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"Le Bals des Chacals" ou le blues du journalisme politique
©Reuters

Bonnes feuilles

Thomas Richard est un journaliste politique expérimenté, habitué aux coups bas de la République. Mais, alors que sa femme le quitte brusquement, il va être pris dans la tourmente d'une guerre sans merci entre deux ministres au sommet de l'Etat. Extrait de "Le Bal des Chacals" de Jean Lesieur, publié aux Editions du Toucan (2/2).

Jean Lesieur

Jean Lesieur

Né en 1949, Jean Lesieur est journaliste. Il a collaboré à diverses rédactions, notamment au Point et à l'Express. Il a été directeur de la rédaction de France 24. 

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Le vent souffle fort dans les genêts qui bordent la mer là-haut, tout là-haut – au moins cent vingt mètres d’à-pic, au sommet des falaises qui dessinent rugueusement la pointe nord-ouest du Cotentin. En bas, le raz Blanchard touille sauvagement les eaux les plus agitées d’Europe. Blanchard, parce que les tourbillons sont blancs comme l’écume jaillie des hauts fonds entre le cap de la Hague et les îles anglo-normandes. Carrefours de bouillons insensés, de courants marémoteurs qui se mélangent et s’affrontent dans les eaux avec la même brutalité que Romains, Gaulois, Normands, Vikings, nazis et libérateurs qui arrosèrent ces terres de leur sang.

Lire l'interview de l'auteur : Jean Lesieur : “Les journalistes français préfèrent raconter ce qu’ils savent dans les dîners en ville plutôt que dans les journaux”

C’était quelques heures après ma rencontre avec la patronne de mon journal. Quand elle m’a invité à prendre du recul, je n’ai rien dit. Elle m’avait pourtant habitué à mieux quand elle avait, par exemple, ignoré un appel du directeur de cabinet du Premier ministre, alors que je m’apprêtais à révéler le vol de secrets de haute technologie par la DGSE dans des laboratoires de recherche américains. Elle ne m’avait même pas parlé du coup de fil, alors qu’elle savait que l’incident diplomatique serait gigantesque. Mais depuis un certain temps, elle flanchait devant les puissants. Cela avait évidemment tout à voir avec ses week-ends en compagnie du patron d’une grande agence publicitaire, champion du monde des vieux beaux et de la moumoute, empereur richissime de toutes les campagnes du personnel politique de haut niveau.

— Tu crois qu’il enlève sa moumoute quand il la baise ? me demanda Serge quand je lui racontai l’entrevue. Je n’esquissai qu’un sourire plus triste que cynique. Je ne savais plus trop comment réagir devant cette avalanche de bien-pensance molle et lâche dont je sentais qu’elle allait faire de moi un paria. La « boss » m’avait bien entendu interdit de répondre favorablement à toute demande d’interview sur le drame. J’avais pourtant un message de Jean-Michel Aphatie, m’invitant à venir au Grand Journal; un autre d’un animateur de talk-show du samedi soir où l’on mélangeait toutes sortes de gens et où je me serais probablement retrouvé avec un animateur de Splash, de Touche pas à mon poste, ou des Ch’tis à Las Vegas, qui avait forcément un avis sur la question; un troisième d’un animateur intellectuel qui me proposait un débat avec le fils d’un humoriste de gauche, humoriste de gauche lui-même qui, même si Le Normand était de droite, était scandalisé par la manière dont j’avais étalé la vie privée de ce dernier, nouvelle manifestation – pérorait-il – du déclin inéluctable et mérité de la profession de journaliste. Serge me réconforta. À sa manière.

— Le comique, là, il a raison sur le déclin de la profession. Le seul problème, c’est que c’est lui, tous ces guignols, qui ont détruit le métier. Parce que ce sont eux, aujourd’hui, les grands informateurs qui tuent l’information. Parce qu’avec eux, le public a l’impression de comprendre le monde compliqué. Parce qu’avec eux, le monde est simple: une source de ricanements sans nuances. Parce qu’ils considèrent que tout et tous se valent et ne méritent que le mépris : Bush et Ben Laden; Romney, Hollande ou Bayrou et l’idiot du village; le pape et le guide suprême de la République islamique; Sarkozy et Al Capone; Berlusconi et Mussolini. En réalité, ils ne connaissent rien aux dossiers, rien à la marche du monde, qui, justement, est de plus en plus compliquée. Ils ont juste l’instinct du ricanement, qui est à la description, à l’analyse et au récit de la comédie humaine ce que le comique des Charlots est à Charlie Chaplin.

— Parce que tu crois que ma saillie de la télé, c’était du Balzac ou du Zola? Même pas du tout petit Tom Wolfe. Même lui, mon vieil ami, commençait à m’énerver.

— On ne peut pas vraiment dire ça, en effet. Tu t’es un peu laissé aller à l’incontinence de la petite phrase qui tue. Quelle misère ! Tu te rends compte ? Avant, on se demandait s’il valait mieux avoir tort avec Sartre ou raison avec Aron. Au moins, ça avait de la gueule. Maintenant, on s’interroge pour savoir s’il vaut mieux avoir raison avec Éric Zemmour ou tort avec les Guignols, ou réciproquement. Quelle dégringolade !

Serge avait touché juste, mais il ne m’aidait pas. Car quel rapport avec mon histoire ? J’avais certes lâché ma phrase un peu comme on lâche un pet malodorant. J’en avais trop dit, ou pas assez. Mais j’étais dans le registre de la vérité du fait et de l’information, pas dans la caricature ricanante et boursouflée. J’avais vu les photos de Le Normand dans ses partouzes. Et j’avais simplement suggéré qu’un ministre de la République, plus que sexagénaire, chargé des plus hautes responsabilités exercées aux frais du contribuable, était le coupable non démasqué, non jugé, non condamné, d’un des délits les plus odieux réprimés par le Code pénal. « Quoi? Des enfants? Jamais, je te jure », avait-il tenté de me soutenir. Je revoyais la scène. J’avais ri. Puis je lui avais montré la photo de Mary. Il m’avait aspergé des débris de son cerveau malade.

J’ai quitté le journal en frissonnant. J’ai marché sans but vers le centre de Paris. J’ai descendu la rue de Rennes, vers la Seine. J’ai traversé avec hâte le boulevard Saint-Germain – vite, trop près de chez Le Normand –, vite dépassé l’église et Les Deux Magots, pris la rue Bonaparte, me suis arrêté machinalement devant ma boutique préférée, où je n’avais pourtant jamais osé entrer parce que je n’en avais pas les moyens : un spécialiste de lettres et d’autographes des grands de ce monde. Pas du vulgaire people d’aujourd’hui, pas du footballeur, du rappeur bling-bling ou de la bimbo de télé. Non, de la vraie célébrité, le Napoléon III, le Bonaparte ou le Clémenceau, ou même le Baudelaire, le Hemingway, le Tolstoï et le Dostoïevsky d’appellation contrôlée. On rapportait que Le Normand y allait souvent, comme chez le spécialiste des livres anciens près de Saint-Sulpice. Qu’il y payait toujours en liquide les œuvres précieuses qui gonflaient son patrimoine.

Extrait de "Le Bal des Chacals" de Jean Lesieur, publié aux Editions du Toucan, 2015.

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