2023, l’année ou le monde a vu le plus de guerres et de conflits depuis 1946<!-- --> | Atlantico.fr
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Des recrues participent à un entraînement militaire dans l'une des bases d'entraînement de Kiev, le 18 juin 2024.
Des recrues participent à un entraînement militaire dans l'une des bases d'entraînement de Kiev, le 18 juin 2024.
©Anatolii STEPANOV / AFP)

Le bruit des bottes

L'an dernier, 59 conflits ont été recensés à travers la planète. Les trois dernières années ont été les plus violentes des trois dernières décennies, selon une nouvelle analyse des tendances des conflits.

Pierre d'Herbès

Pierre d'Herbès

Pierre d'Herbès, diplômé de la Sorbonne Paris-IV et de l’École de Guerre Économique, est consultant en intelligence économique chez d'Herbès Conseil. Il s'intéresse aux rapports de forces internationaux et en décrypte les mécaniques d'influence. Il est spécialisé dans les questions de défense, d'énergie, d'aérospatiale et de sécurité internationale.

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L’an dernier, 59 conflits ont été enregistrés dans le monde, selon un rapport de l'Institut de recherche sur la paix d'Oslo (Prio), ce qui en fait l’année avec le plus de conflits depuis 1946. À quoi peut-on attribuer cette augmentation du nombre de conflits ?

Pierre d’Herbès : Le climat géopolitique international est aujourd’hui tributaire d’un faisceau de dynamiques historiques amorcé – ou réenclenchée- dès le XXe siècle ; le tout combiné avec les enjeux propres à notre siècle.

A ce titre 1945 est une date clef, car elle marque la fin de la domination strictement européenne sur le monde, vielle de près de cinq siècles : le fameux ordre Westphalien. Cette hégémonie avait contribué au gel – relatif- de tendances politiques, civilisationnelles et religieuses qui s’entrechoquaient jusque-là. Ce phénomène de reflux géostratégique européen s’accompagne de l’implosion progressive de leurs empires coloniaux dès la fin des années 1940. Ce phénomène provoque le morcellement de l’Afrique, de l’Asie et du Moyen-Orient. Pour ce dernier, l’implosion commence dés les années 1920 après la chute de l’Empire Ottoman, dont les territoires sont mis sous mandat par les puissances européennes, en particulier britanniques et françaises.

Alors que les conflits décoloniaux font rage dès 1945, un ordre international bipolaire s’affirme autour des deux super-puissances américaines et soviétiques. Puissamment idéologisées, elles canalisent, tempèrent ou instrumentalisent péniblement les forces historiques qui commencent à se manifester. D’où l’instabilité chronique qui frappe les Etats africains dès l’origine ou bien la survenue de conflits n’impliquant pas directement un acteur européen. On peut par exemple citer brièvement le conflit du Cachemire qui oppose le Pakistan et l’Inde depuis 1948, la guerre Iran-Irak dans les années 1980, l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, etc. Malgré tout le monde reste sous l’arbitrage des deux blocs puis des États-Unis à partir des années 1990.

 Dans ce contexte l’impuissance nouvelle des pays européens se manifeste précocement. Des pressions américaines et soviétiques à la suite de l’opération franco-britannique en Egypte lors de la crise de Suez, à leur participation poussive à l’opération tempête du désert en 1991, en passant par leur incapacité à régler la question du morcellement de la Yougoslavie dès 1992. Entrainant alors l’intervention de l’OTAN et donc des États-Unis pour régler un problème sur le propre continent. Situation que l’on retrouve d’ailleurs en 2022 lors de l’invasion russe de l’Ukraine quand l’Europe comprends qu’elle est devenue simple spectatrice d’un duel russo-américain sur son sol. A noter que la situation semble avoir provoqué un électrochoc. 

Le recul stratégique de l’Europe face à Washington n’a en effet cessé de s’accentuer depuis les années 1990. À titre d’exemple, à la chute de l’URSS, les budgets militaires cumulés des pays Européens atteignaient les deux tiers de celui de Washington. Aujourd’hui, ils en dépassent à peine le tiers. Sans que l’on puisse dire, d’un point de vue strictement capacitaire, que l’Europe atteigne le tiers de la puissance militaire américaine, loin de là. Seule la France depuis les années 1990 (et auparavant) a conservé une approche stratégique globale, consciente d’évoluer sur une planète aux flux géo-économiques mondialisés, mais rendus vulnérables par l’instabilité chronique des régions morcelées depuis le milieu du XXe s. D’où le développement de capacité projections de force et de puissance qui, adossées à sa dissuasion nucléaire, lui assure encore un rang de grande puissance malgré un affaiblissement relatif. D’où l’action de premier plan de Paris dans la plupart des crises sécuritaires et humanitaires qui ont secoué le monde depuis 30 ans : en Afrique, au Moyen-Orient, voire en Asie (Timor-Oriental en 2000). Un statut qui lui donne d’ailleurs plus de voix que la moyenne des pays européens dans le cadre de la guerre en Ukraine. 

