1944 : que croyaient les Allemands la veille du débarquement ? <!-- --> | Atlantico.fr
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La marine allemande savait que l’embouchure de la Seine n’avait pas été minée par les Alliés, contrairement aux autres côtes.
La marine allemande savait que l’embouchure de la Seine n’avait pas été minée par les Alliés, contrairement aux autres côtes.
©Flickr

Bonnes feuilles

Pour la première fois, ce livre révèle ces opérations de tromperie qui ont eu une influence déterminante sur la conduite de la guerre. Extrait de "Stratagèmes de la seconde guerre mondiale" (2/2).

Jean  Deuve

Jean Deuve

Ancien chef du service de renseignements de Forces françaises du Laos (1949-1953) et directeur de la police nationale du Laos, conseiller politique auprès du Premier ministre pour la sécurité nationale (1954-1964), Jean Deuve est spécialiste de l'histoire du renseignement.

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Le 14février 1944, un événement capital est survenu dans l’organisation allemande: l’Abwehr est passé sous le contrôle de l’Amt VI du Reich Sicherheits Hauptamt (RSHA), l’Office supérieur de la sécurité du Reich, c’est-à-dire le service de renseignements et de contre-espionnage du parti nazi. L’amiral Canaris est remis à la disposition de la Kriegsmarine. Il sera arrêté en juillet pour complicité dans le complot visant à se débarrasser de Hitler. Cette fusion, qui ne s’est pas faite sans grincement de dents, contribue, sans doute, à jeter un certain trouble dans les services de renseignements allemands déjà profondément trompés par les mystifications du plan Bodyguard. Les informations qui leur parviennent sont tellement contradictoires que les chefs militaires allemands sont perplexes. Le général Blumentritt, chef d’état-major de von Rundstedt, comandant en chef à l’ouest, déclarera: «Nous recevions très peu de nouvelles dignes de foi et des rapports assez vagues sur les zones de rassemblement des forces britanniques et américaines dans le sud de l’Angleterre. Nous avions un petit nombre d’agents allemands sur place qui nous adressaient des rapports par radio sur ce qu’ils voyaient, mais ils ne découvrirent pas grand-chose d’autre, et aucune de nos informations ne nous donna d’indication précise quant au lieu de débarquement.»

Et Blumentritt ignore que ces agents en Grande-Bretagne étaient sous contrôle du Comité XX. La Kriegsmarine reçoit, entre le 1er mai et le 6 juin 1944, cent soixante-treize bulletins de renseignements portant sur «l’invasion» alliée. Les informations indiquent successivement:

—Débarquement allié entre la Somme et la Belgique entre le 10 et le 21mai;

—Aucun débarquement avant juillet et août;

—Débarquement allié à la mi-mai;

—Renseignement du 16þmaiþ: débarquement pour le 20 à Cherbourg;

—Débarquement allié les 19 et 20þmai, après un lâcher de parachutistes sur le nord de la France;

—Débarquement allié, d’abord au Danemark, avant le 15 juin;

—Débarquement allié ajourné à cause de la puissance accrue des fortifications et défenses côtières allemandes;

—Débarquement entre le 21þmai et le 20 juin;

—Débarquement cet été de la façon suivanteþ: une diversion à l’aile gauche sur le Danemark, une autre à l’aile droite en Belgique, l’action principale étant centrée sur Hambourg;

—Débarquement reporté à l’automne à cause de l’insuffisance des forces aériennes alliées;

—Débarquement dans la nuit du 22 au 23 mai, à marée basse ;

—Pas de débarquement à bref délai. On comprend l’embarras des services allemands devant une telle variété d’informations, censées émaner d’excellents agents… qui ne sont autres que ceux du Comité XX.

La Kriegsmarine, accusée par l’OKW de n’avoir rien détecté des préparatifs alliés, s’est livrée à une analyse serrée des cent soixante-treize informations importantes reçues. Elle a conclu, dans un rapport très secret, tiré seulement à sept exemplaires, que:

—cent deux étaient totalement fausses, soit cinquante neuf pour cent;

—þsept étaient trop vagues pour être utilisées, soit quatre
pour cent;

—vingt-six étaient possibles, mais non vérifiables, soit
quinze pour cent;

—vingt-quatre étaient partiellement exactes, mais n’ont
pu être vérifiées… qu’après le Débarquement, soit quatorze
pour cent.

—Quatorze étaient exactes… mais on ne l’a su qu’après
le Débarquement, soit huit pour cent.

Une seule a donné le lieu exact du Débarquement… mais elle est arrivée le 6 juin. Tous ces renseignements provenaient du Comité XX. Le dernier, celui qui est exact, a été envoyé par un des agents de ce comité afin que sa crédibilité ne puisse être mise en cause par les Allemands et qu’il puisse encore servir l’induction en erreur après le 6 juin. Le 23þmars 1945, le commandant suprême de la Kriegsmarine, dans un rapport adressé à l’OKW, déclareraþ: «On est obligé d’admettre qu’un nombre croissant d’informateurs sont des agents doubles qui fournissent des renseignements fabriqués par l’ennemi.» Et ce rapport ajoutera: «Le secret et le facteur surprise furent strictement sauvegardés par l’ennemi pendant les préparatifs et le débarquement.»

