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"La saga des Romanov" : la grande-duchesse Anastasia a-t-elle oui ou non survécu au massacre de sa famille ?
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Bonnes feuilles

De Pierre le Grand à Nicolas II, le roman vrai des souverains de l'ancienne Russie, qui ont bâti le plus vaste pays du monde. L'extraordinaire destin de la famille Romanov, aujourd'hui réhabilitée dans l'histoire officielle, nous est conté par un maître du genre. Extrait de "La saga des Romanov", de Jean des Cars, publié aux éditions Tempus (1/2).

Jean des Cars

Jean des Cars

Jean des Cars est l’historien des grandes dynasties européennes et de leurs plus illustres représentants. Parmi ses grands succès : Louis II de Bavière ou le Roi foudroyé, Sissi ou la Fatalité, La Saga des Romanov, La Saga des Habsbourg, La Saga des Windsor, La Saga des reines et La Saga des favorites. En 2014, il a publiéLe Sceptre et le sang : rois et reines dans la tourmente des deux guerres mondiales. Ses ouvrages font l'objet de traductions, notamment en Europe centrale.

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Tout commence au soir du 17 février 1920, en Allemagne. A Berlin, au bord d’un canal, un policier voit une jeune femme qui se jette dans l’eau glacée. Une tentative de suicide. Repêchée, elle est conduite aux urgences. Transie, pauvrement vêtue, elle est couverte de cicatrices et sa tête porte des traces de coups violents. On la soigne et on l’interroge. Ne portant sur elle aucun papier, on ne peut établir son identité. Elle ne répond à aucune question. Indigente, elle est transférée à l’asile de Dallforf. Lorsque, enfin, au bout de deux ans de silence, elle se met à parler, ce qu’elle dit est ahurissant : elle affirme être la grande-duchesse Anastasia ! Par miracle, elle aurait survécu au massacre. Or, ce n’est pas la première fois que cette « révélation » apparaît. En effet, dans la semaine qui avait suivi l’assassinat, une armée blanche était enfin arrivée à Ekaterinbourg et s’était emparée de la ville, comme le craignaient les bolcheviks. Conduits vers le puits de mine, les soldats monarchistes ne trouvent d’abord qu’un tas de boue et de cendres. Mais quelques menus objets qui n’ont pas été entièrement brûlés sont identifiés. Le magistrat Sokolov enregistre plusieurs témoignages. Et déjà, certains habitants prétendent qu’il manquait un corps… Comment la jeune fille aurait-elle pu survivre à la boucherie ? Parce qu’elle aussi portait des bijoux cousus dans son corset, ils l’auraient protégée ; elle n’avait été que très grièvement blessée et sauvée par un de ses bourreaux, pris de pitié. D’après elle, c’était un Polonais et il avait vu que, malgré l’acharnement des assassins, elle respirait encore. L’hypothèse est peu convaincante et l’amiral Koltchak, qui était à la tête de troupes blanches ayant remporté des succès dans l’Oural, n’y croit pas.

Pourquoi l’inconnue a-t-elle soudain parlé ? Parce que sa voisine de chambre lisait un journal illustré relatant les événements du 16 au 17 juillet 1918. Les photographies de la famille montraient, entre autres, le visage d’Anastasia. Il y avait, en effet, une ressemblance entre l’inconnue et la grande-duchesse. Ses yeux étaient les mêmes que ceux du tsar. Des contradictions, énormes, sont alors relevées dans les assertions de la jeune femme. Elle ne parle ni russe, ni français, ni anglais. Elle ne s’exprime qu’en allemand alors que, au grand désespoir de l’impératrice, sa dernière fille n’avait jamais voulu l’apprendre. Il est vrai que la famille s’exprimait dans toutes les langues mais… pas un mot de russe ? Une amnésie à la suite du choc ? Médicalement, c’était possible bien que peu probable. En revanche, à la stupéfaction des médecins et des policiers, elle fournit des détails intimes sur la vie des Romanov, raconte des contacts secrets de l’état-major russe avec celui de Guillaume II. Il est exact que dès 1916, malgré le chaos russe, le Kaiser savait qu’il lui serait impossible de gagner la guerre. Et elle ajoute, de temps en temps, des précisions que seule une familière de la Cour pouvait connaître. Mais comment était-elle arrivée à survivre pendant un an et demi et jusqu’à Berlin ? Elle livre un récit rocambolesque : son sauveur l’aurait emmenée dans une brouette puis, après l’avoir soignée comme il le pouvait, l’aurait… violée. Enceinte, elle aurait été recueillie par un jeune monarchiste et tous deux, la plupart du temps à pied, se seraient réfugiés en Roumanie. Là, comme dans le pire – ou le meilleur ? – des feuilletons, elle aurait accouché puis abandonné son enfant âgé de trois mois dans un orphelinat. Ce genre de drame était courant dans l’Europe bouleversée de l’aprèsguerre. Mais, tout de même, comment l’ancienne jeune fille radieuse et cette femme édentée, tenant des propos stupéfiants, pourraient-elles être la même personne ? Des proches des Romanov défilent. Une de ses cousines, Xenia, la reconnaît formellement. Les enfants du docteur Botkine, tué à Ekaterinbourg, l’identifient aussi. Beaucoup plus troublante est sa réaction lorsqu’un certain Philippe Dassel, blessé français auquel la grandeduchesse avait rendu visite pendant la guerre, se trouve devant « l’inconnue de Berlin ». Elle s’exclame :

— Mais c’est l’homme aux poches ! C’était, effectivement, le surnom que la jeune fille avait donné à son protégé… Peu à peu, la légende de la survivante prend une ampleur inouïe. Le contexte s’y prête : l’importante diaspora de Russes blancs réfugiés en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis ne peut que soutenir la cause de la soi-disant Anastasia. Remarquons que le lendemain du massacre, Yourovski avait envoyé un télégramme chiffré à Moscou : « Dites à Sverdlov que la famille entière a subi le même sort que son chef. » Comme pour s’opposer à une autre version.