L’hégémonie occidentale du monde s’est accompagnée d’une séquence de développement économique, technologique et humain sans précédent. Elle entraine un rattrapage progressif de nombreux acteurs étatiques, aux premiers rangs desquels la Chine, mais aussi la Russie, la Turquie, les pays du golfe, les pays de l’ASEAN, l’Inde, etc. Si bien que la domination sans partage des Etats-Unis, et donc de l’occident, s’en trouve aujourd’hui relativisée, même si la puissance américaine reste encore sans équivalent même comparée à Pékin.  

La plupart de ces pays, sans avoir rattrapé l’occident dans tous les domaines, sont tous devenus des acteurs géostratégiques en tant que tels. Ancrés dans la compétition industrielle, financière et/ ou technologique mondiale, ils déroulent aujourd’hui les propres objectifs et projettent leur puissance. C’est notamment évident en Afrique, autrefois chasse gardée de la France et de la Grande-Bretagne, devenue aujourd’hui terrain de « nouveaux entrants » comme la Chine, la Russie ainsi que l’Inde et les Émirats arabes unis. Ces derniers, très actifs, sont représentatifs de la projection géopolitique renouvelée du monde arabe.

Ce rattrapage s’effectue aussi dans la sphère militaire. Si la plupart des pays cités n’ont pas [encore] rattrapés technologiquement l’occident, ils se dotent d’outils militaires denses et de plus en plus performants. Certains, comme la Turquie, l’Inde et la Chine, développent leur propre industrie de défense avec pour but de rivaliser avec les acteurs européens ou nord-américains. Les causes de ce réarmement sont variées : instabilité régionales issues de la recomposition du monde arabo-musulman, retour de l’impérialisme chinois en Asie du Sud-Est, irrédentismes russe en Europe et en Asie, etc. Il a en revanche pour conséquence directe la temporisation de la puissance militaire américaine et européenne. Pourquoi ? Parce que les capacités militaire déployées aujourd’hui par des pays comme la Chine, la Russie, la Turquie ou même l’Iran -mais aussi par leurs rivaux- leur confère des capacités de déjouer localement la puissance militaire occidentale : ce qu’on appelle à gros traits les capacités de déni d’accès et d’interdiction. Un état de fait conférant une plus grande liberté d’action et donc une marge de manœuvre politique de plus en plus indépendante de l’avis ou de l’arbitrage de l’Occident.

D’où la multiplication des conflits conventionnels sans que l’Europe ou les Etats-Unis ne puissent s’interposer ou en tout cas pas de façon décisive : Haut-Karabagh, Ukraine, Mer Rouge, etc. C’est le cas aussi de conflits infra-étatiques, notamment en Afrique et au Moyen-Orient comme l’Ethiopie ou le Soudan qui réunissent des acteurs non-occidentaux. De facto la guerre civile soudanaise, très violente encore en cours, réunie parmi ses principaux acteurs des belligérants non-occidentaux. Elle reflète avant-tout des tensions propres aux mondes arabes et sahéliens. De facto, le reflux stratégique de l’occident, en libérant des forces historiques (culturelles, ethniques, religieuses, etc) gelées depuis des siècles, crée des tensions inédites qui s’expriment violemment et qui déboucheront bientôt (déjà) sur de nouveaux impérialismes. Une donne qui bat en brèche la notion de sud-global régulièrement invoquée par les compétiteurs des Etats-Unis ou de la France afin de créer une opposition géopolitique nord-sud chimérique. D’autant plus que la compétition inter-occidentale fait rage, les Etats-Unis ne voulant pas céder leur primat politique sur l’Europe ou bien n’hésitant pas s’attaquer aux intérêts de la puissance occidentale la plus indépendante, la France, quand ils l’estiment nécessaire (crise de l’Aukus, revirement politique récent en Afrique, etc). 

Où se trouvent les principaux conflits aujourd’hui ? Les plus meurtriers ?

L’étude du Prio nous indique que les trois dernières années ont globalement enregistré plus de décès liés aux conflits qu’à n’importe quel autre moment au cours des trois dernières décennies. Cette augmentation spectaculaire du nombre de morts au combat est due à trois conflits : la guerre civile dans la région du Tigré en Éthiopie, l'invasion russe de l'Ukraine et le conflit à Gaza. Selon les chiffres avancés par cette étude, il y a eu en 2023 un total de 122 000 morts au combat. Plus de 71 000 personnes ont été tuées en Ukraine et environ 23 000 à Gaza. Au total, un nombre record de 59 conflits a été enregistré.

L'Afrique reste la région qui compte le plus grand nombre de conflits par an (28), suivie par l'Asie (17), le Moyen-Orient (10), l'Europe (3) et les Amériques (1). Le nombre d’affrontements en Afrique a presque doublé au cours des dix dernières années. Concernant le nombre de morts liés aux combats, l’Afrique en compte plus de 330 000 depuis trois ans, et le Moyen-Orient un peu plus de 5 000 en 2022, soit le chiffre le plus faible depuis 2011, avant de remonter à 26 000 en 2023.