Ce rapport est la reconnaissance de l’efficacité de l’induction en erreur, qui a réussi à camoufler ou à faire perdre de vue des réalités que l’on ne pouvait cacher, tout au moins en ce qui concerne la date approchée du Débarquement : accroissement des bombardements aériens et des parachutages à la Résistance, rigueur plus grande de la chasse alliée au-dessus des côtes sud de l’Angleterre ne laissant passer aucun avion, mesures en Grande-Bretagne contre les déplacements des diplomates étrangers et coupure de leurs communications avec leurs capitales, accélération des échanges radio… La marine allemande savait que l’embouchure de la Seine n’avait pas été minée par les Alliés, contrairement aux autres côtes. Mais ces réalités ont été noyées au milieu de tant de rapports faux et de leurres que les services allemands n’ont pu distinguer le vrai du faux. Les stratagèmes de Bodyguard et des opérations Fortitude Nord et Sud ont aveuglé les services allemands et ont fixé leur attention sur le Pas-de-Calais.

Au 23 mai 1944, l’ordre de bataille allemand comprend:

—en URSS, cent trente-neuf divisions diverses et vingtcinq blindées;

—en Italie et dans les Balkans, quarante-trois divisions et neuf Panzer;

—þen Europe de l’Ouest (Pays-Bas, Danemark, Norvège, Belgique et France) soixante-seize divisions diverses et le 1er corps Panzer. Au 5 juin, la veille du débarquement, il y a cinquante neuf divisions allemandes présentes en France, dont sept seulement en Normandie (quatre de position), une Panzer, deux de campagne, six en Belgique et dix-huit au-delà de la Seine, face au pas de Calais.

Les Allemands, trompés par les stratagèmes de la déception, surestiment largement les effectifs alliés présents en Grande-Bretagne. Le 30þmai 1944, le GS and CS intercepte le compte rendu à Tokyo d’une entrevue entre l’ambassadeur du Japon à Berlin, Oshima, et Hitler, à Berchtesgaden. Selon ce rapport, Hitler est convaincu que les Alliés disposent de quatre-vingt à quatre-vingt-dix divisions en Grande-Bretagne et que, même si on ne pouvait exclure des diversions en Norvège et en Normandie, l’attaque principale serait dirigée contre le Pas-de-Calais.

L’avis d’Hitler sur le nombre de divisions est basé sur les analyses des services allemands qui admettent ce chiffre de quatre-vingt-dix divisions alliées. Il y en a, en réalité, quarante- sept. C’est un beau succès de l’induction en erreurþ! Les maréchaux allemands, von Rundstedt, commandant en chef à l’ouest, et Rommel, chef du groupe d’armées (VIIe et XVe), sont perplexes. Von Rundstedt reste persuadé que le débarquement allié se fera à l’endroit le plus resserré de la Manche, dans le pas de Calais. Il ne varie pas. Rommel pense de même, mais, «dans le cas où», il fait accélérer les travaux de défense sur les plages de toute la Normandie. À la fin du mois de maiþ1944, il confie au chef d’état-major de la division 352: «L’invasion aura lieu en août, pas avant.» Et il ne touche en rien aux effectifs de la XVeþarmée, qu’il laisse intacte devant le pas de Calais.

Hitler, de temps en temps, a des doutes. Un moment, son obsession est Cherbourg. Il est certain que les Alliés veulent ce port. Mais sa conviction profonde ne varie pasþ: «Le débarquement principal se fera dans le Pas-de-Calais… Tout autre débarquement ne sera qu’une diversion.» À Tourcoing, le 1erþjuin 1944, à vingt et une heure, au QG de la XVeþarmée allemande, les opérateurs du service des écoutes entendent la BBC diffuser un message personnelþ: «Les sanglots longs des violons de l’automne…» La XVeþarmée est mise en état d’alerte… À juste raison, parce que ce message, fourni aux Allemands en 1943, s’applique au réseau Ventriloque implanté au nord de la Seine et est un ordre préparatoire de sabotage et d’action… un réseau inexistant… La XVeþarmée sait aussi que la seconde partie du message signifiera que le débarquement aura lieu dans les quarante-huit heures… s’il n’est pas annulé au dernier moment, comme cela est déjà arrivé plusieurs fois. Et si Ventriloque est alerté, c’est évidemment que le débarquement s’opérera dans la zone de la XVeþarmée.

Au soir du 5 juin, la XVeþarmée est toujours largement au nord de la Seine. Il n’y a toujours qu’une division Panzer en Normandie. Le message de von Rundstedt à l’OKW du 5þjuin au soir indique que «les préparatifs alliés pour l’assaut sont bien avancés. En examinant les sites bombardés, on doit penser que l’attaque aura lieu entre l’Escaut et la Normandie, voire jusqu’à la Bretagne. Les bombardements des défenses côtières entre Dunkerque et Dieppe sur les ponts de la Seine et de l’Oise, sur les routes entre Rouen et Paris indiquent que le débarquement sera large. Il n’y a pas d’indications d’imminence. »

 Extrait de "Stratagèmes de la seconde guerre mondiale" (Nouveau monde éditions), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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