Partisans et adversaires s’affrontent. Les confrontations se multiplient, majoritairement défavorables. Ainsi, deux des tantes d’Anastasia et le précepteur Pierre Gilliard – il avait passé treize années dans l’intimité de la famille – ne la reconnaissent pas dans cette jeune femme. La princesse Tatiana de Metternich, née Wassiltchikoff, dont le père fut le dernier chambellan de Nicolas II, m’a précisé que la grand-mère de la véritable Anastasia, l’impératrice Maria Feodorovna, mise en présence de l’inconnue, lui avait dit, immédiatement : « Vous n’êtes pas la grande-duchesse Anastasia. » Dixsept grands-ducs et princes de la Maison impériale de Russie signent une déclaration commune négative. Pour eux, l’inconnue est une fabulatrice, toute cette histoire n’est qu’un mensonge, indécent et scandaleux. Il faut noter que la famille de Hesse, donc celle d’Alexandra, observe alors un silence total, ne voulant pas s’en mêler. Pour certains, ce silence vaut approbation… En secret, des descendants des Romanov engagent un détective privé. Il établit que la jeune femme se nomme en réalité Franziska Schwanzkowska. Ouvrière polonaise en Russie pendant la guerre, elle a été blessée par une explosion en 1916, a eu des troubles de mémoire avant d’être internée… Son ancienne logeuse la reconnaît !

L’agitation continue dans certains milieux monarchistes. La possibilité de la survie de la grande-duchesse est un réconfort dans l’horreur. Beaucoup de sympathisants, bouleversés par l’obstination de la jeune femme, se raccrochent à ce miracle. Et si c’était vrai ? Les Russes émigrés rappellent combien l’histoire de leur pays a été secouée de légendes qui n’étaient pas toutes fausses, depuis le temps des troubles, les faux tsars et autres usurpateurs. Mais « l’affaire Anastasia » prend une nouvelle consistance lorsque, en 1926, la tombe d’Alexandre Ier est ouverte et qu’on découvre, comme cela était avancé depuis plus d’un siècle, qu’elle est vide ! Donc, des histoires de ce genre ne sont pas impossibles en Russie. C’est une façon de retenir un temps, une époque, un monde. Et il faut reconnaître que si l’affaire est une invention, elle est organisée par des gens fort bien renseignés, nécessairement proches de la Cour et des autorités ; certains détails ne trompent pas, d’autres sont contraires à la réalité. Des souscriptions, aux résultats confortables, sont lancées en sa faveur. Pourtant, même d’anciens domestiques refusent de voir en elle la grande-duchesse. Qui croire ? Le doute l’emporte, mais la conviction des uns ou des autres manque de preuves ; la science reste encore muette sur ce genre de problème.

On aurait pu penser que les malheurs du monde – la crise des années 1930, la Seconde Guerre mondiale – allaient dissoudre l’affaire dans l’incertitude et qu’on n’entendrait plus parler de cette énigme suspecte. Mais des historiens, des écrivains et des journalistes de renom s’enthousiasmèrent encore en sa faveur, en particulier en France, peut-être par romantisme. Elle a même une sorte de cour qui instruit, en son nom, plusieurs procès. Des reporters de Paris Match la retrouvent après 1950, ayant pris – provisoirement – l’identité de Mme Anderson, dans une cabane de la Forêt-Noire où elle vit entourée d’une meute de bergers allemands. Elle est soutenue par une « communauté spiritualiste ». Si, d’un côté, un courant « intellectuel » persiste à défendre sa cause (« Elle a les yeux du tsar », écrit Michel de Saint-Pierre), de l’autre, les procédures la déboutent toujours de sa demande en reconnaissance d’identité, en particulier deux jugements du tribunal de grande instance de Ham-Allemagne, on ne croit pas à ce roman. Ses partisans ne désarment pas. La Cour de Karlsruhe, juridiction suprême d’Allemagne fédérale, rend peu après un arrêt (Chambre des affaires civiles) qui s’apparente à un déni de justice dans la mesure où la plaignante n’apporte aucune preuve de ce qu’elle affirme mais où il n’est pas impossible qu’elle soit effectivement Anastasia ! C’est le dernier acte judiciaire du vivant de celle qui se trouve au coeur d’une polémique commencée cinquante ans plus tôt… Si la Cour européenne des droits de l’homme avait existé, que se serait-il passé ?

Extrait de "La saga des Romanov", de Jean des Cars, publié aux éditions Perrin (1/2). Pour acheter ce livre,cliquez ici.

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