Si le nombre de conflits n’a jamais été aussi élevé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le nombre d'États en proie à ces conflits est paradoxalement en baisse. Quelle est la particularité de ces conflits ?

La plupart des conflits actuels sont infra-étatiques, de nature ethnique, ou confessionnelle, ou les deux en même temps. Ils sont souvent issus du morcellement impérial au cours du dernier siècle. De plus, on assiste aussi à une multiplication de la surface d’attaque informationnelle et numérique, ce qui permet la mise en place d’actions d’influence et de déstabilisation de grande envergure. Ces opérations peuvent être influencées par des États, des idéologies ou des ONG. Le ravage (groupes armés, criminalité, massacres, trafics, etc) depuis 30 ans des Kivu et de l’Iturie dans l’Est de la RDC en est un exemple tragique : une crise endémique mêlant un faisceau d’acteurs locaux, régionaux, nationaux et internationaux (étatiques, économiques, ou de la « société civile »).   

Autre exemple, via un réseau de proxy de groupes armés et de relais informationnels, un Etat comme l’Iran parvient à déstabiliser l’ensemble du Moyen-Orient, dont le Levant, sans jamais créer de conflit inter-étatique, mais les victimes sont bien là. Téhéran « sous le seuil de conflictualité » malgré quelques poussées de fièvres maitrisées, tels que les bombardements en Israël en avril dernier. C’est aussi probablement l’Iran qui a poussé les Houtis du Yémen à s’attaquer au trafic maritime international en Mer rouge, entrainant une riposte mitigée de l’Europe et des Etats-Unis. L’impact géopolitique de Téhéran s’étend d’ailleurs maintenant jusqu’en Afrique, où Téhéran prend une part de plus en plus importante dans la guerre civile soudanaise ; elle s’inscrit ici dans les rivalités propres à la région, tout en contribuant à les aggraver. On peut rester longtemps dans ce genre de configuration indirecte mais qui traduit bien des rivalités inter-étatiques.

Citons également l’Azerbaïdjan, petit pays du Caucase qui, parrainé par la Turquie (et probablement la Russie) s’est ingéré dans la politique intérieure française en soufflant – entre autres - sur les braises de l’indépendantisme néo-calédoniens. Si l’insurrection des kanak, aux causes anciennes n’est pas à mettre sur le compte de Bakou, cette dernière a clairement contribué à aggraver la situation, tout en dénigrant l’image de la France à l’étranger. Dès lors s’il ne s’agit pas d’une guerre conventionnelle, on est clairement dans le cadre d’une conflictualité inter-étatique qui produit des victimes et qui ne fait que commencer.

Autre zone, le Sahel, dont les ferments de violence remontent au moins au XIXe s précolonial. Zone stratégique pour l’Europe, le Sahel connait une crise sécuritaire multifactorielle (sociale, religieuse, ethnique, géopolitique, etc) qui déstabilise les Etats qui le composent ainsi que ceux de son pourtour. Bref un climat de recomposition. Voisine de l’Europe, la stabilité de la région concerne directement l’Europe et la France. Raison pour laquelle ses compétiteurs s’y sont engouffrés tels que la Russie au point d’y réduire l’influence de la France. Aujourd’hui l’action de la Russie et de ses mercenaires aggrave largement la situation et contribue au chaos, notamment au Mali. Jusqu’à produire des tensions sécuritaires inédites avec la Mauritanie voisine. Encore une fois on assite à un cas typique de compétition d’influence internationale qui se greffe à un conflits mêlant des enjeux de puissance régionaux immémoriaux. Cela sans créer de conflagration inter-étatique. 

A noter que l’Ukraine, le Haut-Karabagh et peut-être demain Taiwan et la mer de Chine méridionale voire le Rwanda et la RDC dans le Kivu montrent que les conflits inter-étatique sont de moins en moins des tabous même quand ils concernent directement des intérêts occidentaux. Ce genre de conflagration sont, à priori, parties pour se poursuivre au XXIe parallèlement aux autres formes de conflictualité indirectes que certains appellent les « guerres hybrides » même si la tournure fait débat.

Comment ces données peuvent-elles aider les décideurs politiques et les praticiens à mieux comprendre les contextes dans lesquels ils travaillent ?

Cette étude est intéressante en tant que telle. Elle donne des chiffres clairs sur une dégradation déjà bien ressentie, mais souligne surtout l’apparition de nouvelles formes de conflictualité, la multiplication de surfaces d’attaque informationnelles, technologiques, militaires ou stratégiques qui doivent pousser les décideurs politiques à réappréhender leur environnement stratégique pour conserver leur puissance. Par puissance, on entend la capacité à agir librement. Aujourd’hui, sur le plan géostratégique, l’Europe devient plus spectatrice qu’actrice d’enjeux qui, pourtant, la concernent directement. Il est donc primordial pour les nations européennes de prendre en compte cette évolution pour s’adapter pour tenir leur rang et rester au premier rang des nations.

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