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Le modèle révolutionnaire de Marx ou quand l’Etat au centre est le point autour duquel les monades peuvent évoluer de manière autonome
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Bonnes feuilles

Selon l'auteur, la France, pays des libertés, meurt de ses interdits. Ce n'est pas la mondialisation, l'Europe ou le capitalisme sauvage qui nous menacent, mais l'enlisement dans la servitude volontaire. L'Etat est devenu le bourreau de nos libertés. Le problème n'est pas économique mais philosophique. Extraits de "Le révolutionnaire, l'expert et le geek" de Gaspard Koenig aux éditions Plon (1/2).

Gaspard Koenig

Gaspard Koenig

Gaspard Koenig a fondé en 2013 le think-tank libéral GenerationLibre. Il enseigne la philosophie à Sciences Po Paris. Il a travaillé précédemment au cabinet de Christine Lagarde à Bercy, et à la BERD à Londres. Il est l’auteur de romans et d’essais, et apparaît régulièrement dans les médias, notamment à travers ses chroniques dans Les Echos et l’Opinion. 

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Marx identifie fort bien la distinction qui s’opère alors entre Etat politique et société civile. Ce qui chez Sieyès n’était encore que la loi devient l’Etat, dans son acception moderne d’Etat de droit. Et ce qui n’était qu’échanges libres devient société civile, réduite à la somme de ses parties : simple coexistence dans un espace sécularisé et dépolitisé. « L’émancipation politique, conclut Marx, est la réduction de l’homme, d’une part au membre de la société civile, à l’individu égoïste et indépendant, d’autre part au citoyen, à la personne morale. » Celui-­ci ne fait que servir celui-­là, le citoyen-­législateur devenant le ser‑ viteur du bourgeois-­capitaliste.

Cette analyse a le mérite de mettre l’autonomie –  la monade – au centre du processus révolutionnaire, tout en reconnaissant l’émergence d’une sphère politique séparée de la société civile. Marx reconnaît la puissance de cette idée  : « Délivrée, sous le gouvernement du Directoire, des entraves féodales et reconnue officiellement par la Révolution elle-­même, la société bourgeoise jaillit en tor‑ rents de vie », observe-­t‑il dans La Sainte Famille. Ces torrents de vie coulent de la monade enfin livrée à elle-même, ; ils représentent la course joyeuse et endiablée de l’homme découvrant la possibilité, enfin, de jouir de lui-­même.

Ce n’est donc pas pour garantir des libertés naturelles assez insaisissables que l’Etat de droit moderne est né, mais pour permettre à l’homme de réaliser un vieux fan‑ tasme : l’autosuffisance. La force de Marx, c’est d’avoir compris que les droits de l’homme ne sont pas des valeurs sacrées en soi, mais une simple conséquence du désir d’autonomie. Et ce désir d’autonomie représente la seule valeur autojustifiable dans un monde dépourvu de trans‑ cendance. J’ai besoin du droit de propriété, d’une justice indépendante et de la liberté d’expression moins pour être libre (d’ailleurs, les règles posées par l’Etat de droit sont souvent bien plus contraignantes que celles d’un régime arbitraire) que pour devenir moi-­même et espé‑ rer, selon notre définition de l’autonomie, être en mesure d’effectuer mes propres choix.

Bien sûr, la monade reste une sorte d’idéal régulateur inatteignable, et les moyens d’assurer le devenir-­monade de chacun restent sujets à d’innombrables discussions (quelle forme d’éducation publique, quel système d’as‑ surances sociales, quel mode électoral, etc.). Mais, au moins, les enjeux sont bien posés, et la finalité de notre vie en société clarifiée. 

Pourtant, Marx ne se satisfait pas de cet idéal bour‑ geois. Après l’avoir brillamment analysé, il rejette la vision « égoïste » de l’autonomie. Au nom de quoi ? Au nom de « l’émancipation humaine » (à différencier de l’émanci‑ pation politique), c’est-­à-­dire de la possibilité de trans‑ former l’homme en une créature meilleure, altruiste et désintéressée, que Marx appelle, d’une manière qui fait frémir, « l’homme proprement dit, l’homme vrai ». C’est à la poursuite de cette mystérieuse essence humaine, aper‑ çue par le philosophe-­roi marxiste et étayée par une philosophie de l’histoire contestable, que se consacreront les pires totalitarismes du xxe  siècle. On voit donc pourquoi Marx aura besoin d’introduire dans sa philosophie la notion perverse d’aliénation, qui explique l’aveuglement de l’homme vis-­à-­vis de sa « vraie nature ». Ainsi, avec une parfaite cohérence, les droits de l’homme devien‑ dront le propre d’une « société de l’anarchie, de l’indi‑ vidualisme naturel et spirituel aliéné de lui-même1 ». La monade est aliénée, il faudra la rééduquer !

Assumer un monde réellement sécularisé, c’est en revanche accepter que l’homme se résume à ce qu’il est, et qu’aucune essence ne vienne obscurcir le rapport imma‑ nent de l’individu à lui-­même. Le monde désenchanté est le seul qui permette à chacun de construire ses propres enchantements. Considérant le cours de la Révolution française, Marx juge « mystérieux qu’un peuple qui com‑ mence à peine à s’affranchir […] proclame solennelle‑ ment les droits de l’homme égoïste ». Mystérieux ? Au contraire ! Les droits de l’homme égoïste, les droits de la monade, sont les seuls qui permettent de conquérir l’autonomie, contre les rois qui se réclament du Dieu véritable, et contre les philosophes qui fantasment un homme véritable.

Reprenons pour simplifier l’image de Sieyès  : l’Etat au centre, point fixe autour duquel les monades peuvent évoluer de manière autonome. Telle est, idéalement, le modèle révolutionnaire.

Extraits de "Le révolutionnaire, l'expert et le geek" de Gaspard Koenig aux éditions Plon, 2015

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