est en fait très sélectif, très discriminant, très méprisant, très snob, très hautain sans pour autant avoir de la hauteur. En art contemporain, plus aucun artiste n’ose parler de beauté ni même d’art ou bien encore d’œuvre  sous peine de passer pour un ringard. D’où la formation d’une élite avant-gardiste décrétant ce qui a droit de s’appeler art et d‘être reconnu comme tel.  Et ce, à travers une novlangue hyperbranchée qu’il convient d’intérioriser et de reproduire si l’on veut pouvoir exister dans ce monde. Présent dans l’éducation ainsi que dans la culture, ce mouvement, qui est une reprise sur un mode décomplexé des Précieuses Ridicules de Molière à travers une néo-préciosité secrétant un néo-ridicule, gagne via les medias la sphère politique, qui, non contente de céder à la mode, au jeunisme, au commercial et au mondial afin d’avoir du pouvoir n’est pas mécontente d’imposer son pouvoir à travers la désinvolture. C’est bien connu, quand on a du culot, on sidère toujours le monde. En n’ayant plus de retenue dans le langage comme dans les attitudes, un homme politique, surtout s’il est au pouvoir, sidère le monde en lançant comme message qu’il est libre, donc au-dessus des lois, des codes, des convenances et par là même en phase avec son époque.  

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